Chapitre 20

Sous la douche, Bekker comptait une à une les gouttes qui glissaient sur son corps. Voilà ce que pouvait faire l’ecstasy, deux petites pilules. Ça lui procurait le pouvoir d’imaginer et de compter, de multiplier des sensations scandaleuses par des émotions ineffables et d’obtenir des nombres…

Il se tourna pour se laisser pénétrer par les jets d’eau brûlants. Comme il n’utilisait plus du tout l’eau froide, la cabine était saturée de chaleur et de vapeur, et son corps virait à l’écarlate au fur et à mesure que ses peaux mortes se desquamaient, Tournant sur lui-même, les yeux fermés, la tête rejetée en arrière, les mains en coupe sous le menton, les coudes rapprochés à hauteur du ventre, il comptait les gouttes, chacune d’entre elles.

Il resta sous la douche jusqu’à épuisement de la réserve d’eau chaude. Là, frissonnant, bleu de froid, furieux, il en sortit brusquement. Quelle heure était-il ? Il avança jusqu’à l’autre bout de la pièce, où il avait ajusté un sac-poubelle en plastique noir contre une des fenêtres à barreaux du sous-sol, et décolla un des angles. L’obscurité. Minuit. Excellent. Il avait besoin de la nuit.

Bekker revint vers le lit, sentit ses semelles coller, baissa les yeux. Il fallait qu’il lave par terre. La vue du sang séché sur le sol lui rappela sa coupure. Il regarda son bras, pinça la plaie entre son pouce et son index. Cela faisait mal, mais les fourmis étaient parties.

Il surprit son reflet dans un miroir mural, ses traits labourés. Il alla dans la salle de bains, se lava le visage en grimaçant à la vue de ses cicatrices. Elles dessinaient de longues lignes en zigzag, bourrelets en relief au milieu de la peau douce. Les entailles creusées par la mire du pistolet avaient été recousues par un boucher de la salle des urgences et non par un plasticien qualifié.

Il pensa à Davenport, aux dents de Davenport, ses canines découvertes, ses yeux, le pistolet qui fendait l’air et s’abattait impitoyablement…

Il soupira, revint à lui, ébranlé. Il contempla son visage dans le miroir, appliqua machinalement son maquillage, mais avec soin. Du Cover Mark pour dissimuler les cicatrices, puis du fond de teint ordinaire, New Définition de Max Factor. Du vernis à ongles Cover Girl. Une noisette de gel coiffant, pour aplatir ses cheveux blonds et les ramener sur ses mâchoires, qui étaient un peu trop masculines.

Le rouge à lèvres venait en dernier. Il était couleur de rose sauvage. Un soupçon. Il ne voulait pas qu’on le prenne pour une pute… Il envoya des baisers au miroir, estompa le rouge du bout de la langue, tapota le surplus avec du papier hygiénique. Parfait.

Enfin satisfait, il alla à la commode, sortit les sous-vêtements et le soutien-gorge rembourré, puis revint s’asseoir sur le lit. Il s’était rasé les jambes la veille au soir, et elles recommençaient déjà à piquer. Bekker avait des cheveux blonds et fins. Même sans les raser, les jambes n’auraient pas posé de problème. S’il le faisait, c’était pour se mettre dans l’ambiance. Rayonne lui avait expliqué pourquoi c’était important et Bekker le comprenait. Du moins l’avait-il compris à l’époque. Il fallait vivre le personnage, le sentir de l’intérieur. Il revit… une femme qui se hâtait derrière lui, effrayée par la rampe obscure du parking. Vivre le rôle de l’intérieur…

Le collant se coula en douceur le long de sa jambe : il avait trouvé la méthode pour les enfiler, en les faisant glisser petit bout par petit bout Ayant mis le collant, il se regarda dans le miroir en pied. Il ressemblait à un escrimeur, se dit-il, torse nu et jambes gainées. Il prit la pose, se tournant de trois quarts, de profil. Un peu trop gonflé à l’avant. Il plongea la main sous le collant, rajusta son pénis en le poussant vers le bas, le coinça et le maintint en place en remontant le collant bien haut. Reprit la pose. Excellent.

Ensuite, le soutien-gorge. Il n’aimait pas ça, c’était froid et inconfortable, ça cisaillait les épaules. Mais ça lui donnait l’aspect juste, et surtout, la sensation juste. Il l’agrafa dans le dos, regarda dans le miroir. Avec ses cheveux blonds soyeux qui descendaient naturellement sur ses épaules – fini les perruques – il était une femme. Whitechurch était certainement tombé dans le panneau. Bekker revit alors l’expression du dealer quand il avait compris, et quand le revolver s’était levé vers lui…

Il choisit un chemisier d’un bleu discret, à col montant et épaules très légèrement rembourrées, une jupe plissée classique qui lui couvrait les genoux, des tennis foncées à semelles épaisses. Ses épaules étroites et le soutien-gorge lui donnaient une silhouette de femme, mais il pouvait encore être trahi par ses mains et ses pieds.

Ils étaient tout simplement trop grands et trop larges. Il chaussait du 42, mais cela ne se voyait pas trop quand il portait des chaussures de gym de couleur foncée. Pour une femme, il était d’une taille supérieure à la moyenne, mais ce n’était pas trop gênant. Et les gens s’attendaient qu’une blonde soit grande. Le vrai problème, c’était de cacher ses mains…

Ayant fini de s’habiller, il se regarda encore une fois dans le miroir. Très bien. Excellent. Il irait jusqu’au parking et en reviendrait avec ses chaussures de sport, donnant l’impression qu’il transportait ses souliers plus élégants dans le grand sac en bandoulière. Génial. Il ajouta la dernière touche, un collier de perles en toc, versa quelques gouttes de Poison de Christian Dior sur son décolleté, à la saignée des poignets. C’était un parfum trop capiteux dont il abusait intentionnellement. Rayonne lui avait expliqué que le parfum était une donnée typiquement féminine, un argument psychologique. Le seul arôme du parfum pouvait agir sur le subconscient, convaincre quelqu’un qui se trouvait tout près de lui…

Et voilà. Il était fin prêt. Il effleura le creux de sa gorge et se souvint d’avoir vu sa défunte épouse agir ainsi, poser sa main en cet endroit précis, histoire d’achever le tableau. Il se planta une dernière fois devant le miroir pour avoir une vue d’ensemble, et, ravi du résultat, éclata spontanément de rire.

Beauté était de retour.

 

Beauté avança avec précaution parmi les herbes folles jusqu’à l’appentis-garage, prenant bien garde à ne pas trébucher sur le tuyau d’arrosage. Il conduisit la voiture jusqu’à la grille, tous feux éteints, inspecta la rue à droite et à gauche, ouvrit la serrure de la grille, sortit la voiture, referma derrière lui. Resta assis quelques minutes à l’intérieur de la voiture, rassemblant ses pensées.

Le parking de Bellevue était enfermé dans son cerveau. Bellevue. Il attrapa son sac à main, trouva la pochette remplie de pilules, en fit tomber une petite verte : P.C.P. Avala un, deux comprimés. Replia la pochette et la lâcha dans son sac, tourna à gauche. Attention. Bellevue, vraiment ? Ses mains guidèrent le volant d’elles-mêmes et l’emmenèrent à travers les rues faiblement éclairées, avec précision et régularité. Une femme ? Oui. Les femmes étaient plus petites, plus faciles à manipuler une fois qu’on les tenait. Il se souvenait de la lutte avec Cortese, combien cela avait été pénible de caler le poids mort sur le siège arrière de la Coccinelle.

Et puis l’idée jaillit soudain, piquant sa curiosité, les femmes duraient plus longtemps…

Le gardien lui adressa un signe de tête. Il reconnaissait la belle blonde dans sa vieille Volkswagen. Elle était déjà venue…

Bekker fit monter la Coccinelle jusqu’au dernier niveau qui était virtuellement vide. Il y avait dans un coin une Volvo rouge qui avait l’air d’attendre là depuis plusieurs jours. Deux autres voitures étaient garées, assez loin l’une de l’autre. Le garage était silencieux. Il ramassa au pied du siège du passager la sacoche qui contenait le flacon d’anesthésiant et le pistolet Cap-Stun.

Bekker se remémora Cortese, le premier. Bekker l’avait immobilisé avec le pistolet, l’avait coincé comme un… Aucune image ne lui vint pendant un instant, puis un porc. Un gros sanglier du Middle West, une pure brute. Bekker l’avait traîné dans la ruelle derrière le Plaza, avait appliqué le masque. Le pouvoir…

Une portière de voiture claqua quelque part dans le garage. Un son creux, retentissant. Un moteur démarra. Bekker alla vers l’ascenseur, appuya sur le bouton, attendit. Sur le mur, une pancarte disait : « NE LAISSEZ PAS DOBJETS DE VALEUR DANS VOTRE VOITURE. Bien que des rondes soient effectuées régulièrement dans ce parking, il n’est pas difficile d’entrer par effraction dans une voiture fermée à clé. Emportez vos objets de valeur. »

La première vague de P.C.P. l’atteignait, lui apportant maîtrise de soi et dureté, donnant à son cerveau la pointe de virtuosité dont il avait besoin. Il regarda autour de lui. Pas de caméra de surveillance. Il descendit tranquillement l’escalier, dépassa le caissier dans sa guérite, tourna au coin et prit la direction de l’entrée principale de l’hôpital. Le trottoir qui conduisait à cette entrée était justement construit comme une rampe, descendant en pente entre le garage et un jardin attenant à l’hôpital. Bekker longea la rampe, s’arrêta un instant, entra à gauche dans le jardin, et s’assit sur un banc, sous un lampadaire.

La nuit chaude et moite sentait la pluie sale et le chewing-gum refroidi. Dans la rue, un couple s’éloignait de lui. L’homme était coiffé d’un chapeau de paille dont le bord, halo blanc-doré, évoquait à cette distance l’auréole d’un ange.

Ensuite : une des portes principales de l’hôpital s’ouvrit et une femme sortit. Se dirigea vers le garage, fouillant dans son sac à la recherche de ses clés. Bekker se leva, lui emboîta le pas. La femme s’arrêta, continuant de chercher. En se rapprochant d’elle, Bekker constata qu’elle était grande. Plus près encore, il sut qu’elle était trop grosse. Quatre-vingt-dix ou cent kilos. Elle serait difficile à déplacer.

Il s’arrêta, se retourna, leva le pied pour regarder la semelle de sa chaussure gauche. Observe les femmes, lui avait dit Rayonne. Etudie leur manière de faire. Bekker avait plusieurs fois remarqué cette façon de s’arrêter, de constater les dégâts – le regard de colère ou de dégoût selon qu’elles avaient cassé leur talon ou simplement marché dans une saleté – puis d’aller un peu plus loin. Il pivota, comme s’il voulait se mettre à l’écart pour réparer ce qui avait lieu de l’être, s’éloigna de la femme trop grosse, retourna dans le parc. Il pouvait très bien être en train d’attendre quelqu’un qui était à l’intérieur de l’hôpital, ou de se lamenter sur le sort d’un proche. Il y avait des flics dans le coin, personne ne viendrait l’importuner…

 

Shelley Carson était infirmière diplômée. Elle avait la responsabilité d’un bloc opératoire et ne s’en laissait conter par personne.

Et elle avait la taille idéale.

Un petit lot dont on ne fait qu’une bouchée, émit le cerveau de Bekker dès qu’il la vit.

Un mètre cinquante-deux, une cinquantaine de kilos tout habillée. Consciente de sa silhouette attirante, elle ne prenait aucun risque avec le parking. Ce soir-là, elle sortit en compagnie de Michaela Clemson, une grande blonde énergique, pas un poil de graisse, joueuse de tennis depuis l’enfance, à la fois infirmière et instrumentiste. Elles étaient encore en uniforme, épuisées par leur journée.

« Alors, tu as entendu ce qu’il a dit ? “Ramassez ça et remettez-le là où je vous avais dit de le mettre la première fois.ʺ Comme s’il parlait à un enfant. Cette fois-ci, je vais porter plainte… », disait Clemson.

Shelley Carson – le petit lot dont on ne fait qu’une bouchée – la soutenait : les infirmières n’étaient pas inférieures aux médecins, elles exerçaient une autre profession, voilà tout. Il n’y avait aucune raison pour qu’elles se laissent traiter comme de la merde. « Moi, à ta place, j’irais…

– Ce coup-ci, je ne peux pas laisser passer, poursuivit la blonde, rassemblant son courage. Ce salaud est un mauvais chirurgien, et s’il consacrait plus de temps à travailler qu’à se pousser dans la hiérarchie… »

Bekker se glissa derrière elles. Elles le virent d’abord sans y prendre garde, et ne le regardèrent vraiment que lorsqu’ils s’engagèrent tous les trois dans le garage et dans la cage d’escalier.

« Moi, c’est certainement ce que je ferais », disait la plus petite. Ses cheveux bruns étaient coupés court, comme un casque, avec de petites mèches rebiquant au-dessus des oreilles.

« Demain après-midi, je me pointe à trois heures, et… » La blonde baissa les yeux vers Bekker qui montait derrière elles, puis les releva vers sa copine. Dans leur dos, Bekker serra bien fort le pistolet Cap-Stun.

À mi-chemin, la blonde répéta : « Demain, j’y vais…

– Fais-le, répondit le lutin. À demain. »

La blonde se sépara d’elle et s’engagea sur le niveau principal, jeta un coup d’œil : « Personne », et se dirigea vers une Toyota. La petite brune et Bekker poursuivirent leur ascension, les talons de Bekker raclant les marches.

« Nous avons un arrangement, expliqua le lutin à Bekker. Si l’une de nous doit sortir, l’autre l’accompagne. Nous nous protégeons mutuellement.

– Bonne idée », croassa Bekker. C’était la voix qui posait le plus gros problème. Rayonne l’avait bien dit. Bekker porta la main à sa bouche et feignit de tousser, laissant entendre que s’il avait la voix rauque, un rhume en était responsable et non quarante années de testostérone.

« Un de ces jours, dit le lutin, quelqu’un va se faire attaquer dans ce garage, ça va finir par arriver. Il n’y a vraiment aucune sécurité… »

Bekker acquiesça de la tête et replongea la main dans sa sacoche. Le lutin lui lança un regard perplexe, il y avait quelque chose qui clochait. Mais quoi ? Elle se détourna. Tourna le dos aux ennuis. Bekker la suivit jusqu’au dernier niveau, entendit la Toyota démarrer en dessous. Sortit le pistolet Cap-Stun, prépara la cartouche d’anesthésiant dans la sacoche. Entendit le sifflement. Sentit les picotements annonciateurs de l’action lui chatouiller les pieds…

La femme le vit bouger. Une fraction de seconde avant qu’il ne l’atteigne, elle capta la violence de son geste et se mit à courir, écarquillant les yeux d’instinct.

Puis il la rattrapa. Une main sur sa bouche, l’autre pressant le Cap-Stun contre son cou. Elle s’effondra, tenta de crier, mais il l’enfourcha, appuyant l’orifice du Cap-Stun, insista…

Elle battit des bras, tel un oiseau entravé qui essaie de prendre son envol. Il laissa tomber le pistolet, saisit rapidement la cartouche, fit sauter la valve et lui appliqua le masque sur le visage. Il la tenait, maintenant. Ses cheveux se dressaient en désordre, les yeux lui sortaient de la tête ; dans sa sauvagerie, il ressemblait à un chacal sautant sur un lapin, le souffle court, la bouche ouverte, un filet de salive étincelant sur ses dents.

Il entendit le moteur de la Toyota vrombir le long de la rampe au moment où les efforts de sa victime pour se libérer faiblissaient et finalement cessaient. Il s’arrêta, à l’écoute. Rien. Puis une voix, très loin. La petite femme était recroquevillée à ses pieds. Quel délice, le pouvoir…

 

Bekker travailla toute la nuit. Il prépara son sujet, l’immobilisa, ajusta le bâillon, découpa les paupières. Il les regarda dans sa paume, s’émerveilla. Elles étaient tellement… intéressantes. Fragiles. Il les déposa dans le plateau métallique où il avait rassemblé les autres. Qui commençaient à se ratatiner maintenant, tout en gardant leur forme, alors que les cils demeuraient forts et brillants.

Shelley Carson mourut juste avant sept heures, aussi silencieusement que ses prédécesseurs, le bâillon maintenu autour de son crâne par un fil de fer, les yeux ouverts en permanence. Bekker s’était penché sur elle avec son appareil photographique au moment précis où elle partait. Il avait braqué l’objectif droit sur les yeux et appuyé sur le bouton.

Maintenant, assis dans son fauteuil d’acier, il regardait la preuve de sa passion, huit clichés ultraviolets qui montraient nettement quelque chose – une radiance, une présence – en train de s’envoler de Carson au moment de sa mort. Il exulta : aucun doute là-dessus. Absolument aucun doute.

Ding.

La sonnerie de l’interphone déchira son sentiment de jubilation, le fit retomber sur terre. La vieille garce. Mme Lacey se levait tôt, mais c’était généralement pour aller s’avachir devant le téléviseur et regarder les programmes de la matinée jusqu’à midi.

Ding.

Il alla à l’interphone. « Oui ?

– Venez vite, couina-t-elle. Il faut que vous voyiez ça, vous passez à la télévision. »

Quoi ? Bekker regarda l’interphone avec des yeux ronds, se précipita vers le lit, ramassa sa robe de chambre et l’enfila en hâte, chaussa des mules duveteuses. La vieille ne voyait pas très bien et n’entendait pas mieux, ça ferait l’affaire. Et puis il avait encore son maquillage. À la télévision ? En passant devant la commode, il subtilisa deux tablettes sur le plateau, les avala. Pour la bonne humeur. Que voulait-elle dire ?

Le rez-de-chaussée était sombre, sentait le renfermé, une lueur orangée de petit matin filtrait parcimonieusement à travers des stores à texture de parchemin. Le premier étage était pire, l’odeur de marijuana s’accrochait aux rideaux, conjuguée avec la puanteur de la litière du chat, celle des vieux légumes et de la moisissure du tapis. En dehors de la lueur fluorescente de l’écran, l’obscurité était totale.

Mme Lacey, debout et télécommande en main, avait les yeux rivés sur son téléviseur. Bekker, c’était bien lui, envahissait l’écran. Il reconnut une des photos qui lui avaient rendu la vie impossible, l’avaient empêché de sortir dans la rue. À cette différence que sur cette image-ci, il était une femme, une blonde. Les détails étaient parfaits.

« … Grâce au détective Barbara Fell et à un ex-lieutenant de la police de Minneapolis, Lucas Davenport, qui a été appelé à New York à titre de consultant… »

Davenport. Bekker se sentit gagné par un étrange étourdissement, une vague de nausée. Davenport allait arriver. Davenport allait le tuer.

« Mais… » dit Mme Lacey, abandonnant l’écran pour regarder Bekker.

Bekker reprit son aplomb, hocha la tête : « C’est exact, il s’agit bien de moi. » Il soupira. Il n’avait pas imaginé que la vieille durerait si longtemps. Il s’avança avec précaution sur le tapis, s’approcha d’elle.

Elle se détourna et se mit à courir, combat chaotique contre le grand âge et l’infirmité, gargouillis de terreur. Bekker gloussa et les chats bondirent en sifflant par-dessus les fauteuils trop rembourrés pour se réfugier dans les étagères du haut. Bekker rattrapa la vieille femme à la limite du vestibule. Il appuya le talon de sa main gauche contre sa nuque, la paume de sa main droite sous son menton.

« Mais… » répéta-t-elle.

Couic, un mouvement sec. Elle avait la colonne vertébrale sèche comme du vieux bois pourri. Il y eut un craquement et elle s’affaissa. Bekker baissa les yeux vers elle, légèrement instable sur ses jambes, ragaillardi par la tablette qui commençait à produire son effet.

« Eh oui, c’est bien moi », dit-il une dernière fois.