Chapitre 5

Au petit matin.

Lucas descendait la 35e Rue d’un pas vif en suçotant une moitié d’orange. Il faisait connaissance avec la ville, dévisageant les gens et regardant les devantures de magasins, les clochards qui dormaient enroulés dans des couvertures, tels des restes de cigares jetés sur le trottoir, les hommes qui poussaient dans les rues des portants remplis de vêtements sortant de l’atelier.

L’acide citrique lui piquait la langue, excellent antidote à une nuit de sommeil abrégée qui lui laissait un mauvais goût dans la bouche. Arrivé au milieu du pâté de maisons, il s’arrêta devant un parking, arracha le dernier morceau de pulpe d’un coup de dent et jeta l’écorce dans une poubelle défoncée.

Le commissariat de Midtown South se dressait un peu plus loin, évoquant vaguement une école primaire du Middle West datant des années 50 : massif, fonctionnel, un peu fatigué. Six voitures de police étaient garées en diagonale devant le bâtiment à côté d’un scooter Cushman. Quatre autres stationnaient en double file un peu plus haut dans la rue. Au moment où Lucas faisait halte devant la poubelle pour se débarrasser de sa dépouille d’orange, une Plymouth grise s’arrêta dans la rue. Un homme mince à cheveux blancs en descendit, se pencha pour dire un mot au chauffeur, rit et referma la portière.

Sans la claquer, Lucas s’en fit la remarque. En la poussant doucement. L’homme leva les yeux et regarda attentivement Lucas, à deux reprises, se retourna et se dirigea tranquillement vers le commissariat. Les doigts de sa main gauche se glissèrent sous sa cravate vivement colorée et il se gratta inconsciemment à la hauteur du cœur.

Lucas traversa en esquivant la circulation et suivit l’homme vers la porte principale. Lily lui avait dit que Kennett était grand, qu’il avait les cheveux blancs… et puis la main sur le cœur, ce geste inconscient…

« Vous êtes Dick Kennett ? » demanda Lucas.

L’homme se retourna, le dévisageant d’un regard froid et attentif. « Oui ? » Le regard se fit plus inquisiteur. « Davenport ? Je pensais que ça pouvait être vous… Oui, je suis Kennett », dit-il en tendant la main.

Il mesurait cinq centimètres de plus que Lucas mais pesait dix kilos de moins. Il avait les cheveux un peu longs pour un policier et son costume estival en gabardine beige était trop bien coupé. Avec ses yeux bleus, ses dents éclatantes au milieu d’un bronzage qui semblait permanent, sa chemise impeccablement repassée en oxford à rayures bleues et sa cravate spectaculaire, il ressemblait à un médecin qui jouerait au golf avec un handicap zéro ou au tennis avec un bon classement : mince, intense, sérieux. Mais une pâleur grise filtrait sous le bronzage et ses orbites, normalement creuses, révélaient des falaises osseuses sous la peau fine comme du papier. Il avait des cicatrices sous les yeux, souvenirs de ces coupures légères mais douloureuses qu’un boxeur ramasse sur le ring, ou un flic dans la rue – un flic qui aime la bagarre.

Ils se serrèrent la main. « Lily ma parlé de vous, dit Lucas.

– Un tissu de mensonges, répondit Kennett en souriant.

– Mon Dieu, je l’espère. » Lucas regarda de plus près la cravate de son interlocuteur, qui représentait une femme polynésienne aux seins nus, avec une autre femme à l’arrière-plan. « Jolie cravate.

– Gauguin, précisa Kennett en la contemplant avec satisfaction.

– Quoi ?

– Paul Gauguin, le peintre français…

– J’ignorais qu’il fit des cravates, dit Lucas, pas très sûr de lui.

– Eh oui. Christian Dior et lui sont comme deux frères », dit Kennett avec un grand sourire. Lucas acquiesça de la tête et ils avancèrent vers la porte, que Lucas tint ouverte. « Bordel, je déteste ça, les gens qui vous tiennent la porte, marmonna Kennett en passant.

– D’accord, mais le jour où vous claquerez, ça vous plairait qu’on inscrive sur votre tombe Mort en ouvrant une porte ? » rétorqua Lucas. Kennett éclata de rire, un rire franc et ouvert qui le lui rendit sympathique. Mais en même temps, il se dit « Fais gaffe ». Il y a des gens qui savent se faire aimer. C’est un talent.

« Je pourrais aussi bien mourir en tirant sur la languette d’une boîte de bière si on m’autorisait à en boire. Ce qui n’est pas le cas, dit Kennett, reprenant son sérieux. Putain, j’espère que ça ne vous arrivera pas. Prenez de l’aspirine. Arrêtez de manger du steak et des œufs. Priez le ciel de vous envoyer une hémorragie cérébrale. Cette saloperie de truc cardiaque, ça vous transforme en lopette. Vous l’écoutez tout le temps battre, redoutant que ça s’arrête. Et vous êtes sans forces. Si un connard venait à m’agresser, je serais obligé de me laisser faire.

– Je ne veux pas entendre parler de ça, dit Lucas.

– Et moi, je ne veux pas en parler mais je ne peux pas m’en empêcher. Bon, vous êtes prêt à rencontrer le groupe ?

– Ouais, ouais. »

Lucas traversa le hall d’entrée sur les pas de Kennett et attendit avec lui que le sergent du bureau d’accueil appuie sur le bouton qui permettait de passer derrière le comptoir. Kennett précéda Lucas jusqu’à une salle de conférences dont la porte était ornée d’un bout de papier maintenu par du scotch : « Groupe Kennett. » La pièce abritait quatre panneaux de liège accrochés aux murs, croulant sous les messages et les « prière de rappeler », des cartes de Manhattan, des téléphones, quelques tables longues et une douzaine de chaises en plastique. Au centre, un flic costaud, bronzage et chemise blanche, et un détective mince, tête de chien et veste sport, se tenaient face à face, un gobelet en polystyrène rempli de café à la main. Le ton montait.

« … Si vous vous magniez un peu le cul, vous autres, nous pourrions arriver à quelque chose. C’est ça qui nous fout dedans, personne ne veut mettre les pieds dans la rue parce qu’il fait une chaleur de bête. Nous savons qu’il prend de la drogue et il faut bien qu’il se la procure quelque part.

– Très bien, mais en tout cas, l’enfoiré qui a été raconter à tout le monde que nous l’attraperions en moins d’une semaine, ce n’est pas moi, d’accord ? Ça, c’était vraiment débile, Jack. D’après ce que nous savons, il achète sa dope, quelle qu’elle soit, à Jersey City, ou bien à Philadelphie. Alors, ne me raconte pas de conneries… »

Une demi-douzaine de flics en civil, chemisettes légères et pantalons de coton, l’arme accrochée à la ceinture, assistaient à la discussion sur des chaises en plastique dispersées sans ordre sur la moquette râpée. Quatre d’entre eux avaient un gobelet de café à la main et deux ou trois fumaient, écrasant leurs mégots dans des soucoupes en aluminium. Une cigarette laissée pour compte continuait de brûler, dégageant une odeur âcre qui faisait penser à une éraflure d’ongle sur un tableau noir.

« Que se passe-t-il ? » demanda tranquillement Kennett en s’avançant au milieu de la pièce. La discussion s’arrêta net.

« Nous parlions de stratégies, répondit succinctement le flic bronzé.

– Et vous avez trouvé des solutions ? » demanda Kennett, poli mais ferme. Il prenait la situation en main. Le flic secoua la tête et se détourna : « Non. »

Lucas trouva une chaise un peu plus loin, vers le fond. Les autres flics le dévisageaient ouvertement, avec attention et une certaine distance.

Pendant que Lucas prenait place, Kennett annonça d’un air détaché : « Voici Lucas Davenport, le type de Minneapolis », et se mit à feuilleter un tas de notes et de messages téléphoniques qui avaient été placés dans une chemise de carton jaune marquée à son nom. « Il parlera à la presse ce matin et, cet après-midi, il ira sur le terrain. Avec Fell.

– Comment vous avez pu laisser ce salaud de Bekker s’échapper ? demanda le flic bronzé.

– C’était pas moi, répondit calmement Lucas.

– Z’auriez dû le tuer quand c’était encore possible », lança Tête-de-chien. Les deux incisives supérieures de Tête-de-chien partaient dans des directions opposées et étaient d’une remarquable couleur orange.

« Ça m’est venu à l’esprit », répondit Lucas en fixant nonchalamment son interlocuteur, qui finit par détourner le regard.

L’un des flics rit. Un autre dit : « Fallait pas vous priver. » Kennett dit alors : « Davenport, ça va entrer par une oreille et ressortir par l’autre, mais laissez-moi vous présenter les lieutenants Kuhn, Huerta, White, Diaz, Blake et Carter, ainsi que les détectives Annelli et Case, nos spécialistes des meurtriers en série. Vous pourrez vous intéresser à leurs prénoms ultérieurement… »

Chaque flic leva la main ou hocha la tête à l’appel de son nom. Lucas trouvait qu’ils ressemblaient à leurs homologues de Minneapolis. Les noms différaient mais l’attitude était la même, comme dans une convention de représentants en chaussures atteints de paranoïa : salaire trop bas, trop d’années à manger des hamburgers, des frites et des Butterfingers, trop de gens ayant des grands pieds qui essaient d’entrer dans des chaussures trop petites.

Comme une rousse entrait dans la pièce chargée d’une pile de dossiers, Kennett ajouta : « Et voici Barb Fell. Barb, le type qui porte le costume en soie et lin qui a dû coûter cinq cents dollars et les chaussures à deux cents dollars, c’est Lucas Davenport. »

Fell avait dans les trente-cinq ans, elle était mince et ses cheveux roux étaient à peine ponctués de gris. Une vieille cicatrice en forme de nouvelle lune bordait l’une de ses commissures, virgule d’un blanc mortel sur un ovale gallois au teint pâle. Elle prit place à côté de lui, sur le bord de sa chaise, lui serra brièvement la main et reporta son attention sur l’avant de la salle. L’un des policiers était en train d’annoncer à Kennett : « John O’Dell va rappliquer, il assiste à la réunion, aujourd’hui. » Kennett hocha la tête, tira une chaise à lui pour s’installer face aux autres et demanda : « Alors, on a du nouveau ? »

Après quelques instants de silence, Diaz, un grand détective décharné, l’un des lieutenants, dit : « Vers l’époque où Bekker a dû arriver ici, un taxi a disparu. Il y a trois mois. L’une de ces nouvelles Caprice à carrosserie toute en rondeurs. Pof. Volatilisé. Volé pendant que le chauffeur était aux chiottes. Enfin, c’est ce qu’on dit. »

Kennett haussa les sourcils.

« On ne l’a jamais revu ?

– À ce qu’on sait, non. Mais… ah !

– Quoi ?

– L’un des gars a vérifié un peu partout. Le chauffeur n’a aucune idée de ce qui a pu arriver. Il est rentré dans un café parce qu’il avait envie de pisser et quand il est ressorti, son bahut n’était plus là. Mais la bagnole avait eu deux accidents et, selon le chauffeur, elle était vraiment pourrie. Il dit que l’embrayage était foutu, qu’il y avait quelque chose qui clochait avec la suspension et que la porte de devant, côté passager, était tellement coincée qu’on pouvait à peine l’ouvrir. Je parierais que cette saleté est quelque part au fond d’une rivière. Pour l’assurance. »

Kennett hocha la tête mais recommanda toutefois : « À creuser. C’est tout ce que nous avons, n’est-ce pas ? » Il regarda alentour. « Rien de nouveau pour la surveillance de Laski ?

– Non, absolument rien, répondit un autre lieutenant.

– Hum… » Lucas leva un doigt et Kennett lui accorda la parole d’un signe de tête.

« Lily m’a parlé du piège Laski et j’y ai repensé depuis. »

Les flics assis devant se retournèrent vers lui.

« Ça donne quoi ? demanda Kennett.

– Je ne crois pas que cela puisse intéresser Bekker. Il peut considérer Laski comme un collègue qui s’obstine dans l’erreur, mais pas quelqu’un qu’il pourrait attaquer. Quelqu’un avec qui il pourrait discuter, peut-être. C’est un égal, pas un sujet.

– Nous n’avons rien d’autre dans notre musette, aboya Carter, le flic bronzé. Et ça ne coûte pas cher.

– Oui, c’est une chouette idée », dit Lucas. Laski était un médecin de Columbia qui avait accepté d’analyser pour les médias les articles médicaux écrits par Bekker. Il les avait réfutés, mettant en cause leur valeur morale et scientifique. Il avait traité Bekker de sadique, de psychopathe et de scientifique bidon. Tout cela était calculé pour attirer Bekker dans le piège. Laski, son appartement et son bureau étaient truffés de flics en civil. Jusqu’ici, Bekker n’avait effleuré aucun des fils détonateurs.

« C’est pourquoi j’y ai réfléchi, et j’ai pensé à certaines variantes.

– Telles que ? demanda Kennett d’un ton pressant.

– Quand il était dans les Cités jumelles, Bekker était abonné au Times, et je parierais qu’il continue à le lire ici. Si nous pouvions convaincre quelqu’un de donner une conférence, une sorte de laïus professionnel capable de l’attirer…

– Ne vous moquez pas de moi, mon chou, dit Kennett.

– Nous trouvons un type qui fait une communication sur les expériences médicales pratiquées par le Dr Mengele, poursuivit Lucas. Vous savez, ce nazi taré…

– Oui, nous savons…

– Donc, il fait sa conférence sur le sujet suivant : Éthique de l’utilisation des études de Mengele et des résultats de Bekker dans le cadre de la recherche scientifique, continua Lucas. Quelles conclusions valables peut-on tirer de leurs prétendues expériences ? Nous n’avons qu’à annoncer la conférence dans le Times. »

Les flics se regardèrent mutuellement et Huerta s’exclama : « Bon Dieu, mon vieux, la moitié de cette putain de ville est juive. Ça va les rendre complètement fous.

– Holà ! Je ne parle pas d’une connerie de conférence antisémite, objecta Lucas. Il s’agit d’une sorte de réflexion théorique, vous voyez, dans le genre posé, un truc d’intellectuels. J’ai lu quelque chose sur cette histoire de débat concernant l’éthique de Mengele, c’est donc un sujet abordable. Je veux dire, réglo. Il faudrait peut-être trouver quelqu’un de juif pour présenter ça, et personne ne se vexera. Quelqu’un qui ait des références.

– Et vous pensez que cela pourrait donner quelque chose ? demanda Kennett, intrigué.

– S’il est au courant, Bekker ne pourra pas résister. Il est complètement toqué de ce sujet. Nous pourrions organiser un débat entre Laski et le conférencier, quel qu’il soit. Quelque chose qui pourrait être reproduit dans les journaux. »

Kennett regarda les autres : « Qu’en pensez-vous ? »

Carter se tapa le front de l’index et acquiesça à contrecœur. « Vous pourriez arranger ça ? »

Kennett hocha la tête. « Quelqu’un pourrait. O’Dell, peut-être. Nous pourrions trouver un complice à la New School{4}. Nous savons que Bekker est dans ce coin.

– Ça me paraît bien, dit Huerta. Mais il va falloir un peu de temps pour monter l’opération.

– Deux ou trois jours, dit Kennett. Voire une semaine.

– Nous devrions l’avoir attrapé, d’ici là…

– Eh bien, on annulera. C’est comme pour Laski : je ne vois aucun désavantage, franchement, et ce n’est vraiment pas cher », dit Kennett. Il hocha la tête en direction de Lucas. « Je vais m’en occuper.

– Vite.

– Oui, dit Kennett, regardant autour de la pièce. Très bien, passons à la suite. John, quoi de neuf du côté des Stups ?

– Nous les harassons tous, mais aucun résultat intéressant, dit Blake. Un tas de conneries, mais on continue… »

Pendant qu’ils résumaient l’état de l’enquête et passaient en revue les affectations de routine, Fell chuchota à Lucas : « Vos interviews sont organisées. Deux ou trois journalistes sont déjà arrivés et on en attend encore trois ou quatre. »

Lucas acquiesça d’un signe de tête. Elle était sur le point d’ajouter quelque chose, mais ses yeux se détournèrent de lui pour se poser sur la porte. Un gros type fit son entrée, se cognant contre l’embrasure, son corps vacillant de droite et de gauche. Ses petits yeux sombres scrutèrent chaque recoin de la pièce, clignèrent sur chaque détective, s’arrêtèrent sur Lucas, puis sur Fell. Il ressemblait à H. L. Mencken à la fin de sa vie. Un réseau de veines évoquant une toile d’araignée quadrillait ses joues grises. Ses cheveux roux clairsemés étaient coiffés en arrière et maintenus en place avec une sorte d’huile. L’ampleur de ses bajoues était soulignée par une lèvre inférieure désagréable et méprisante qui semblait figée dans une moue perpétuelle. Il portait un costume trois-pièces d’une couleur que l’on aurait pu appeler sang-de-bœuf, si du moins les costumes sang-de-bœuf existaient.

« O’Dell, lui susurra Fell à l’oreille. Directeur adjoint responsable des égorgements. »

Lily entra dans la pièce sur les talons de O’Dell et, apercevant Lucas, inclina la tête en haussant les sourcils. Elle portait un tailleur bleu marine et une longue lavallière rouge à nœud lâche de style plutôt masculin. Elle tenait négligemment la bandoulière d’une lourde sacoche en cuir qui pendait à son épaule. Il suffisait qu’elle déplace sa main d’une dizaine de centimètres pour saisir la crosse d’un calibre 45. Lucas l’avait vue s’en servir une fois, il l’avait vue brandir le 45 sous le nez d’un homme et appuyer sur la détente, et le visage de l’homme exploser comme sous l’effet d’un coup de marteau, tout ça en l’espace d’un dixième de seconde…

Lily effleura le coude de O’Dell, le guidant vers une chaise, puis fit quelques pas pour venir s’asseoir près de Lucas.

« Tu as eu l’occasion de parler à Dick ? murmura-t-elle.

– Oui, il m’a plutôt l’air d’un type bien. »

Elle le dévisagea comme si elle doutait de sa sincérité, hocha la tête et regarda ailleurs.

O’Dell déclara être au courant des progrès de l’enquête et n’avoir aucune suggestion particulière quant à ce qu’il convenait de faire ensuite. Il voulait simplement s’asseoir parmi eux et se faire une idée de la situation. « Et si l’on planquait des gars en civil ? proposa-t-il. Je ne sais qui a suggéré que nous en postions quelques-uns dans la rue. »

Ils discutèrent quelque temps des flics embusqués, cette ressource de la dernière chance, mais Kennett secoua la tête. « Le secteur est trop vaste », affirma-t-il. Il s’avança vers une grande carte murale de Manhattan et promena son index entre Central Park et le quartier des banques. « S’il s’attaquait à un groupe particulier, genre homos ou prostituées, je ne dis pas. Mais il n’y a aucun lien entre les victimes, sinon des éléments négatifs. Il ne ramasse pas des clochards dans la rue, ce qui serait pourtant le plus facile…

– Il se peut qu’il recherche spécifiquement des victimes qui ont l’air en bonne santé, suggéra Case, l’un des spécialistes des tueurs en série. Cette obsession qu’il a avec les expériences scientifiques… Danny et moi pensons qu’il rejette systématiquement les anormaux, les malades et les infirmes. Ils saboteraient ses résultats. Les rapports du médecin légiste concordent sur un point : toutes ses victimes étaient en bonne santé.

– D’accord, dit Kennett. Donc, il choisit sept personnes, cinq femmes et deux hommes, un Noir et six Blancs. Deux des Blancs sont d’origine hispanique, mais cela ne semble pas signifier grand-chose.

– Exception faite du premier, ils sont tous nettement petits, intervint Kuhn. Le deuxième ne mesurait qu’un mètre soixante-cinq et il était maigre.

– Plus facile pour s’en débarrasser », grogna Huerta.

Ils hochèrent tous la tête et le silence se prolongea assez longtemps, chacun des membres de l’assistance examinant la carte murale de Manhattan.

« C’est forcément un bahut, dit l’un d’eux. Puisqu’il ne peut pas se permettre d’être vu, qu’il doit avoir de l’argent pour payer ses drogues et qu’il lui faut un endroit pour exterminer ces gens… » L’un des flics regarda Lucas : « Est-ce qu’il y a des chances qu’il ait mis de l’argent de côté ? Il vivait plutôt dans le luxe, non ? Est-ce qu’il aurait pu planquer… ? »

Mais Lucas secoua la tête. « Quand nous l’avons attrapé, c’était complètement par surprise. Il se croyait hors d’atteinte. Et quand les biens de sa femme ont été cités devant le tribunal, tout ce qu’ils possédaient a été épluché.

– C’est vrai, l’hypothèse ne tient pas la route.

– Moi, j’ai plutôt l’impression que quelqu’un le protège, poursuivit Lucas. Un ami d’avant, ou une nouvelle connaissance, mais quelqu’un, en tout état de cause. »

Kennett acquiesça.

« J’y ai pensé aussi, mais si c’est le cas, on n’y peut pas grand-chose.

– Nous pouvons essayer de faire pression sur son ami, en utilisant les médias, une fois de plus, dit Lucas. S’il dépend de quelqu’un d’autre… »

O’Dell, affalé sur une chaise pliante qui tremblait sous son poids, les interrompit. « Attendez une minute. Vous allez trop vite pour moi, les gars. Qu’est-ce qui nous permet de penser qu’il a un complice ?

– Nous avons inondé la ville de portraits de lui et de simulations de ce qu’il donnerait avec les cheveux teints, avec une barbe ou même avec le crâne rasé, dit Kennett. Ce ne sont pas des approximations bricolées à partir d’une photo d’identité, ça a été fait avec des bonnes photos…

– Ouais, ouais, grommela O’Dell d’un ton impatient.

– Aussi, à moins d’être devenu invisible ou de vivre dans les égouts, il doit vraisemblablement bénéficier d’une protection, poursuivit Lucas, complétant la démonstration de Kennett. Il ne peut rien louer officiellement. Il serait obligé de payer son loyer et de rencontrer régulièrement les gens. Il ne peut pas risquer la confrontation avec un propriétaire ou des voisins fouineurs.

– Cela signifie donc soit qu’il habite chez quelqu’un, soit qu’il vit dans la rue, dit Kennett.

– Il ne vit pas dans la rue, affirma Lucas d’un ton catégorique. Je ne peux pas l’imaginer vivant ainsi. Il ne le supporterait pas. Il est… trop maniaque. Et puis il faut qu’il dispose d’un véhicule. Il n’a quand même pas appelé un taxi pour trimbaler ces corps dans la ville.

– Oui, mais c’est peut-être lui qui le conduit, avança Diaz en secouant la tête. On va s’occuper de celui qui a disparu…

– Et même comme ça, ce serait trop risqué, dit Lucas.

– Ouais, mais ça résoudrait un tas de problèmes : comment il se déplace, comment il gagne sa vie sans trop montrer son visage, dit Kennett. S’il travaille deux ou trois heures tard dans la nuit, en choisissant son secteur… en se concentrant sur les quartiers où il y a des touristes et des congrès, vous savez… Le Javits Center, des endroits comme ça. Il n’aurait affaire qu’à des banlieusards, ce qui expliquerait Cortese. Les gens font confiance aux chauffeurs de taxis. Il pourrait prétendre qu’il a un paquet, sortir, demander une adresse à quelqu’un…

– Je ne sais pas », dit Lucas.

Tous se remirent à examiner la carte murale. Trop de tissu urbain, trop d’immeubles capables de loger la population de deux ou trois petites villes de province.

« Je continue de croire que vous devez avoir raison, qu’il habite chez quelqu’un, finit par admettre Kennett. Mais comment il trouve son argent, ça…

– Il a du savoir-faire, dit Lucas. Il est docteur en médecine, calé en chimie. Un bon chimiste en cavale…

– La méthédrine, dit White, un chauve en pantalon de lainage gris. L’ecstasy, le L.S.D. Tout ça revient à la mode, presque comme dans le temps.

– Ce serait une bonne raison pour le protéger, en plus, dit Kuhn. Dans ce cas, il devient la poule aux œufs d’or…

– En admettant que tout ça ne soit pas un tas de conneries, où ça nous mène ? demanda O’Dell avec impatience.

– Pour commencer, nous allons chercher des moyens de faire pression sur celui qui le loge ou le protège, dit Lucas. Nous avons besoin de contacts super solides avec les médias.

– Pourquoi ? demanda O’Dell.

– Parce qu’il va falloir les décider à se bouger le cul. Les inciter à faire un peu de propagande pour nous. Il faut que nous fassions passer le message : toute personne qui cache Bekker se rend complice de meurtres en série. Nous avons besoin que les journaux le soulignent dans leurs titres : le complice en question n’a qu’une seule chance de s’en tirer, c’est de trahir Bekker, de plaider l’ignorance et d’obtenir en échange la promesse qu’aucune poursuite pénale ne sera engagée contre lui. Nous avons besoin de le débusquer.

– Je pourrais passer quelques coups de fil…, proposa O’Dell.

– Il faut mettre l’accent au bon endroit…

– Nous pourrions concocter un plan, dit O’Dell. Vous devez toujours parler aux journalistes ce matin ?

– Oui.

– Glissez-leur quelque chose, dans ce cas… »

À la fin de la réunion, O’Dell sortit de son siège en vacillant dangereusement, se pencha vers Lucas et dit : « Nous aimerions assister à cette rencontre avec la presse. Moi et Lily. »

Lucas hocha la tête. « Bien sûr. » O’Dell acquiesça de même et se dirigea vers le devant de la pièce. Lucas se tourna vers Fell : « Nous sortons cet après-midi ?

– Oui. On va faire le tour des fourgues. »

Ses yeux gris étaient assortis à la touche de gris dans ses cheveux. Elle mesurait environ un mètre soixante-cinq, avait un sourire un peu fragile et des doigts tachés de nicotine.

« Pourrais-je avoir une copie de tous les dossiers Bekker, ou emprunter ce que je ne peux pas photocopier ?

– Tout est là », dit-elle en tapotant la pile de chemises de « carton posée sur ses genoux.

De l’autre bout de la pièce, où il était en train de bavarder avec Kennett, O’Dell appela : « Davenport ! » Lucas se leva et alla vers lui. O’Dell dit : « Dick me parlait de votre idée de conférence sur Mengele. Je vais m’en occuper cet après-midi. On va arranger ça pour la semaine prochaine et faire comme si c’était prévu depuis un bout de temps. »

Lucas hocha la tête.

« Excellent.

– Je vous retrouve dans le couloir », dit O’Dell en s’éloignant d’eux. Au même moment, Lucas intercepta le rictus, au coin de la bouche de Kennett. Un signe de dégoût ? « Il faut que j’aille pisser », conclut O’Dell.

Après son départ, Lucas regarda Kennett et lui demanda : « Pourquoi vous ne l’aimez pas ? »

L’antipathie qui s’était inscrite sur le visage de Kennett avait disparu dans la seconde. Il dévisagea longuement Davenport et répondit : « Parce qu’il n’agit jamais autrement qu’en paroles. Il manœuvre. Il manipule. Il a l’air d’un porc, mais c’est une illusion. En réalité, c’est une putain d’araignée. S’il avait le choix entre mentir et dire la vérité, il mentirait parce que c’est plus intéressant. Voilà pourquoi.

– Ça me semble être une excellente raison, dit Lucas en suivant O’Dell des yeux. Pourtant, Lily a l’air de bien l’aimer.

– J’ai du mal à me l’imaginer », dit Kennett. Tous deux regardèrent Lily, à l’autre bout de la salle, qui parlait à Fell. « Cette histoire de porc et d’araignée, d’ailleurs… Mon sort est entre vos mains. S’il apprenait que je pense ça de lui, je serais muté à la circulation. À la sortie d’un parking.

– Pas tout à fait », dit Lucas. Les équations du pouvoir n’étaient jamais aussi simples que ça.

Kennett le regarda, amusé.

« Non, pas tout à fait. Mais ce salopard pourrait me créer des difficultés. »

Ils n’avaient pas quitté Lily des yeux. Lucas se dirigea vers la porte quand elle inclina la tête en direction du couloir. « Vous venez ? » demanda-t-il à Fell.

Elle leva le nez de ses dossiers. « Je suis invitée ?

– Bien sûr. Mais il faudra être bien sage… »

Les reporters de trois quotidiens et de deux chaînes de télévision attendaient en compagnie de deux opérateurs. Les journalistes étaient de bonne humeur, bavardant aimablement des problèmes de leurs journaux respectifs. Le sujet ne les intéressait pas énormément : les interviews se passèrent dans la décontraction, sans problème, centrées sur un piège que Lucas avait tendu à Bekker à Minneapolis et sur Bekker lui-même.

« On va faire vite, dit l’un des journalistes de télévision à Lucas, parce qu’on ne va pas avoir beaucoup de temps d’antenne… Vous connaissez Michael Bekker. Vous lui avez même rendu visite chez lui. Comment le caractériseriez-vous, en vous appuyant sur votre expérience personnelle ? On l’a traité d’animal…

– Traiter Bekker d’animal, c’est faire insulte aux animaux, dit Lucas. Bekker est un monstre. C’est le seul mot, à mon avis, qui se rapproche vaguement de ce qu’il est réellement. C’est un monstre de film d’épouvante transporté dans la réalité.

– Super ! » dit la journaliste, une blonde surmenée en blazer bleu marine de collégienne. Elle demanda à l’opérateur « Qu’est-ce que ça donne ?

– Ça me paraît bon. C’est ce qu’ils vont garder. Faisons un contre-champ sur toi en train de réagir à ce qu’il dit… »

Une fois les journalistes partis, O’Dell, assis sur une chaise pliante, jambes écartées à la façon des obèses, hocha la tête d’un air approbateur. « C’était excellent. Vous dites que Bekker est intelligent et dur à attraper mais que tous les moyens sont mis en œuvre. » Il avança ses grosses lèvres deux ou trois fois. « Comme disait la petite blonde, super. »