Chapitre 16

Dimanche matin.

Le soleil se déversait comme du lait à travers le store vénitien. Fell se réveilla à neuf heures, s’ébroua, s’assit à moitié et regarda la tête brune de Lucas sur l’oreiller. Quelques secondes plus tard, elle se leva et fit le tour de la chambre, ramassant ses vêtements épars. Lucas entrouvrit un œil et demanda : « Je t’ai parlé de ton cul ?

– Plusieurs fois, je te remercie. » Elle lui adressa un pâle sourire. « Ma tête… cette saloperie de vin bon marché.

– Ce vin n’était pas bon marché. »

Lucas s’assit dans le lit, engourdi par le sommeil, posa les pieds par terre et se frotta la nuque.

« Je vais appeler Kennett pour savoir s’il y a du nouveau. »

Elle acquiesça de la tête, encore sonnée.

« Il faut que je passe me changer à la maison, et après, je retournerai à Bellevue. Il doit y avoir des gens que nous n’aurions pas l’occasion de voir en semaine.

– Cette affaire est vraiment importante pour toi, on dirait ?

– C’est le plus gros coup sur lequel j’aie jamais bossé, dit-elle. Bon Dieu, j’aimerais vraiment lui mettre la main dessus. Je veux dire, moi, personnellement.

– Ce n’est pas à Bellevue que tu le trouveras. Même si tu déniches la complice de Whitechurch et qu’elle accepte de parler. Ça ne m’étonnerait pas que Bekker utilise une cabine publique. Tu serais bien avancée.

– Si on trouve le téléphone, on peut le mettre sous surveillance. À moins qu’il n’utilise celui de la rue où il habite. Dans ce cas, on peut vérifier les immeubles.

– Humm.

– Peut-être qu’on le chopera demain, à la conférence.

– Peut-être… Allons, je vais m’assurer que tu te laves bien sous la douche.

– Ah, oui, voilà ce qu’il me faut, dit-elle. Un coup de main pour me laver. Je me demande comment j’y suis arrivée sans aide pendant toutes ces années.

– Tu te plaignais de ta tête. Ce dont tu as besoin, c’est d’une douche chaude et d’un massage de la nuque. Honnêtement. Ce que j’en dis, c’est par pure solidarité fraternelle.

– Tant mieux, parce que je n’aurais pas la force de supporter un autre assaut sexuel. »

Mais la douche les ramena au lit, ce qui les ramena à la douche. Fell s’appuyait au mur et Lucas, entre ses jambes, lui essuyait le dos avec une serviette éponge bien sèche lorsque Anderson appela de Minneapolis.

« Cornell Reed. S’est rendu à Atlanta par United Airlines, départ de La Guardia. Puis à Charleston par un vol de Southeast Airlines. Pas de retour. Billet réglé par la ville de New York.

– Sans blague ! Charleston ?

– Charleston.

– Je te dois des sous, Harmon. Je te rappellerai.

– Pas de problème. »

Lucas raccrocha et répéta mentalement l’information.

« C’est quoi, Charleston ? demanda Fell, adossée à l’embrasure de la porte.

– À la fois une danse et une ville… Désolé, c’était un coup de fil personnel. J’essayais de joindre la mère de ma fille. Elle est allée à Charleston avec le Probe Team.

– Oh !… » Fell lança la serviette dans la salle de bains. « Il y a encore quelque chose entre vous ?

– Non. C’est complètement fini. Mais Sarah reste ma petite fille. Je lui téléphone. »

Fell haussa les épaules et sourit.

« Je vérifiais simplement le niveau d’huile, dit-elle. Bon, tu appelles Kennett ?

– Oui. »

Ils avalèrent le petit déjeuner vite fait, bien fait, à la cafétéria de l’hôtel et Lucas mit Fell dans un taxi pour qu’elle rentre chez elle. Il appela Kennett de sa chambre et fut transféré vers l’extérieur par le standard de Midtown South. Kennett décrocha à la première sonnerie.

« Si nous ne l’attrapons pas demain à la conférence, je repars là-haut, chez moi, pour voir ce que je peux glaner, annonça Lucas.

– D’accord. Mais je pense que le dispositif de surveillance habituel est bien au point, répondit Kennett. Lily est avec moi ici. Nous allions vous appeler. Nous pensions faire un tour en bateau.

– C’est où, ici ? demanda Lucas.

– Chez elle.

– Alors, passez me prendre. »

Quand la conversation avec Kennett fut terminée, Lucas resta assis l’air pensif, la main sur le combiné. Une seconde plus tard, il décrocha de nouveau, appela la standardiste de l’hôtel et obtint l’indicatif de la ville de Charleston. Il n’avait pas la moindre idée de l’importance de la ville mais la soupçonnait d’être assez petite. S’ils connaissaient leurs délinquants à Charleston aussi bien qu’ils les connaissaient dans les Cités jumelles…

Le service des renseignements lui communiqua le numéro du commissariat central de Charleston et deux minutes plus tard il avait en ligne l’officier qui assurait la permanence du week-end.

« Je m’appelle Lucas Davenport. Je travaille au commissariat de Midtown South à Manhattan. Je recherche un gars qui serait parti dans votre coin et je me demandais si on avait une chance de le trouver chez vous.

– Quel est le problème ? » Un accent traînant typique du Sud, quoique plus proche du Texas que la bouillie pour les chats de l’Alabama.

« Il a assisté à un meurtre. Ce n’est pas lui qui l’a commis, il l’a seulement vu. J’ai besoin de lui parler.

– Son nom ?

– Cornell Reed, surnom Red. Dans les vingt-deux, vingt-trois ans.

– Un Noir… » C’était à peine une question.

« Oui.

– Et vous êtes à Midtown South.

– Oui.

– Ne quittez pas. »

Lucas fut mis en attente, patienta une, deux minutes… Toujours pareil avec les flics. Toujours. Puis deux ou trois déclics et il fut rebranché. « J’ai Darius Pike en ligne, c’est un de nos détectives. Allez-y, Darius…

– Ouais ? » Darius avait une voix basse et posée. Des enfants piaillaient dans le fond. Lucas se présenta.

« Je vous dérange chez vous ? Je suis vraiment désolé…

– Pas de problème. Vous cherchez Red Reed ?

– Oui. Il paraît qu’il a assisté à un meurtre ici et j’ai drôlement besoin de lui dire un mot.

– Il est revenu en ville il y a un mois, le pauvre idiot. Vous allez le boucler ?

– Non, juste bavarder.

– Vous voulez descendre ici ou le téléphone fera l’affaire ?

– Un tête-à-tête, si c’est possible.

– Passez-moi un coup de fil la veille de votre arrivée. Je peux lui mettre la main dessus quand je veux. »

 

Maintenant, il devait se décider : Minneapolis, Charleston. Deux affaires, deux pistes. Laquelle était prioritaire ? Il réfléchit. Il ne pouvait pas aller à Charleston et être rentré à temps pour la conférence. Le piège tendu à la New School était fixé au lendemain soir. S’ils ne prenaient pas Bekker, le voyage à Minneapolis deviendrait indispensable. Bekker tuait des gens, après tout. Charleston risquait d’apporter des éclaircissements sur Robin des bois, et Robin des bois aussi tuait des gens – mais il tuait des méchants, pas vrai ? Il hocha la tête d’un air perplexe. Cela n’était pas censé faire de différence, n’est-ce pas ? Et pourtant…

Lucas passa un autre coup de téléphone, à Northwest Airlines, pour réserver une place sur un vol vers Minneapolis-St. Paul, et une autre pour un trajet triangulaire, Minneapolis-St. Paul/ Charleston/New York. Voilà, pour le moment, il ne pouvait pas faire davantage. Tout dépendait du lendemain soir.

Quand Lily appela de la réception, il s’était changé : un jean et un T-shirt bleu. Il descendit et la trouva dans le hall, les yeux fatigués mais l’air relax. Elle portait un jean, une vareuse de pêcheur breton à rayures horizontales qui avait dû coûter dans les deux cents dollars sur la Cinquième Avenue et une casquette à longue visière couleur d’aigue-marine.

« Tu as l’air d’un mannequin », dit-il.

Kennett attendait à l’intérieur d’une Mazda Navaho garée en double file. Assis à la place du passager et vêtu d’un vieux pantalon kaki et d’un T-shirt du SoHo Surplus.

« Chouette camion, dit Lucas à Lily en crapahutant à l’arrière.

– C’est celui de Kennett. Conduire un 4x4 doit favoriser la production de testostérone, dit-elle en contournant la Mazda pour monter de son côté. Toi aussi, tu en as un, non ?

– Pas comme celui-ci. Ça c’est un 4x4 style Manhattan », ajouta-t-il, pince-sans-rire. Puis, à l’intention de Kennett : « Je croyais que vous ne conduisiez pas.

– Je l’ai acheté avant mon dernier infarctus. À mon avis, c’est le prix qui l’a déclenché. Et ne vous moquez pas des 4x4 de Manhattan, celui-ci est un sacré cheval de labour…

– D’accord, d’accord… »

Ils quittèrent Manhattan par le Lincoln Tunnel, ressortirent dans le New Jersey, prirent à droite et suivirent un effarant sentier en zigzag qui les ramena au bord de l’eau. La marina était d’aspect modeste, nichée dans un creux de la rive, quelques dizaines de bateaux séparés d’un parking par une clôture de grillage haute de trois mètres et coiffée de fil de fer barbelé. La plupart des bateaux étaient dans des cales de ciment, leurs drisses cliquetant doucement contre les mâts d’aluminium comme une forêt de carillons éoliens jouant une note unique. Une poignée d’autres bateaux étaient à l’ancre à quelques encablures de la rive.

« Regardez ce type qui sort son parachute », dit Kennett en descendant de voiture. Lucas se faufila dehors derrière lui pendant que Lily sautait de son côté. Kennett tendit l’index vers la rivière, où deux voiliers descendaient l’Hudson bord à bord, avançant contre une brise régulière de noroît, leurs voiles tendues par le vent. Un homme se tenait debout à l’avant de l’un d’eux, libérant une éclatante voile écarlate et jaune. Elle se remplit comme un parachute et le bateau fit un bond en avant.

 « Vous avez déjà fait de la voile ? demanda Kennett.

– Deux ou trois fois, sur le lac Supérieur, dit Lucas en mettant sa main en visière. On a l’impression d’être à bord d’une locomotive emballée. J’ai peine à croire qu’ils vont à peine aussi vite qu’un homme au pas de course.

– Un homme ne pèse pas dix tonnes comme ces engins-là, dit Kennett, les yeux fixés sur le bateau de tête. Ça, c’est une locomotive. »

Ils déchargèrent une glacière qui se trouvait à l’arrière de la Mazda et ce fut Lucas qui la porta pour traverser le parking. Il dépassa une femme hyper-bronzée en bikini string suivie d’une théorie de petites filles qui avançaient en ligne comme des canetons. La plus petite, une minuscule rouquine aux fesses maculées de sable, couinait en sautillant pieds nus sur le revêtement brûlant de la route, ses sandales à la main.

Lily franchit la première le portillon étroit ménagé dans la clôture, suivie de Lucas, puis de Kennett qui prenait son temps. Ils arrivèrent ainsi à l’eau. Ici et là, des gens s’affairaient sur leur bateau tout en écoutant la radio. La plupart avaient choisi une station diffusant du rock, mais pas forcément la même. Il régnait dans toute la marina une plaisante atmosphère de festival rock. Les bateaux en état de sortir n’étaient pas nombreux, et le travail s’effectuait lentement, dans un climat convivial.

« Et vogue le navire, si l’on peut dire », annonça Kennett. Le Lestrade était à la fois gros et gracieux, comme une danseuse étoile qui aurait mangé trop de sucreries.

« Joli bateau », dit Lucas, peu sûr de lui. Il s’y connaissait en barques de pêche, mais était quasiment analphabète en plaisance.

« Island Packet 28 – c’est effectivement un joli bateau, dit Kennett. Je l’ai eu à la place des enfants.

– Pour les enfants, ce n’est pas perdu, dit Lucas. Je viens juste d’en avoir un.

– Minute, minute, s’exclama Lily en riant. Je devrais avoir mon mot à dire.

– Pas nécessairement », dit Lucas. Il descendit avec précaution dans la cabine, la glacière à bout de bras. « Cette putain de ville regorge de proies nubiles. Trouvez-vous une petite avec une jolie paire de nichons, vous voyez ce que je veux dire, pas trop futée pour éliminer les risques de concurrence. Et fana de tâches ménagères, pendant qu’on y est…

– Tant pis pour le bateau, on retourne en ville, dit Kennett.

– Oh, la, la ! Qu’est-ce qu’on va s’amuser, dit Lily, je vois ça d’ici. Que des vannes pleines d’esprit et des conversations littéraires… »

 

Lily et Lucas gréèrent les voiles sous la supervision impatiente de Kennett. Pendant qu’il les amenait, Lucas prit le temps de jeter un coup d’œil au bateau : une vaste couchette à l’avant, une coquerie bien rangée et fonctionnelle, une quantité d’étagères fabriquées de toute évidence sur mesure, qui débordaient de livres. Et même un téléphone portable.

« Vous pourriez habiter ici, dit Lucas à Kennett.

– C’est ce que je fais, assez souvent. Je dois passer une centaine de nuits à bord dans l’année. Même sans naviguer. Je viens, tout simplement, je m’assois, je bouquine et je dors. Je dors comme un bébé. »

Kennett sortit le bateau au moteur, ses beaux cheveux blancs dressés comme une voile, les yeux dissimulés derrière des lunettes de soleil ovales. Un sourire se dessina sur son visage bronzé tandis qu’il manœuvrait le long de la jetée pour sortir. Puis il déboucha dans l’étendue libre du fleuve et dit : « Seigneur, j’adore ça.

– Tu dois faire attention, dit Lily d’un ton inquiet, le surveillant du coin de l’œil.

– Ne t’inquiète pas, ça marche avec le bout des doigts. » À l’intention de Lucas, il ajouta : « N’ayez surtout pas d’accident cardiaque, ça vous fout la vie en l’air d’une façon incroyable. Je peux faire ronfler le moteur et tenir la barre, mais je n’ai pas le droit de toucher aux voiles ni à l’ancre. Je ne peux pas sortir seul.

– Je ne veux pas en parler, dit Lucas.

– Ouais, la barbe, admit Kennett.

– Quel effet ça fait ? demanda Lucas.

– Je croyais que tu ne voulais pas en parler, protesta Lily.

– On a l’impression qu’un lutteur professionnel est en train de vous écrabouiller la poitrine. On souffre, mais ce n’est pas le souvenir le plus fort. Je me souviens surtout de m’être senti coincé dans un concasseur de voitures, avec ma poitrine qui rentrait vers l’intérieur. Et je transpirais, je me rappelle que j’étais couché par terre, sur le parquet, et que je transpirais comme un porc… »

Il dit ces mots calmement, avec un détachement relatif, non sans une pointe de haine, toutefois, comme un homme déterminé à se venger. Une seconde plus tard, il proposa : « Hissons les voiles.

– D’accord, dit Lucas, un peu ébranlé. Je dois tirer sur une corde, c’est ça ? »

Kennett leva des yeux implorants vers le ciel.

« Seigneur, si vous entendez cet homme, pardonnez-lui. Le malheureux vient du Minnesota, ou du Missouri ou du Montana, un de ces trous perdus où il n’y a pas d’eau. »

Lucas hissa la grand-voile. Le foc était sur un enrouleur, avec les drisses qui descendaient jusqu’à la cabine. Lily le monta à partir de là, à certains moments sans aide, à d’autres avec l’assistance de Kennett.

« Depuis quand fais-tu de la voile ? demanda Lucas.

– J’ai commencé gamine, en colonie de vacances. Et après, Dick m’a appris à manœuvrer un gros bateau.

– Elle apprend vite, dit Kennett. Elle a naturellement le sens du vent. »

Ils se laissèrent glisser paresseusement le long de la rivière, l’eau se précipitant sous la proue, le vent leur fouettant le visage. Une couvée de mouches effleurait la surface de l’eau, leurs ailes de dentelle flottant délicatement autour d’elles. « Et maintenant ? demanda Lucas.

– Maintenant, on remonte la rivière, puis on fait demi-tour et on redescend.

– C’est bien ce que je pensais, dit Lucas. Vous ne pêchez même pas à la traîne.

– À l’évidence, vous ne savez pas apprécier la splendeur de l’univers. Il vous faut une bière. »

 

Kennett et Lily lui donnèrent une leçon de navigation, lui enseignèrent les noms des cordages et du gréement, lui indiquèrent les bouées qui marquaient l’entrée du chenal.

« Vous avez une cabane sur un lac, si je ne me trompe ? Eh bien, il n’y a pas de bouées, là-bas ?

– Sur mon lac ? Quand je pisse du bord de mon appontement, j’atteins la rive d’en face. Si on mettait une bouée, il n’y aurait pas de place pour un bateau.

– Je croyais que les grandes forêts du Nord…, tenta Kennett d’un ton parfaitement sérieux.

– Il y a de belles étendues d’eau, certes, concéda Lucas. Le lac Supérieur, oui. Sur le Supérieur, vous pouvez voir des choses que vous ne verrez jamais dans l’Atlantique.

– Ça, j’en doute sérieusement, lança Lily, sceptique.

– Ah, oui ? Eh bien, d’une année l’autre, le lac gèle complètement, et quand on regarde, on voit un horizon semblable à un couteau, il n’y a que de la glace à perte de vue. On peut se mettre en marche vers l’horizon sans jamais l’atteindre.

– D’accord », dit-elle.

Ils parlèrent de yacht à glace et de paraski, mais la conversation revenait toujours sur la voile.

« J’envisageais de prendre une année de congé et de tenter le tour du monde en solitaire, peut-être… à moins de rester bloqué dans les îles, dit Kennett. Peut-être serais-je resté, peut-être pas.

J’ai pris des leçons d’espagnol, et de français aussi.

– De français ?

– Eh oui, vous traversez l’Atlantique jusqu’aux îles, vous voyez, et puis hop, jusqu’aux Canaries, peut-être une petite incursion en Méditerranée pour jeter un coup d’œil à la Riviera – ça, c’est français – puis en ressortir et longer la côte africaine jusqu’au Cap, et après, l’Australie et la Polynésie. On parle français à Tahiti. Enfin, remonter jusqu’aux Galapagos, la Colombie et Panama, et retour aux îles…

– Les îles… l’idée me plaît bien, dit Lucas.

– Ça vous plaît vraiment ? demanda Kennett, sérieusement.

– Oui, tout à fait », dit Lucas, regardant l’étendue d’eau. Ses joues et ses lèvres cuisaient d’avoir été exposées au soleil et il sentait les muscles de son cou et de son dos se détendre. « J’ai traversé une sale période l’année dernière, une dépression. Une vraie, de celles que l’on soigne. J’en suis sorti, mais je ne veux jamais revivre ça. Je préférerais… m’enfuir. Aux îles, par exemple. Je ne pense pas qu’on puisse être déprimé dans les îles…

– Mais de quelles îles parlons-nous au juste ? demanda Lily.

– Je ne sais pas, dit Kennett, l’air vague. Les îles du Vent, les îles Sous-le-Vent, un truc comme ça…

– Quelle différence cela fait-il ? demanda Lucas à Lily.

– Ce n’est pas mon problème, dit-elle en haussant les épaules. Ce sont vos îles à vous. »

Après quelques secondes de silence, Kennett dit : « Une dépression unipolarisée. Vous avez entendu vos armes vous appeler ? »

Interloqué, Lucas le regarda « Vous en avez fait une aussi ?

– Juste après mon deuxième infarctus. Ça, ce n’était pas si grave, c’est cette putain de dépression qui a failli me tuer. »

Ils virèrent et redescendirent la rivière. Kennett plongea la main dans sa poche et en sortit un paquet de cigarettes.

« Dick… Jette ces saloperies.

– Je n’en fumerai qu’une, Lily. Juste une. C’est tout pour aujourd’hui.

– Mon Dieu, Dick…, supplia Lily, qui semblait au bord des larmes.

– Écoute, Lily… Oh, et puis merde ! » Kennett balança le paquet de Marlboro par-dessus bord, et elles s’éloignèrent en flottant.

« Voilà qui est mieux, dit-elle, mais les larmes coulaient le long de ses joues.

– L’autre jour, j’ai essayé d’en piquer une à Fell, eh bien, elle n’a rien voulu savoir.

– Elle a eu raison », dit Lily, les yeux encore humides.

Un peu gêné, Lucas risqua : « Regardez la ville. » Kennett et Lily se retournèrent pour admirer le soleil sur les tours de Midtown. Les gratte-ciel de pierre brillaient comme du beurre et les tours plus modernes, en verre, étincelaient comme des couteaux.

« Quel endroit ! » s’exclama Kennett. Lily essuya ses larmes du revers de la main et tenta un sourire.

« On ne voit pas les morceaux rapiécés d’ici, dit Lucas. Pourtant, New York, ce n’est que ça, vous savez. Du rapiéçage, un milliard de morceaux, rapetassés les uns sur les autres. L’autre jour, j’ai marché de l’hôtel à Midtown South, en traversant Broadway à la hauteur de la Trente-cinquième, et il y avait un trou dans le trottoir, et au fond de ce trou il y en avait un autre, mais quelqu’un avait bouché le trou du fond. Pas le gros, juste le petit du fond.

– Quel péquenaud », marmonna Kennett.

Ils ramenèrent le bateau en fin d’après-midi, après avoir pris un bon coup de soleil. Quand Lucas eut affalé la grand-voile, Lily le rapatria dans la marina d’une main experte, sans heurts.

« C’était la plus belle journée du mois, dit Kennett. J’aimerais bien recommencer une fois avant votre départ, ajouta-t-il en regardant Lucas.

– Moi aussi, répondit Lucas. Nous devrions faire un tour aux Îles, un de ces jours. »

Lucas porta la glacière jusqu’au 4x4, pendant que Lily se chargeait d’une brassée de draps que Kennett voulait laver à la maison.

« Dommage qu’il ne puisse pas conduire la voiture, dit Lucas pendant que Lily soulevait le hayon arrière.

– Il le fait quand même, dit-elle sur le ton de la confidence. Il m’assure que non, mais je sais très bien qu’il se glisse dehors la nuit pour conduire. Il y a deux ou trois mois, je l’ai ramené chez lui et quand nous nous sommes garés, j’ai noté le kilométrage, 12 344, et je me suis dit que si je conduisais un kilomètre de plus, j’aurais une séquence : 12 345. Quand je suis revenue le lendemain, le compteur affichait 12 410, ou quelque chose de cet ordre. Il avait donc conduit seul. Je vérifie maintenant, et je constate souvent que le compteur a bougé. Il n’est pas au courant. Je ne lui en ai pas parlé de peur qu’il ne se mette en colère. Cela pourrait provoquer une nouvelle crise. Du moment qu’il y a une direction assistée et des freins…

– Il y a de quoi rendre un type complètement cinglé, d’être cloué comme ça, dit Lucas. Tu devrais lui lâcher les baskets.

– J’essaie, mais il y a des fois où je ne peux pas me retenir. Les hommes peuvent être si bêtes, cela me donne la migraine. »

Ils retournèrent au bateau, où ils trouvèrent Kennett dans la cale, en train de s’activer. « Hé, Lucas ! Vous me donnez un coup de main ? Il faut que je sorte cette batterie mais elle est trop lourde pour Lily.

– Dick, tu t’amuses encore avec cette clé à écrous ? commença Lily, mais Lucas porta l’index à ses lèvres et elle s’arrêta.

– Je descends », dit Lucas.

Dix minutes plus tard, pendant que Kennett et Lily finissaient de boucler le bateau, Lucas rapporta la batterie au 4x4. Arrivé dans le parking, il la posa partiellement sur le pare-chocs pendant qu’il cherchait la bonne clé, puis se retourna et regarda de l’autre côté de la clôture. Lily et Kennett s’étaient arrêtés sur le quai. Elle s’appuyait contre lui, il la tenait par la taille. Elle lui dit quelque chose, se pencha et l’embrassa sur les lèvres. Lucas sentit un petit pincement de cœur, mais pas trop fort.

Kennett était quelqu’un de bien.