Chapitre 18

Ils se déployèrent dans la courette, une demi-douzaine de gradés criant de tous côtés. Les lumières s’allumèrent dans toutes les pièces de l’établissement, que des flics en tenue passèrent au crible fin, millimètre par millimètre, même si ceux qui étaient dans la courette le savaient déjà : il était parfaitement inutile d’entreprendre des recherches.

« Pauvre connard… Combien de personnes sont sorties ? Combien ?

– J’essayais de lui sauver la peau. Mais bordel, où ils étaient passés, tes gars, hein ? Où diable… » Un type trapu en poussa un autre, plus grand, et pendant quelques secondes il y eut de la bagarre dans l’air, mais un autre flic s’interposa.

« Bon Dieu, il faut sortir par l’arrière, ces putains de journalistes de la télé ont déjà envahi la rue…

– Qui était chargé de surveiller les escaliers ? Où était… ?

– Fermez-la. » Kennett, qui était resté assis sur un banc à parler avec Lily et O’Dell, se fraya un chemin à coups d’épaule au milieu des autres policiers, sa voix s’abattant au milieu de leurs bavardages comme une lame glacée. « Fermez-la, nom de Dieu. »

Il resta debout sur le trottoir, extrêmement pâle, deux doigts rôdant à la hauteur de son cœur. Il se tourna vers l’un des policiers : « Combien de personnes sont sorties ?

– Écoutez, ce n’était pas mon…

– Je me fous complètement de savoir qui est responsable, aboya Kennett. Nous avons tous foiré. Ce que je veux savoir, c’est combien de gens sont sortis.

– Je ne sais pas, répondit le flic. Une vingtaine, une trentaine peut-être. Quand tout le monde s’est précipité vers les coulisses, il y a une poignée de gens qui se trouvaient dans le foyer ou à proximité des portes et qui sont simplement sortis. Il n’y avait personne pour les arrêter. Quand je suis revenu, ils étaient presque tous partis.

– Il n’y avait qu’une cinquantaine de spectateurs dans l’auditorium, dit Kennett. Disons que la moitié d’entre eux sont sortis.

– Mais ce n’est pas ça, le problème, dit le flic.

– C’est quoi, le problème ? demanda Kennett, d’une voix aiguë, déchirée, douloureuse, qui faisait penser à un morceau de peau arrachée à la base de l’ongle.

– Le problème, c’est que j’ai examiné chacun de ces visages un par un, et que Bekker n’y était pas. Même si vous me pendez par les couilles, vous ne me ferez pas dire qu’il y était, pour la bonne raison qu’il n’y était pas. Il n’était pas là.

– Il fallait bien qu’il soit quelque part, rétorqua sèchement Carter.

– Personne n’a traversé la scène, personne n’est sorti par la courette. Il n’y a qu’une seule autre porte et elle ne mène nulle part, elle permet juste de revenir dans le foyer… »

Il y eut un silence prolongé, un concentré de peur et de colère. Des têtes allaient tomber sur ce coup-là. Des têtes allaient tomber. Deux ou trois policiers lancèrent un regard furtif du côté de Lily et O’Dell qui s’entretenaient gravement en aparté. Quelques instants plus tard, Huerta dit : « Il devait être là depuis le début. Il a dû se cacher avant notre arrivée, constater qu’il ne pouvait pas ressortir et prévoir que nous allions passer les lieux au crible avant de repartir. Alors il a chopé Frank pour lui prendre sa radio. »

Kennett approuva d’un signe de tête.

« Ce ne peut pas être Frank qui a appelé…

– Pourtant, ça lui ressemblait…

– Ça veut simplement dire que Bekker a une voix grave. On est bien avancés avec ça. Nos gars ont débarqué dans les coulisses en cinq secondes, et Frank était déjà mort. Il a quand même fallu un petit moment pour le mettre dans cet état-là.

– Eh ben alors, ça lui servait à quoi d’appeler, Bekker, s’il était déjà parti ? demanda Kuhn.

– À nous faire revenir ici dare-dare, expliqua Lucas. Voyons… il arrive ici, neutralise Frank, pique la radio, ressort par la porte latérale qui donne derrière l’angle du foyer, lance son appel radio, pousse la porte, traverse tranquillement le foyer et sort dans la rue.

– Billy dit que personne n’a franchi cette porte », objecta Kuhn.

Un jeune policier en civil, les mains dans les poches, secoua la tête. « Dieu m’est témoin, je ne vois pas comment une seule personne aurait pu passer par là. Le lieutenant Carter m’a dit de rester où j’étais et j’y suis resté, même quand Frank a appelé. J’ai vu tout le monde courir…

– Mais vous tourniez le dos à la porte ? demanda Kennett.

– Oui, mais j’étais précisément  », persista le jeune flic, qui voyait déjà le bonnet d’âne s’ajuster à son tour de tête.

Kennett se tourna vers Lucas.

« Vous êtes sûr qu’il n’est pas passé devant vous ?

– Je ne vois pas comment il aurait pu… Comme disait votre collègue… » Lucas désigna le policier qui avait examiné les visages un par un. « J’ai observé chaque putain de visage qui franchissait cette porte, et il n’y était pas, c’est tout.

– Très bien. C’est donc qu’il était encore à l’intérieur, dit Kennett. Nous pouvons assumer qu’il a lancé cet appel radio pour faire diversion, afin de pouvoir sortir…

– Ou se cacher, suggéra un autre policier. S’il a eu une planque pendant la journée…

– On le saura », dit Kennett en levant les yeux vers les fenêtres illuminées. Mais quand il jeta un regard en coin à Lucas, celui-ci secoua la tête. Bekker avait filé. « L’autre solution, c’est qu’il se soit penché à une fenêtre quelque part et ait lancé son appel pour écarter nos gars qui étaient dans la rue…

– Et s’il avait des clés, et qu’il se trouvait déjà dehors, et qu’il n’avait fait ça que pour se moquer de nous ? » suggéra un autre flic.

Ils en parlèrent encore pendant une vingtaine de minutes avant de se disperser, les uns pour accomplir une tâche précise, les autres simplement pour s’éloigner, craignant que leur nom et leur visage ne se retrouvent associés au désastre. Dans la niche qui protégeait la porte des coulisses, l’équipe chargée des premières constatations travaillait sous de puissants projecteurs, relevant ce quelle pouvait. En fait, il n’y avait aucun doute : c’était Bekker. Bekker, oui, mais comment.

« Bon, maintenant, on laisse tomber les histoires de flics, dit Kennett à Lucas, au milieu de la courette. Passons à la politique.

– Ils vont avoir votre peau, sur ce coup-ci ? demanda Lucas.

– Ça se pourrait bien, dit Kennett. Je vais commencer par appeler quelques personnes. Il faut arrondir les angles, faire un écran de fumée.

– Ça ne va pas être facile, vu votre présence sur les lieux…

– Qu’est-ce que vous feriez à ma place ?

– Je mentirais », dit Lucas.

Kennett parut intéressé.

« Comment ça ?

– En chargeant Frank. Déverrouillez la porte de derrière, dit Lucas en inclinant la tête vers l’autre côté de la courette. Racontez-leur que Bekker s’est caché dans l’établissement pendant la journée, qu’il avait dû voler les clés quelque part. Qu’il est ensuite sorti de sa cachette et descendu ici – où nous avions posté un seul homme, vu que les issues étaient bloquées à l’avance –, et que là, il s’est retrouvé en face de Frank. Ils se sont battus, mais Bekker marche au P.C.P. et il a tué Frank. Ensuite, il a filé par l’autre côté du bâtiment. Si quelqu’un doit porter le blâme, c’est Frank. Mais personne n’osera rien dire, car Frank est mort. Vous pourriez même en rajouter un peu dans la coulisse. Leur dire que Frank a complètement foiré mais qu’on ne peut pas l’admettre publiquement. C’était un brave type, et maintenant il est mort…

– Hum…, dit Kennett en se mordillant la lèvre. Et que fait-on de la radio ?

– Quelqu’un a déjà suggéré qu’il se moquait de nous : retenez cette hypothèse. Comme s’il se trouvait déjà dehors. Cela colle assez bien avec le personnage de Bekker, pour ce que les médias en savent.

– Vous pensez… ?

– Non, je pense qu’il nous a roulés dans la farine.

– Moi aussi. » Kennett contempla ses chaussures quelques secondes avant de regarder du côté de Lily et O’Dell. « Mais la supercherie risque de ne pas faire très long feu.

– Personne ne s’en souciera si nous l’attrapons avant que ça ne s’ébruite. »

Kennett acquiesça de la tête.

« Je ferais mieux d’aller parler à O’Dell. Il va falloir procéder à un sérieux massage de médias, dans la coulisse.

– Vous croyez qu’il vous aidera ? »

Kennett s’autorisa une ombre de sourire.

« Lui aussi était sur les lieux. Ils venaient juste de se garer dehors… »

Il fit un pas pour rejoindre Lily et O’Dell mais s’arrêta brusquement et, pivotant, mains dans les poches, lança, sans l’ombre d’un sourire cette fois : « Filez donc à Minneapolis. Et trouvez-nous quelque chose, pour l’amour du ciel. »