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Les Merveilles de Rigomer

Lancelot poursuivait sa course folle à travers bois et landes. Vers l’heure de none, alors qu’il longeait une rivière, il rencontra un chevalier qui s’en allait, tout seul, pensif, au petit trot de sa monture. Tous deux se saluèrent, mais Lancelot qui l’avait dépassé, s’arrêta soudain et revint en arrière. « Seigneur, dit-il à l’autre chevalier, puis-je te poser une question ? – Volontiers, seigneur, pourvu qu’il soit en mon pouvoir d’y répondre. – Depuis des semaines, j’entends parler de Rigomer et de ses merveilles. Pour l’amour de Dieu, si tu sais quelque chose à ce sujet, fais-m’en part, je t’en prie.

— Ce que je peux te dire, c’est que Rigomer est à peine à une journée d’ici avec un bon cheval, répondit le chevalier. La route que tu suis y mène tout droit. – Dis-moi encore : le pays est-il en paix ou en guerre ? Un chevalier peut-il s’y rendre librement de jour comme de nuit ?

— Certes, mais seulement jusqu’au pont. Néanmoins, j’ajoute qu’il faut avoir un bon sauf-conduit, ce qui ne semble pas ton cas. – Un sauf-conduit ? Non, je n’en ai pas. – Si, reprit l’autre, mais je me demande s’il suffit.

— Que veux-tu dire ? – Tu as des armes brillantes, un valeureux destrier et un corps vaillant de chevalier, cela constitue un sauf-conduit. Reste à savoir s’il est valable là-bas. En tout cas, laisse-moi te le redire, il ne vaut que jusqu’au pont. Pour le franchir, il faut être bien brave et bien fort. »

Lancelot insista : « Cher seigneur, que peut-il arriver à celui qui le traverse ? – L’audacieux qui entreprendrait cette folie tomberait dans la pire disgrâce, et qui durerait toute sa vie. Toi qui parais si plein de vie, quelle tristesse de te voir vaincu ou mort ! Ce qui t’attend, c’est la mort, ou tout au moins la prison, la défaite et de terribles blessures. Personne n’y pourra rien. – J’ai l’impression que tu veux m’éprouver, dit Lancelot. As-tu encore quelque autre conseil à me donner ? – Oui, celui-ci : descends de ton cheval, fais un ballot de tes armes et porte-les derrière toi. Quand tu auras fait ainsi deux petites étapes, tu seras parfaitement tranquille. – Mais, si d’ici là quelqu’un me cherche querelle ? – Par Dieu tout-puissant, cela arrivera sûrement. Alors tu devras te battre, et si tu perds, il te faudra abandonner ton équipement et t’en aller tout nu, à moins que tu ne supplies qu’on te le rende. Mais quelle honte pour un chevalier ! Celui qui s’abaisse ainsi ne peut s’attendre à peser davantage qu’une feuille de lierre. Ce n’est plus là habileté, mais lâcheté pure ! »

Alors Lancelot lui dit : « Je n’irai donc pas désarmé, quoi qu’on dise. Je préfère la souffrance et l’honneur au repos et à la honte. As-tu encore quelque chose à me dire, cher seigneur ? – Oui, une dernière : il faut être bien fou pour tenir ce langage. » Et, sur ces paroles, le chevalier solitaire s’esquiva, laissant Lancelot en proie à de tumultueuses pensées.

Il était plus de minuit quand il déboucha, sans avoir rencontré âme qui vive, au milieu d’une forêt, dans une clairière où se dressait une étrange maison grande ouverte. Jetant un coup d’œil à l’intérieur, il vit un feu qui brûlait dans la cheminée. Il entra à cheval et, sur une natte de roseaux, aperçut une créature qui le plongea dans l’étonnement. À l’examiner davantage, il ne put dire si c’était une femme ou un monstre. Elle n’était guère attirante, en effet, tassée comme elle était, les deux bras autour des genoux, endormie profondément, mais ronflant comme une bête. Intrigué par cet être blotti près du feu, Lancelot le contourna, par-derrière et par-devant, à droite et à gauche, et en déduisit que c’était une femelle, mais d’une laideur repoussante. Ses ronflements cependant devenant de plus en plus forts, le cheval, se mettant à renâcler, fut saisi d’une telle panique qu’il refusa d’avancer malgré les coups d’éperons de son maître au comble de la perplexité. Que fallait-il faire ? Le cheval menait grand tapage, de ses pattes et de ses fers, et l’on se serait cru au fin fond de l’Enfer. Réveillée par le tintamarre, la créature, tout étonnée, demanda ce qui se passait. « Je suis un chevalier qui a besoin d’être hébergé, répondit Lancelot. Je t’en prie, loge-moi cette nuit. Je m’en irai très tôt le matin. – Ma foi, parlons-en, car je n’ai jamais vu de chevalier. Sont-ce les diables qui t’ont amené dans cette forêt ? » Se soulevant quelque peu, elle examina Lancelot. « Qui es-tu ? demanda-t-elle. – Je te l’ai dit, je suis un chevalier qui cherche un gîte pour la nuit. – Voilà une belle garantie, en vérité. Je n’ai jamais vu de chevalier et ne sais pas ce que c’est. Es-tu armé ? – Oui, bien sûr. On ne peut chevaucher la nuit sans être armé dans un pays que l’on ne connaît pas. – Dans ce cas, dit la créature, je ne t’hébergerai pas. Tu m’apportes la douleur et la peine. Il y a mille ans que j’ai entendu dire que les chevaliers armés sont les êtres les plus malfaisants qui soient au monde. Jamais un chevalier armé ne sera hébergé sous mon toit. Rien n’émeut ces gens-là, rien ne leur fait peur, et ils tuent n’importe qui par simple plaisir de tuer(55). Si je t’hébergeais, je suis certaine que le matin, avant de t’en aller, tu me tuerais sans autre remerciement. – C’est bon, dit Lancelot, j’enlèverai mon haubert. – Dans ce cas, je t’hébergerai, puisque tu y tiens. »

Alors, pour la première fois, elle ouvrit grands les yeux, et de ses mains noueuses souleva ses paupières en les tirant sur son front, les attacha à l’aide de crochets de fer rivés à sa peau à deux protubérances, deux sortes de cornes qu’elle avait sur le crâne, comme une bête sauvage(56). Sa tête était énorme et chenue, et une bosse déformait son dos. Quant à son ventre, il était plus massif que le plus gros chêne d’une forêt. Cependant, elle dit aimablement : « Frère, écoute-moi. Puisque ton cheval tremble si fort, j’irai dans ma chambre, et j’enverrai ma nièce passer un moment avec toi. Ainsi tu pourras manger et boire tant que tu voudras. »

Puis, elle se releva de toute sa taille pour aller dans sa chambre, et ses muscles craquèrent comme des courroies en peau de cerf qu’on aurait brusquement rompues. Quand Lancelot vit debout cette vieille sorcière hideuse, la chair plus noire que du charbon, il ne put s’empêcher, malgré sa bravoure, de frémir, pensant qu’il laisserait s’enfuir son cheval plutôt que de l’arrêter. Mais il se garda bien de lui tourner le dos, craignant le pire s’il la perdait de vue. Face à elle donc, il tira son épée, mais elle se dirigea comme si de rien n’était vers la chambre et disparut de l’autre côté de la cloison. Tout redevint calme alors et le cheval s’apaisa. Lancelot retrouva ses esprits, se demandant quand même quel aspect pouvait bien avoir la nièce de ce monstre. Or, une fille très jeune et assez jolie sortit de ses appartements, très sensée et courtoise à entendre. Elle demanda en effet à Lancelot de mettre pied à terre, ce qu’il fit aussitôt, tout heureux de sentir son cheval de nouveau paisible. La jeune fille fit sortir la bête au-dehors et revint vite à lui. Elle le combla de prévenances, lui donna à manger et à boire à volonté. Enfin, elle ouvrit la porte d’une seconde chambre, où Lancelot put s’étendre sur un bon lit et trouver sans tarder le sommeil.

Le jour suivant, de bon matin, la nièce vint s’occuper de lui et l’aida à se préparer jusqu’à ce qu’il fût de nouveau en selle. Alors, elle lui dit : « Va, Lancelot. Tu n’en as plus pour longtemps. Mais souviens-toi que ce n’est pas toi qui mettras fin aux merveilles de Rigomer. » Et elle rentra dans la maison.

Tout étonné que la jeune fille connût son nom et le but de son voyage, car il ne lui en avait pas parlé, Lancelot se résigna à ne pas comprendre, et bien content de n’avoir pas été obligé de saluer l’horrible femme, piqua des deux vers la forêt.

C’est ainsi qu’en peu de temps, il parvint aux landes de Rigomer. À l’horizon, se profilait l’île près du rivage, la cité dont on lui avait parlé, ainsi que le pont de cuivre. Mais déjà un Chevalier sans armes chevauchait à sa rencontre. « Seigneur, sois le bienvenu, fit-il, lorsqu’il fut à portée de voix. – Que le bonheur soit avec toi, seigneur ! répondit Lancelot. – Puis-je t’être utile ? reprit le Chevalier sans armes. D’où es-tu et où vas-tu ? – Je suis chevalier de Bretagne et je viens à Rigomer, pour y voir les aventures. – Ton intention ne manque pas de grandeur. Mais qui es-tu donc ? – Lancelot du Lac, fils du roi Ban de Bénoïc. – J’ai entendu dire en effet que tu étais d’une grande bravoure. Mais quels sont tes projets ? Nous sommes près de l’entrée, mais si tu veux aller plus loin, tu te trouveras bientôt là où l’on met en pièces les lances, où l’on reçoit de nombreuses blessures plus graves que les mortelles. Heureux celui qui meurt vite car celui qui ne guérit pas de sa blessure endure des peines et des souffrances sans fin. – Je sais, dit Lancelot. – Sache encore que si tu franchis l’entrée en armes, tu mourras de la lance et de l’épée. Sinon tu recevras une blessure dont tu ne guériras pas, ou tu seras vaincu. Si je te dis tout cela, c’est parce que c’est mon rôle de t’avertir : je m’acquitte seulement de la fonction qui est la mienne. Si tu veux cependant suivre mes conseils, je te protégerai. – Comment cela ?

— Je vais te le dire. Mets pied à terre sous cet arbre en t’aidant de ce bloc de marbre. Fais délacer ton heaume, retire ton haubert, détache tes chausses. Place ensuite tout ton équipement sous les branches. Ainsi désarmé, tu pourras voir les merveilles. En revanche, il te sera interdit de passer le pont. Dans la lande, tu trouveras détente et divertissements. Le plaisir y règne jour et nuit en nombreuse compagnie de dames, les plus belles qu’on puisse voir dans cent royaumes. Reste sept mois, un an, trois ans, tu ne manqueras jamais de rien. Et si tu veux d’autres plaisirs encore, tu pourras chasser dans les bois ou sur la rivière. Mais garde-toi surtout de jouter, car ici nul n’a jamais combattu sans recevoir honte, blessure ou mort. À présent, tu es libre de retourner d’où tu viens si tu le veux. C’est d’ailleurs ce que je te conseille. »

Lancelot se mit à réfléchir profondément. Il lui répugnait tout à fait de laisser ses armes et de s’en aller ainsi vers des dangers qu’il pressentait. D’autre part, il risquait, sinon la mort, du moins une blessure qui ne guérirait pas si un quelconque chevalier le provoquait. Il s’apprêtait donc à descendre de cheval pour se désarmer quand, tout à coup, le souvenir de Guenièvre envahit son esprit. « Jamais, se dit-il, elle n’admettrait que j’agisse aussi lâchement et me retirerait son amour. Voilà la blessure dont je ne guérirais jamais. Elle serait bien pire que toutes celles que pourrait recevoir mon corps. »

Ayant ainsi tranché avec lui-même, il piqua des deux et se précipita dans la lande, suivi par le chevalier sans armes qui l’accompagna jusqu’au pont où se tenait le dragon. Il les lui montra, ainsi que le lit du fleuve. Sur l’autre rive, se dressaient des maisons derrière des remparts, des tours puissantes et fortifiées, des riches manoirs de notables. Lancelot demanda à son guide : « Ai-je le droit de passer le pont du dragon sans enfreindre la loi du château ? – Tu ne le passeras pas aujourd’hui, car je dois d’abord t’informer des coutumes et des lois qui nous régissent. Seigneur, s’il te plaît, tu passeras la nuit chez moi, et demain, au point du jour, nous reparlerons de tout cela. »

Le Chevalier sans armes l’emmena dans sa tente et le combla d’attentions. Il ne manqua de rien et se montra charmé de la courtoisie de son hôte. Dès l’aube, ils se levèrent, et Lancelot, comme il en avait l’habitude, réclama ses armes. Le chevalier les lui refusa, disant qu’il n’en aurait que faire, et lui recommanda de prendre uniquement son épée. « Monte sur ton cheval et prends garde au grand dommage qui peut t’arriver. » Ils chevauchèrent alors à grande allure vers le fleuve et aperçurent sur le pont un chevalier qui ne portait pas de haubert, plus blanc qu’une fleur des prés : ses vêtements étaient blancs ainsi que son cheval, sa lance et le pennon qu’il tenait dans sa main. « Qui est-ce ? demanda Lancelot. – Tout ce que je peux te dire, répondit le Chevalier sans armes, c’est que je voudrais bien que tu en sois délivré. Par Dieu, j’en suis terrifié pour toi. – Tu cherches à m’impressionner ! » dit simplement Lancelot.

Cependant le Chevalier Blanc était descendu du pont au milieu d’une foule venue voir ce qui allait se passer. Le sonneur de cor fit retentir son instrument. Alors, le Chevalier Blanc prit son élan, plein de morgue et de présomption. Il planta sa lance dans un trou et revint au galop, l’air aussi fier. Son coursier était plus rapide qu’un grand cerf dans les bois ou la lande, plus léger qu’un oiseau de haut vol, plus fin qu’une flèche d’arbalète. Alors, le Chevalier sans armes l’aborda et lui dit : « Seigneur, je te demande grâce pour le chevalier que tu vois. Laisse-le-moi sain et sauf ! – Ne m’importune pas, répondit le Chevalier Blanc. Ta prière est inutile et je ne l’écouterai pas. Il perdra la tête et la vie. Sans doute est-il vaillant, mais il a fait grande folie en entrant armé dans les landes. Le fou doit payer son extravagance. Le sage en tirera leçon. »

Le Chevalier sans armes revint vers Lancelot. « Il serait peut-être temps de m’expliquer ! dit celui-ci. – Eh bien, il me faut t’annoncer ta perte. Tu dois faire la course avec ce chevalier blanc. Et par malheur chacun doit mettre sa tête en jeu. Vous allez rejoindre tous deux la même ligne de départ, et quand je donnerai le signal, vous commencerez la course. Le premier qui s’emparera de la lance fichée dans le sol aura gagné la tête de son adversaire, s’il n’est pas gracié. – Cela semble correct », dit froidement Lancelot.

Au signal, ils éperonnèrent leurs chevaux. Mais Lancelot, en cavalier expérimenté, s’arrangea pour gêner le Chevalier Blanc, et pour donner finalement un coup d’épée dans la tête de son cheval. La monture s’écroula, entraînant dans sa chute son maître. Lancelot força alors le galop de son propre cheval, arriva à la lance et l’arracha promptement. Il revint triomphalement vers son adversaire, l’épée haute, et lui aurait volontiers tranché la tête, si le Chevalier sans armes n’avait pas imploré la grâce du vaincu. « Je te le laisse, murmura Lancelot. Je te dois bien cela ! » Et il remit son épée au fourreau comme si de rien n’était.

Cependant la nouvelle de la victoire de Lancelot se répandit rapidement. Un messager traversa le pont, sans cheval, et s’en alla vers le château. Là-haut, dans le donjon principal, se tenaient une dame, des seigneurs et de nombreux familiers. Le messager raconta ce qui était arrivé et la dame ne put qu’exprimer son admiration : « Quelle prouesse ! dit-elle. Qui est ce chevalier ? – Il est de la maison d’Arthur. On dit qu’il est venu pour l’aventure. Personne ne résiste devant lui. » À ces mots, un chevalier d’une puissante stature, hardi et fameux combattant, se leva. « J’irai moi-même le combattre, dit-il, et l’on verra bien si personne ne résiste devant lui. Je me fais fort de tant le divertir qu’il n’aura plus jamais envie de faire la cour aux dames ! »

Ce jour-là, les commentaires allèrent bon train dans le château et sur la lande. Mais Lancelot était allé prendre du repos. Au matin suivant cependant, il se réveilla en sursaut et demanda à son hôte : « Écoute, seigneur, s’il te plaît. Quel est donc ce tumulte ? – C’est un bruit redoutable. Il a bien commencé pour toi, et il ira grandissant. Une bien triste fête se prépare, où tu perdras la tête. Il va falloir que tu combattes un redoutable champion, qui a déjà mis à mal de nombreux braves. Prends donc tes armes et défends-toi, ne serait-ce que pour sauver ton honneur. »

Le grand chevalier du château s’était en effet levé très tôt. Il avait demandé ses armes et on lui avait apporté trois hauberts, blancs à l’envers et plus encore à l’endroit. Sur sa tête, on attacha trois heaumes d’acier pur, et il se fit ceindre de trois épées. Une fois sur son cheval, il prit son bouclier et sa lance, puis, jouant des éperons, fit un galop d’essai à travers les rues de la cité. Enfin, il s’engagea sur le pont, faisant un tel vacarme qu’on l’entendit à deux lieues et demie. Tous ceux qui se trouvaient sur la lande en furent frappés de saisissement.

Quand Lancelot fut à son tour armé et en selle, le Chevalier sans armes lui tendit une lance énorme, raide et solide, toute en ivoire blanc. La hampe, faite de trente morceaux assemblés avec de la colle, des nerfs et des clous, était inflexible et incassable. « Prends cette lance. Je te la donne parce que ton adversaire possède exactement la même. Prends garde qu’à la joute, elle ne te glisse du poing. Et que Dieu t’aide ! » Ils quittèrent alors la tente et gagnèrent le pont sans plus tarder. Des appels retentirent ; des groupes se formèrent dans les landes et ceux du château se préparèrent. Un cortège animé finit par en sortir ; d’abord les chevaliers, les jeunes filles et les serviteurs d’armes, puis les dames et les bourgeois, tous se tenant par le doigt. Ils passèrent le pont devant le dragon qui restait impassible. Quant à la Dame de Rigomer, elle arriva la dernière, richement vêtue, portant un galon d’or dans ses cheveux eux aussi blonds comme l’or, et prit place sous un grand dais qui avait été préparé à son intention.

Les deux champions attendaient chacun à l’ombre d’un olivier. Des gardes les entouraient, avec des massues, des haches, des épées et quelques masses ferrées, pour veiller au maintien de la stricte justice. Quand tout fut prêt, les deux chevaliers reçurent le signal de bataille. Ils se mirent en selle et firent leur galop d’essai. Puis ils s’élancèrent et s’entrechoquèrent avec une telle ardeur, leurs lances pointées en avant, qu’ils se désarçonnèrent mutuellement. Lancelot se remit très vite sur pied et se dirigea vers le grand chevalier paraissant avoir toutes les peines du monde à se relever, accablé qu’il était par le poids des trois armures qu’il portait. Aussi, Lancelot en profita-t-il pour lui assener un grand coup d’épée qui trancha net les lacets de ses deux premiers heaumes, lesquels furent projetés à plus d’une toise et demie. Le grand chevalier bondit, affolé par cette perte, reprit son bouclier et s’en protégea, imité par Lancelot agissant là en homme averti. S’étant jaugés du regard, ils se rapprochèrent l’un de l’autre et commencèrent à s’affronter à l’épée. Le grand chevalier frappa Lancelot le premier et fit voler à terre un morceau de son bouclier. À la vue de cette brèche, Lancelot voulut le frapper au visage, mais l’autre se détourna et le frustra de son coup. Néanmoins il l’atteignit à l’épaule et son épée tranchante et dure glissa, coupant plus de mille mailles dans le haubert, qui se répandirent sur la prairie. Le grand chevalier essaya à son tour de frapper Lancelot au visage ; mais Lancelot arrêta le coup de son bouclier blanc et riposta avec une telle violence qu’il brisa le heaume ciselé du chevalier jusqu’à la coiffe. Devant un tel exploit, ce dernier, prenant du recul, le pria de lui dire son nom et d’où il venait.

« Je suis de la maison d’Arthur, le roi de Bretagne. – Quel est ton nom ? – Lancelot du Lac. – Ah ! j’ai bien entendu dire que tu étais le meilleur chevalier que l’on connaisse ! Ma haine envers toi est donc justifiée. Je sais que tu veux m’anéantir, mais tu n’y parviendras pas, et c’est par moi qu’il te faudra mourir aujourd’hui. Tu n’y échapperas pas ! – Avant que tu ne puisses repasser le pont, je te ferai ravaler tes paroles qui sont celles d’un fanfaron ! » s’écria Lancelot avec force.

Mettant fin à leur joute verbale, ils retrouvèrent leur souffle, et bientôt la mêlée reprit plus sauvage et cruelle encore. Lancelot visa à nouveau le côté gauche, là où il avait tranché le haubert. Il y mit tant de force et arracha encore tant de mailles qu’il lui fit une entaille profonde dans la chair et le jeta à terre sur la hanche. Se sentant atteint, le grand chevalier se releva et réagit avec violence. Les boucliers avaient volé en éclats, les hauberts étaient rompus, les épées brisées. Le grand chevalier prit sa seconde épée et se précipita sur Lancelot ; mais celui-ci, sans doute plus agile que son adversaire, lui arracha la troisième épée de sa ceinture afin de le contrer dans son attaque, tant et si bien que le combat dura jusqu’à la nuit. Alors Lancelot mit toute sa force en jeu, se rua sur le grand chevalier qu’il jeta à terre, et pointa son épée sur la gorge du vaincu.

« Grâce ! cria le grand chevalier. Grâce, noble chevalier ! Épargne-moi ! Prends mon épée, je me reconnais pleinement vaincu ! Sache pourtant que la vie m’importe peu. Je veux seulement obtenir la confession qui lave les péchés, et me repentir, car j’ai commis bien des fautes. J’ai tué plus de chevaliers que je n’en vois de vivants à l’église, j’en ai emprisonnés, vaincus ou blessés beaucoup d’autres à la tête, ou à l’œil. Si mon corps est perdu, la confession du moins sauvera mon âme ! » Lancelot hésita. Cet homme sans pitié avait été si cruel pour ceux qui avaient eu le malheur de le rencontrer et, si lui-même avait eu le dessous, il n’aurait sûrement éprouvé aucun scrupule à le faire mourir. Blessé maintenant, peut-être à mort, il avait peur du trépas. Malgré tout, il décida qu’il vivrait : « Je te fais grâce, dit-il, à condition que tu me jures d’obéir en tout si tu guéris. – Je te promets tout ce que tu voudras, seigneur ! » s’écria le vaincu.

Lancelot alors lui fit jurer de se rendre sans faute en Bretagne et de se mettre à la disposition de la reine la plus courtoise et la plus parfaite, l’épouse du roi Arthur. Après quoi, les gardes, les serviteurs et les écuyers vinrent chercher le grand chevalier et le transportèrent au château. Quant à Lancelot, il fut longuement acclamé car jusqu’ici aucun chevalier n’avait réussi à vaincre un tel adversaire. Il revint à la tente du Chevalier sans armes où il fut désarmé. On soigna ses blessures et il dormit jusqu’au matin, car il avait grand besoin de repos.

Si sa victoire sur le grand chevalier le satisfaisait grandement, il n’oubliait pas pourtant qu’il était venu avant tout pour connaître les merveilles de Rigomer. Aussi, dit-il à son hôte qu’il voulait traverser le pont et se rendre sur l’autre rive. Celui-ci lui répondit : « Je ne saurais m’en mêler. – Donne-moi au moins un conseil, insista Lancelot. – Je n’en ai en effet qu’un seul : si tu veux traverser, le plus sûr moyen est de voler comme un oiseau. – Hélas, je ne suis pas oiseau ! – Alors, n’y va pas. De toute façon, même si tu cours sur le pont, le dragon te rattrapera, t’agrippera avec ses dents et ses griffes et te fera subir les pires tourments. Tel est le sort de tous les présomptueux qui franchissent le pont sans sauf-conduit. – Mais quel est donc ce sauf-conduit ? demanda Lancelot. – Je ne le sais pas, répondit le Chevalier sans armes. Je n’ai moi-même jamais été sur l’autre rive et, d’ailleurs, je ne tiens nullement à y aller. »

Lancelot s’abîma dans de profondes réflexions : il ne s’agissait plus en effet de lutter contre un homme, mais de s’opposer à un monstre qui mettrait toute sa force diabolique à le détruire. Pourtant, il savait que certains chevaliers étaient parvenus à passer. Ce qu’ils étaient devenus ensuite, était une autre affaire. Présentement, l’important était donc de se tenir le plus loin possible du monstre puisque celui-ci était attaché par une chaîne.

Ayant remarqué une massue monumentale accrochée à un clou d’acier dans la tente de son hôte, il alla donc la prendre, persuadé, du moins le pensait-il, qu’une telle arme lui permettrait de tenir le monstre à l’écart s’il n’était pas possible de l’assommer. Prenant bien soin de revêtir son haubert et son heaume, et n’oubliant pas son épée, il déclara alors qu’il était prêt. Sous la conduite du Chevalier sans armes, il quitta la tente et se dirigea vers le pont, entouré d’une foule de curieux, impatients d’assister à l’aventure. Le sonneur de cor fit retentir son instrument, et les retardataires se rassemblèrent immédiatement le long de la rive.

Arrivé devant le pont, Lancelot observa le dragon qui, tapi au milieu, semblait assoupi. Mais, il savait bien que ce n’était là que feinte : il était aux aguets, attendant le moment propice pour bondir. Il se signa et, prenant la massue à deux mains, s’engagea sur le pont. Le dragon s’élança immédiatement vers lui en tendant sa chaîne. Quand Lancelot vit que la chaine était tendue à l’extrême, il leva sa massue dans l’intention d’en frapper le monstre. Mais devançant son geste, la bête l’attaqua la première et planta ses griffes dans son haubert. Par chance cependant, sa chair ne fut pas atteinte et, pendant que le monstre tentait de dégager ses griffes des mailles d’acier, Lancelot lui assena un coup terrible près de l’oreille. Le dragon vacilla, quelque peu étourdi, et resta immobile quelques instants, répit qu’il mit à profit pour le frapper à nouveau. Au troisième coup, le dragon assommé s’écroula. Quand Lancelot le vit étendu, il n’eut plus qu’une idée : passer de l’autre côté sans plus s’occuper de la bête. Mais il n’était pas arrivé au bout du pont que le dragon, ayant brutalement récupéré ses forces, bondit derechef sur lui, le poursuivant de toute la longueur de sa chaîne. Alors, Lancelot se retourna, leva sa massue et la fit retomber de toutes ses forces sur la gueule du monstre. Mais, à son grand effroi, la massue éclata en morceaux, l’obligeant à s’enfuir à perdre haleine pour échapper au sortilège.

Ayant réussi à atteindre l’autre rive, il constata qu’il n’y avait personne. Tout semblait vide et déserté. Lancelot se retourna : sur le pont, le dragon avait repris sa place, prêt à recommencer son infernale besogne et, sur la lande, les gens acclamaient l’audacieux pour son incroyable prouesse. S’avançant sur la berge, il aperçut d’un côté une grande tente, et de l’autre, l’entrée d’une grotte profonde. Tout à coup, une jeune fille sortit de la tente. Elle était vêtue de soie rouge et jouait gracieusement avec une pomme d’or. Lancelot la regarda et la jeune fille le dévisagea, souriante, lui décochant un regard complice. Lancelot alla vers elle et la salua : « Dieu te sauve, belle amie ! » dit-il. Il voulut lui demander son chemin pour s’introduire dans le château, mais elle lui parla en ces termes : « Chevalier, que tu es noble et beau ! Je comprends pourquoi ma maîtresse est amoureuse de toi ! Elle sait bien que, pour elle, à travers plaines et forêts, tu as enduré de nombreux tourments. Ton arrivée lui cause donc une grande joie, car elle t’attendait avec impatience. Elle ne demande qu’à être tienne et t’offrira les pouvoirs qu’elle détient sur elle-même, sur ses nombreux sujets et sur son château qui est le plus beau du monde. – Justement, dit Lancelot, indique-moi sa route. – Je vais t’y conduire moi-même, reprit la jeune fille, continuant à jouer négligemment avec sa pomme d’or, mais, auparavant, il vaudrait mieux que tu enlèves les armes que tu portes et que le dragon a endommagées. Je vais t’en donner de meilleures, de plus belles, toutes neuves et brillantes. Ainsi pourras-tu te présenter dignement devant ma maîtresse. – Où sont ces armes ? demanda Lancelot. – Dans cette tente », répondit-elle. Et elle l’invita à entrer. À l’intérieur, elle lui ôta son armure et s’empressa de la remplacer par de bonnes armes, toutes prêtes. Elle lui présenta également un cheval, vigoureux et léger, qu’il enfourcha bien vite. Elle lui tendit alors un bouclier, mais quand il voulut saisir la lance, elle lui dit : « Non, seigneur chevalier, c’est moi qui la porterai. Je te la remettrai quand tu en auras besoin. »

Ils quittèrent la tente et passèrent devant l’entrée de la grotte, qui était vaste et large. La jeune fille s’arrêta et dit : « Lancelot ! il y a un mystère ici. Prends ta lance, pointe-la devant toi et crie fort : « Chevalier, une autre joute ! » Nous verrons bien alors ce qui arrivera ! » Lancelot, sans en demander davantage, mais toujours aux aguets, prit la lance et cria ce qu’elle venait de dire. Aussitôt, surgit de la grotte un colosse armé de pied en cap, tout habillé de noir, monté sur un cheval de même couleur. En le voyant, Lancelot ne fit pas un seul geste : il demeura immobile, comme figé sur place, sans même donner un coup d’éperon à son cheval. Alors, l’homme noir bondit sur lui à bride abattue et brisa sa lance contre son bouclier qui vola en éclats. Lancelot ne broncha pas et l’homme noir venant se mettre à ses côtés le saisit de ses bras puissants, l’enleva comme un fétu de paille et le posa sur l’encolure de son propre cheval. Puis, calmement, au petit trot, il pénétra à l’intérieur de la grotte.

Ils descendirent une longue pente au bout de laquelle se trouvait une immense salle largement éclairée, semblait-il, par la lumière du jour. La grotte avait été en effet creusée sous une prairie et une grande roche naturelle qui dominait la mer. Du côté de la mer, il y avait de beaux étages, des portes, des colombages et des fenêtres d’où provenait la lumière. Et comme trois faces donnaient sur le rivage, la grotte était éclairée tout le jour. C’est dans cette salle que s’arrêta l’homme noir. Il saisit Lancelot, le déposa à terre puis, piquant des deux, disparut dans un grand couloir.

Deux jeunes gens se présentèrent alors et entreprirent de désarmer Lancelot. Ils lui prirent son bouclier, du moins ce qu’il en restait, ôtèrent son heaume, firent glisser son haubert. Ils n’oublièrent pas davantage de lui retirer son épée et enfin, de lui arracher la lance qu’il tenait toujours dans sa main crispée. Sur-le-champ, Lancelot retrouva ses esprits et comprit en même temps que la lance avait été ensorcelée. La jeune fille l’avait abusé de façon qu’il ne pût opposer aucune résistance. Il regarda autour de lui : une grille infranchissable barrait l’entrée retenant Lancelot prisonnier. La rage lui vint au cœur. « Me voilà bien ! On s’est saisi de moi par trahison ! J’aurais dû me méfier des merveilles de Rigomer. Bien mieux aurait valu pour moi être lardé de coups plutôt que de pourrir ici, et pour combien de temps ? On me l’avait bien dit, que Rigomer était maudit ! »

Tout en se lamentant, Lancelot se mit à déambuler. Quittant la salle, il s’engagea dans un couloir éclairé par de belles fenêtres. Mais elles étaient munies d’énormes barreaux de fer impossibles à tordre ou à desceller. Il revint donc sur ses pas, maugréant contre son mauvais sort et ruminant sa honte. C’est alors qu’apparut une autre jeune fille, très blonde, avec des tresses, vêtue d’une robe de soie verte, et tenant à la main une baguette et un anneau d’or pur. « Lancelot ! Dieu te sauve ! dit-elle d’une voix forte et claire. Ma maîtresse te salue. Tu lui as apporté grande joie. Elle est comblée par ta capture, car elle est follement amoureuse de toi et veut t’avoir tout à elle. Elle t’envoie son anneau, par grand amour, avant de te recevoir. Pour l’amour d’elle, prends l’anneau et passe-le à ton doigt. Ainsi verra-t-elle que tu n’es pas insensible au désir qu’elle a de toi ! »

À ces mots, Lancelot laissa éclater sa colère : « Jeune fille, ne me trompe pas davantage. Je ne suis pas ici de mon plein gré et je n’ai nullement besoin d’aggraver ma situation. Que ta maîtresse soit l’amie de qui elle veut, cela m’est complètement indifférent. Je ne veux pas de son anneau si je ne reçois pas l’assurance qu’elle me redonnera mes armes et que je pourrai aller librement où je veux. Seulement dans ce cas elle pourra être sûre que je serai son ami et que j’exécuterai son bon plaisir. » La jeune fille lui répondit : « Seigneur chevalier, c’est impossible ! Ma maîtresse te refusera de porter les armes, car, ici, ce n’est pas la coutume. Puisque tu y es entré, tu n’y auras plus jamais droit. Ne tergiverse donc pas davantage ! Passe cet anneau à ton doigt et n’irrite pas ma maîtresse. Elle me l’a dit elle-même : si elle te prive de son amour, attends-toi à de bien pires propositions ! »

Le doute, une fois de plus, assaillit Lancelot. Fallait-il accepter ou refuser ? « Si je cède, pensa-t-il, et que je trouve pis qu’auparavant, j’aurai bien tort, et je serai encore plus malheureux. Mais si je refuse l’anneau, il m’arrivera, si je l’en crois, bien pire aventure. » Aussi, la jeune fille lui tendant l’anneau avec insistance, Lancelot, se rendant compte que toute révolte ne servait à rien, se résigna à tenter l’expérience. Il tendit la main et la jeune fille glissa l’anneau à son petit doigt.

Aussitôt Lancelot se trouva si envoûté qu’il perdit toute conscience de ce qu’il était. Il oublia même son nom, oublia qu’il était chevalier. Et quand la jeune fille le prit par le bras et l’entraîna dans un couloir, il la suivit docilement, sans la moindre résistance. Elle le mena dans les cuisines, lui fit couper des bûches pour alimenter le feu qui brûlait dans la cheminée, lui fit préparer les aliments, lui enjoignit d’exécuter tous les ordres qu’on lui donnerait. Lancelot, comme une bête, se mit au travail, sans rechigner, ne ménageant aucun effort, désireux de ne pas mécontenter la jeune fille à la baguette.

Lancelot était donc assigné à demeure, parfaitement docile et ne sachant même plus où il se trouvait. Par égard pour l’exploit qu’il avait accompli, on l’avait cependant dispensé des basses besognes. Car il n’était pas seul dans la grotte : il y avait là de nombreux prisonniers affectés à des travaux divers. Les chevaliers les plus vaillants tissaient des étoffes de soie et de brocart, des tentures impériales, des draps et des étoffes précieuses. D’autres vaquaient à différentes tâches : les uns faisaient de l’orfèvrerie ou de la sellerie. D’autres maçonnaient ou charpentaient, au gré de ceux qui les commandaient. Quant à ceux qui étaient les plus sots, on les envoyait travailler dans les champs, les vignes et les enclos, sur une terre où les récoltes étaient toujours mûres. Mais tous portaient au doigt un anneau semblable à celui de Lancelot.

Pendant ce temps, à la cour du roi Arthur, les jours passaient, et on s’inquiétait de plus en plus de l’absence prolongée de Lancelot. La reine Guenièvre passait ses journées à la fenêtre de la grande tour de Kaerlion pour guetter le retour espéré de celui en qui elle avait mis tout son amour. Mais Lancelot ne revenait pas et personne n’était capable de dire où il se trouvait. À la fin, n’y tenant plus, Gauvain s’en alla trouver le roi et lui dit : « Mon oncle, donne-moi la permission de partir à la recherche de Lancelot. J’irai dans la direction qu’il a prise et je m’informerai sur le Royaume sans Nom. Je ne peux plus attendre davantage. » Le roi donna son accord et Gauvain fit ses préparatifs. Ayant pris congé d’Arthur et de Guenièvre, il se lança hardiment sur les chemins, interrogeant les uns et les autres, s’arrêtant dans les manoirs où l’on avait hébergé Lancelot et recueillant chaque fois des détails qui le mirent bientôt sur la bonne voie. C’est ainsi qu’il arriva un jour sur la grande lande face à Rigomer.

Sur la lande, se trouvaient de nombreuses tentes ainsi qu’une foule de gens jouant aux échecs et au trictrac, se prélassant au soleil ou conversant entre eux. Le voyant arriver, tous le regardèrent et se levèrent. Gauvain leur demanda s’ils avaient vu Lancelot du Lac, le fils du roi Ban de Bénoïc. Il lui fut répondu que Lancelot était bien venu là, qu’il avait vaincu deux redoutables chevaliers et qu’il avait passé le pont vers la cité de Rigomer malgré le terrible dragon qui en interdisait le passage. Alors Gauvain n’hésita plus : il devait lui aussi franchir le pont et savoir ce qu’il était advenu de Lancelot. Quand il en manifesta le désir, on lui dit qu’il courait un grand danger et que le dragon ne le laisserait certainement pas arriver sur l’autre rive. Mais Gauvain leur répondit qu’il n’avait peur de rien et qu’il était bien décidé à aller jusqu’au bout.

Sans plus tarder, il se présenta donc à l’entrée du pont, vit le monstre au milieu, qui semblait dormir. Il sortit son épée du fourreau et s’avança prudemment, prêt à lutter dès que nécessaire. Mais plus il avançait, plus le dragon devenait flou, tant et si bien que parvenu au milieu du pont, Gauvain s’aperçut qu’il n’y avait plus de monstre barrant le passage : c’était une illusion, et elle venait de se dissiper. Il arriva ainsi sans encombre sur l’autre rive, vit la tente et l’entrée de la grotte, se demandant où il devait aller. Il aperçut alors la jeune fille qui jouait avec la pomme d’or et lui dit : « Jeune fille ! As-tu vu un noble chevalier qui se nomme Lancelot du Lac ? Si tu le connais, fais-moi savoir, je te prie, où il se trouve ! » Mais la jeune fille resta muette. Elle passa devant lui en jouant avec sa pomme d’or, et poursuivit son chemin comme si de rien n’était.

Gauvain alla alors vers l’entrée de la grotte, et tenant toujours son épée à la main, il avança prudemment, descendant une longue pente jusqu’à déboucher dans une grande salle. Il s’étonna qu’il y ait tant de lumière sous terre, mais il vit les fenêtres qui donnaient sur la mer. Il s’engagea dans un couloir, puis dans un second. Par une porte entrouverte, il entendit du bruit et s’approcha : il régnait là une grande activité, et, d’après les odeurs et la fumée, Gauvain comprit que c’étaient les cuisines. Il entra et vit qu’on s’y activait en grand nombre : certains coupaient du bois, d’autres récuraient des marmites, d’autres encore découpaient de la viande, ou aiguisaient des couteaux. Gauvain fit le tour des lieux, regardant autour de lui et posant des questions : mais personne ne répondait, chacun semblant sous l’emprise de la bêtise ou de l’abrutissement. Enfin, il aperçut Lancelot en train d’éplucher des légumes au bout d’une table et, tout heureux, se précipita vers lui.

« Lancelot ! s’écria-t-il, ami très cher ! Quelle joie de te retrouver sain et sauf ! » Lancelot sursauta et le regarda, l’air ahuri. Il était devenu gros et gras, le corps si empâté et alourdi, qu’il aurait pu sûrement soulever une charge que n’auraient pu remuer quatre hommes réunis. Mais son regard était vide, comme celui d’un être frappé de stupidité. « Lancelot ! reprit Gauvain, ne me reconnais-tu pas ? » L’autre lui répondit d’une voix éteinte : « Comment reconnaître quelqu’un qu’on n’a jamais vu ? Or, que je sache, je ne t’ai jamais vu, pas plus que tu ne m’as vu moi-même. N’es-tu pas échappé de l’Enfer ? Que viens-tu faire ici ? Vraiment, je n’ai jamais vu personne comme toi : tu sembles en fer, des pieds à la tête. Non, je n’ai jamais vu pareil animal, bardé de fer comme tu l’es ! Et puis tu me fais grand tort de pénétrer dans ma cuisine. Ce sont sans doute les diables d’Enfer qui t’ont conduit ici, mais je crois bien que tu seras battu avant que nous nous séparions. Va-t’en en bas, avec ceux qui tissent, si tu sais le faire. À ton allure, je te vois mieux à l’aise avec des bottes de paille. Quitte ma cuisine ou je te frappe avec cette planche et te renverse dans le feu. D’ailleurs, si je sonne de ma trompe, on viendra aussitôt te jeter dans le feu par les pieds et les mains et on t’y laissera griller comme un cuissot de chevreuil ! »

Ce discours fit sourire un instant Gauvain, mais la douleur l’envahit bientôt à l’idée que le valeureux Lancelot avait perdu la raison. Les larmes lui montèrent aux yeux, puis, s’étant ressaisi, il reprit : « Lancelot ! pour l’amour du ciel, ne me reconnais-tu pas ? – Je ne t’ai jamais vu, s’obstina à répondre Lancelot. – Ah ! misère de ma vie ! s’écria Gauvain. Quand le roi Arthur l’apprendra, je crois bien qu’il en mourra de douleur. Quant à la reine Guenièvre, elle en deviendra folle de désespoir !

— Qui est le roi Arthur ? Je n’ai jamais entendu parler de lui. Et la reine Guenièvre ? J’ai une amie, mais elle n’est pas reine, et elle ne s’appelle pas Guenièvre. Et pourquoi m’appelles-tu Lancelot ? – Parce que c’est ton nom ! – C’est curieux que tu me donnes ce nom : il est étrange, et je crois bien ne jamais l’avoir entendu. Mais toi, qui es-tu ? – Je suis Gauvain. – Gauvain ? Est-ce vrai que Gauvain se trouve en face de moi ? – C’est la pure vérité : je suis Gauvain, neveu du roi Arthur, fils du roi Loth d’Orcanie. – Eh bien, Gauvain, puisque tu prétends t’appeler ainsi, je vais être très gentil avec toi, car tu me parais sympathique bien que tu sois tout en fer. Je vais te donner à manger de la graisse tendre. J’ai aussi une poule qui vient d’être rôtie au poivre, je te la donnerai. Je te la donnerai tout entière, avec un morceau de galette et du vin vieux. Tu verras, c’est très bon. Je te traiterai mieux que les autres parce que je crois me souvenir t’avoir rencontré dans mon enfance, ou du moins avoir entendu parler de toi. Mais je ne sais si c’est vrai ou faux, mon souvenir est comme un rêve qui passe. »

À ces mots, Gauvain lui demanda : « Ami, voudrais-tu quitter ce pays et venir avec moi ? – Avec toi ? Certainement pas. Je ne le ferai pas, car mon amie en aurait de la peine. C’est la Dame de ce château. J’ai encore l’anneau qu’avant-hier elle m’a fait mettre au doigt par une de ses suivantes, très belle et très noble. Je n’ai pas voulu l’enlever. Il est là depuis avant-hier, et je l’ai toujours. Je ne le quitterai jamais, je crois. »

Tout en parlant, il tendit sa main pour montrer que l’anneau était bien là. Or Gauvain remarqua qu’en plus de l’anneau qu’il portait d’habitude, Lancelot en avait un autre au petit doigt. Sans hésiter, il saisit la main de Lancelot, fit glisser l’anneau, le tordit, le brisa et le laissa tomber à terre. Lancelot poussa un cri terrible, puis s’écria : « Gauvain ! » Tout ému, Gauvain resta sans voix, sûr maintenant que Lancelot avait été sous le coup d’un enchantement et que l’anneau en était la cause. « Quelle aventure ! balbutia Lancelot. Quand je pense qu’après avoir tant bataillé, j’ai été la victime d’une ruse d’enfer. Cette maudite fille qui tenait une baguette m’a bien trompé en me passant l’anneau au doigt. Il me semble que je me réveille d’un long cauchemar ! » Les deux chevaliers se donnèrent l’accolade. « Gauvain, reprit Lancelot, Gauvain, mon ami ! Tu m’as donc recherché en terres lointaines et pour moi, tu es venu jusqu’ici ! Tu me tireras de ce mauvais pas, sinon personne ne le pourra. Si j’avais maintenant un cheval et des armes, si je tenais mon bouclier, il n’y aurait pas un seul ennemi qui pût rester debout, quelles que soient les merveilles de Rigomer ! »

Tout en parlant, ils avaient quitté la cuisine, emprunté de longs couloirs où il n’y avait personne, et étaient arrivés dans une grande prairie. Par chance, ils tombèrent sur le bâtiment où se trouvaient les armes des chevaliers qui avaient été capturés et qui travaillaient là en esclaves. Il y avait des hauberts, des heaumes bruns, des épées au pommeau doré, des lances, des boucliers et nombre de chevaux tout sellés. Ils prirent ce qui leur convenait pour armer Lancelot, puis revinrent vers les lieux où travaillaient les prisonniers et ôtèrent à chacun l’anneau qu’il portait au doigt. Tous retrouvèrent instantanément la mémoire et fêtèrent dans la liesse leurs libérateurs.

Cependant, les habitants du château étaient eux aussi descendus. Ils s’approchèrent de Gauvain et le saluèrent, déclarant tous que c’était lui qu’ils attendaient depuis si longtemps pour que les enchantements qui pesaient sur Rigomer fussent levés. La jeune fille à la pomme d’or expliqua que, par sa seule présence, Gauvain les avait presque tous détruits, mais qu’il en restait un, le plus redoutable : l’homme noir qui s’était emparé de Lancelot. « Il a de grands pouvoirs, assura-t-elle, des pouvoirs qui lui viennent des démons. Ceux-ci l’ont envoyé ici pour faire souffrir les humains et il a jeté ses sortilèges sur le pays en y établissant de cruelles coutumes. Mais il était dit qu’un jour, un chevalier viendrait et qu’à son passage, tous les enchantements disparaîtraient. – Où est ce maudit ? demanda Lancelot. – Sur cette colline, là-bas, se dresse une tour fortifiée où nul ne peut pénétrer. Tous ceux qui se sont risqués à gravir la colline ont été foudroyés. Mais il existe aussi des souterrains qui relient la tour au reste du pays, et c’est par là qu’il se déplace. »

Gauvain et Lancelot se consultèrent du regard. « Il me semble, dit Lancelot, que c’est à toi, Gauvain, de terminer les aventures. Mais sois sans crainte, je t’accompagnerai pour te seconder s’il en est besoin. »

Ils s’en allèrent donc en direction de la colline, suivis par la foule de ceux qui étaient venus voir la fin des merveilles. Mais quand Gauvain et Lancelot se mirent à gravir la pente, ils restèrent prudemment en arrière. Gauvain allait le premier, et Lancelot lui emboîtait le pas. Mais il ne se passa rien d’extraordinaire et ils parvinrent sans encombre au sommet, à la base de la tour. Il y avait, dans le mur, une porte en fer massif, sans aucune serrure. Gauvain s’avança, mit la main sur la porte et aussitôt celle-ci s’ouvrit. Ils entrèrent et se trouvèrent bientôt dans une salle basse à peine éclairée par une petite lucarne. Sur le sol, ils remarquèrent une forme revêtue d’une armure noire, et Lancelot reconnut celui qui l’avait capturé quand il tenait en main la lance ensorcelée. « Debout, maudit ! s’écria-t-il en tirant son épée. Tes sortilèges n’ont plus de prise sur nous, et il faut maintenant que tu nous rendes tes comptes ! »

Mais il n’y eut aucune réponse. Alors Gauvain se pencha, saisit la tête de l’homme noir et tira. Le heaume se disloqua, et les deux chevaliers s’aperçurent que l’armure était vide(57).