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Le Seigneur des Îles Lointaines

Lancelot erra tout le jour, parcourut landes incultes et vallées verdoyantes où paissaient des troupeaux. Comme la nuit allait tomber, il alla demander l’hospitalité dans un village où une dame veuve l’hébergea dans son manoir. Il dormit d’un sommeil réparateur et, le matin s’étant levé, il vint à la fenêtre qui s’ouvrait sur la campagne. Le ciel était pur et le soleil faisait briller la rosée sur l’herbe et sur les fleurs des champs, tandis que les oiseaux chantaient la gloire de Dieu dans leur langage. Contemplant ce spectacle, Lancelot sentit son cœur déborder de joie. Mais, peu à peu, la tristesse l’envahit : quelque chose lui manquait, quelque chose de tendre et d’ineffable. L’image qui ne le quittait plus, celle de la reine Guenièvre vers laquelle convergeaient tous ses rêves, s’imposait à lui plus que jamais. Et Lancelot se dit qu’il ne pourrait bien longtemps rester sans la revoir, ne serait-ce que de loin.

Son hôtesse lui apprit que le roi et la reine, après leur départ de la Douloureuse Garde, étaient allés dans une maison forte, située au bord d’une rivière, à quelque distance de là. Lancelot prit donc congé de la dame veuve qui l’avait si bien accueilli, et, remontant sur son cheval, il s’éloigna dans la direction indiquée.

Aussi arriva-t-il peu après en vue d’un noble bâtiment de pierre grise cerné d’eau. À l’une des fenêtres, il aperçut une femme en chemise et surcot qui prenait le frais en compagnie d’une jeune fille. Celle-ci avait des tresses blondes sur les épaules ; mais la femme portait un voile qui cachait sa tête et son visage. Pourtant, elle paraissait contempler les prés et les bois qui s’étendaient aux alentours. Lancelot se prit à la considérer avec tant d’attention qu’il n’entendit pas approcher un chevalier aux armes rouges. Ce dernier l’apostropha en lui demandant ce qu’il regardait ainsi avec tant d’attention. « Je regarde ce qui me plaît ! répliqua Lancelot cinglant. De quoi te mêles-tu en venant troubler ainsi le cours de mes pensées ? » Le chevalier éclata d’un rire méchant. « Ce sont les diables d’Enfer qui te font ainsi contempler les dames ! s’écria-t-il. En vérité, tu sembles plus hardi à cette contemplation qu’à la recherche de prouesses ! Suis-moi, si tu n’es pas un lâche ! »

Lancelot voulut piquer des deux derrière le Chevalier Rouge, décidé à lui faire payer cher son impudence, mais au même moment, à la fenêtre, la femme rejeta son voile et il reconnut la reine Guenièvre. Alors, ne pouvant croire qu’il avait devant lui celle qui hantait ses rêves, il tomba en extase, tant et si bien qu’il ne s’aperçut pas que son destrier, qui était fatigué et qui avait soif, s’était approché de l’eau pour s’abreuver. La berge était assez haute et le cheval dut tendre le cou pour pouvoir atteindre l’eau. Mais, alors, l’un de ses pieds glissa et il tomba dans la rivière qui était très profonde à cet endroit. Hypnotisé, Lancelot demeurait, lui, les yeux fixés sur la reine, ne sentant pas que son cheval, perdant ses forces, s’enfonçait toujours davantage. L’eau en était déjà aux épaules de Lancelot, mais celui-ci ne se rendait toujours compte de rien. Alarmées, la reine et sa suivante s’écrièrent ensemble : « Chevalier, que t’arrive-t-il ? Tu veux donc te noyer ? » Mais Lancelot, prisonnier de sa fascination, n’entendait rien. C’est alors qu’Yvain, le fils du roi Uryen, qui revenait de la chasse, entendit les cris des femmes et accourut au galop. Comprenant que le chevalier était perdu s’il n’intervenait pas, il se précipita à son secours, tira le destrier par la bride et le ramena sur la rive. « Beau seigneur, dit-il, comment es-tu tombé dans la rivière ? – Je l’ignore, répondit l’autre. J’abreuvais mon cheval. – Eh bien, reprit Yvain en riant, tu t’y prends curieusement, en vérité ! Un peu plus, et tu te noyais bel et bien ! Mais où vas-tu donc maintenant ? – Seigneur, je poursuis un chevalier qui m’a gravement offensé. »

Comme Yvain se demandait quel pouvait bien être cet inconnu, il remarqua le vieux bouclier décoloré que portait celui qu’il venait de sauver, et pensa que c’était un pauvre vavasseur. Il se contenta donc de lui montrer où se trouvait le gué pour franchir la rivière et le laissa partir sans s’en préoccuper davantage. Et Lancelot s’en alla où son destrier le menait, toujours perdu dans sa rêverie, ne sachant même plus qui il était. Seule la radieuse image de Guenièvre illuminait sa route, éliminant tout ce qui pouvait exister d’autre autour de lui.

C’est alors que Dagonet le Fol le croisa. Dagonet était un chevalier de la plus niaise et de la plus couarde espèce qui se pût rencontrer. Tout le monde le prenait pour ce qu’il était, c’est-à-dire un lâche qui se vantait toujours de ses mérites. On se moquait de lui abondamment, surtout quand il racontait à qui voulait l’entendre qu’il avait connu maintes aventures et tué de redoutables adversaires. Quand il aperçut Lancelot, Dagonet lui demanda : « Où vas-tu ainsi, camarade ? » Mais Lancelot ne répondit pas. À dire vrai, il n’avait même pas entendu la question. Alors Dagonet saisit par le frein le destrier de Lancelot, toujours indifférent à tout, et le ramena au château.

Lorsqu’on vint dire à la reine que Dagonet le Fol avait conquis un chevalier, la reine en fut bien ébahie et lui fit dire de venir la rejoindre avec son prisonnier. Dagonet fut tout fier de cette invitation, et il se hâta de se présenter devant la reine. « Voici mon prisonnier ! » s’écria-t-il en entrant dans la salle. « Tels sont ceux que je sais prendre », poursuivit-il, se pavanant en clamant à qui voulait l’entendre : « De tels prisonniers, vous n’en prendrez jamais ! – Dagonet, demanda la reine, par la foi que tu dois à mon seigneur le roi et à moi-même, dis-nous, je te prie, comment tu t’es emparé de ce chevalier. » Dagonet allait répondre par une fable de son invention quand Lancelot, qui avait sursauté en entendant la voix de Guenièvre, sembla se ressaisir. Mais la vue de la reine, si proche, le replongea dans son extase. Ses doigts s’ouvrirent et la lance qu’il tenait à la main lui échappa, déchirant, en tombant, le manteau de la reine. « Ce chevalier ne me paraît pas dans son sens commun, murmura-t-elle à l’invitation d’Yvain qui se tenait près d’elle. Demande-lui donc qui il est. »

À la question d’Yvain, Lancelot se mit à frissonner comme un homme qui s’éveille brusquement. « Seigneur, répondit-il, je suis un chevalier. – On s’en doutait, répliqua Yvain, mais quel est ton nom ? – Je ne sais. Je suis un chevalier qui passe sur le chemin. – Et que cherches-tu donc ? – Je ne sais. – Sais-tu que tu es prisonnier ? – Qu’il en soit ainsi ! » Yvain sentit sa patience l’abandonner. « Ne veux-tu pas en dire davantage ? – Seigneur, répondit Lancelot, que pourrais-je dire de plus ? » Yvain haussa les épaules, renonçant à le questionner plus avant. Il s’adressa à Dagonet : « Dagonet, le laisserais-tu aller si je m’offrais à toi comme otage ? – Je le veux bien », répondit le Fol. Alors Yvain ramassa la lance et la tendit à Lancelot. Puis il lui fit donner un autre cheval et le reconduisit au gué. Là, il lui montra la direction qu’avait prise celui qu’il cherchait. Toujours aussi pensif, Lancelot s’éloigna lentement, laissant Yvain, les autres chevaliers et la reine Guenièvre dans la plus grande stupéfaction.

Il ne tarda pourtant pas à rejoindre le Chevalier Rouge qui avait eu le malheur de le distraire dans sa rêverie. « Ah ! voici le chevalier qui aime mieux contempler les dames que combattre ! – Tu as tort de le prendre ainsi, répondit Lancelot. Défends-toi si tu le peux ! » Tous deux prirent du recul et se précipitèrent l’un sur l’autre. Mais, dès le premier assaut, Lancelot transperça son adversaire et le laissa mort sur le terrain. Il en fut tout triste et dolent, car il avait seulement voulu donner une leçon au Chevalier Rouge. Puis, il se remit en route et chevaucha tant et si bien qu’il parvint le soir aux bords d’une cité qu’on appelait le Puy de Malehaut.

Or, au moment où il franchissait les portes, il fut dépassé par deux écuyers qui portaient, l’un le heaume, l’autre l’épée du Chevalier Rouge qu’il venait de tuer. Et, lorsque, ayant traversé la ville, il voulut sortir par l’autre porte, il la trouva fermée. Il voulut en demander la raison, mais n’en eut pas le temps, car il fut entouré par une troupe d’hommes en armes qui l’assaillirent. Il se défendit de son mieux, mais son cheval ayant été tué, il dut se réfugier sur l’escalier d’une maison. Là, attaqué de toutes parts, ses adversaires le firent tomber sur les genoux à plusieurs reprises. C’est alors que la Dame qui tenait la ville survint et lui demanda de se rendre à merci. « Dame, demanda-t-il, pourquoi ces gens m’ont-ils assailli ? En quoi l’ai-je mérité ? » Et la Dame répondit : « Tu as tué le fils de mon sénéchal et tu dois être châtié pour cette action. Rends-toi ! » Sans plus réfléchir, Lancelot tendit son épée à la Dame de Malehaut.

Pendant ce temps, le roi Arthur et ses gens étaient revenus à Camelot, inquiets de n’avoir recueilli aucune nouvelle du Blanc Chevalier qui avait conquis la Douloureuse Garde et était parvenu, en levant les enchantements qui pesaient sur la forteresse, à sauver ses habitants. Il envoya donc son neveu Gauvain, le sénéchal Kaï, et Yvain, le fils du roi Uryen, à la recherche de celui qu’il considérait comme l’un des meilleurs chevaliers du monde ; mais aucun d’eux ne put apprendre quoi que ce fût à son sujet. Le roi en fut très affecté, car il avait mis beaucoup d’espoir en ce Blanc Chevalier qu’il savait maintenant être le fils du roi Ban de Bénoïc. Lancelot semblait avoir disparu de la surface de la terre ; et la reine Guenièvre, sans que personne le sût, priait ardemment pour qu’il se présentât de nouveau devant elle. Mais les jours et les semaines passaient, sans apporter la moindre nouvelle.

Or, un soir, alors que le roi Arthur et la reine Guenièvre se promenaient sur les remparts de Camelot, un messager vint leur annoncer que les marches de Galore venaient d’être envahies par les hommes de Galehot, fils de la Géante, seigneur des Îles Lointaines. Arthur n’avait jamais entendu parler de ce Galehot et il demanda au messager de lui dire ce qu’il savait sur lui. Le messager lui répondit que c’était un très grand et très puissant chevalier de la lignée des géants qui avaient autrefois occupé la terre de Bretagne, mais qu’il n’en avait ni les défauts ni les habitudes. Ce n’était pas une brute uniquement occupée à satisfaire ses instincts les plus bas. C’était au contraire le plus sage et le plus modéré de tous les hommes, le plus courtois aussi, et de bonne éducation, bien connu pour ses largesses. Par malheur, il était aussi orgueilleux que brave et s’était promis de guerroyer jusqu’à ce qu’il eût conquis trente royaumes.

« Bel ami, dit le roi au messager, fais savoir à ceux des marches de Galore que je partirai le plus tôt possible pour les secourir ! » Gauvain, qui se trouvait là, intervint : « Mon oncle, dit-il, tu ne dois pas ainsi t’exposer. Nos compagnons sont dispersés à travers tout le royaume et tu n’auras avec toi que quelques chevaliers. Il me semble que ce Galehot dispose d’une puissante armée et qu’il a de nombreux alliés parmi les rois qu’il a déjà soumis. Il vaudrait mieux attendre avant de s’engager dans cette aventure ! – Tu as peut-être raison, mon neveu. Je vais envoyer des messagers à travers le royaume pour avertir mes compagnons de se rassembler à Galore dès qu’ils pourront. » Ainsi fut fait. Le soir même, des écuyers partaient aux quatre coins du royaume, apportant la nouvelle que Galehot, le fils de la Géante, le seigneur des Îles Lointaines, avait défié le roi Arthur et s’était promis de conquérir la Bretagne.

Ce même soir, on vit arriver à Camelot un homme grand et vigoureux, les épaules larges, les poings maigres et veineux, les cheveux raides, les yeux gros et brillants, l’allure fière et le visage strié de cicatrices. C’était un ancien chevalier du nom de Nascien, descendant de l’illustre lignée de Joseph d’Arimathie qui avait apporté le Saint-Graal dans la terre de Bretagne. Ce Nascien avait été l’un des meilleurs chevaliers du monde au temps du roi Uther Pendragon et de la jeunesse d’Arthur. Puis il avait abandonné la chevalerie pour se consacrer à la prière et à la méditation, et s’était fait ermite dans une forêt, au bord d’une rivière. Quand Arthur apprit son arrivée, il en fut tout réconforté, et pensa que Dieu lui envoyait de l’aide. Il alla donc à la rencontre de Nascien pour témoigner qu’il le tenait en grand honneur.

Mais l’ermite ne lui rendit même pas son salut. Devant tous ceux qui se trouvaient là, il s’écria très haut : « Roi Arthur, je n’ai que faire de l’honneur que tu prétends me rendre ! Je n’ai rien à accepter d’un homme qui est le plus coupable de tous les pécheurs. Tu dois savoir que c’est de Notre-Seigneur que tu tiens ton royaume, et de personne d’autre. Or, ce royaume, il te l’a confié pour en faire bon usage. Pourquoi ne laisses-tu pas venir à toi le pauvre et le faible et ne te préoccupes-tu pas davantage des veuves et des orphelins tandis que tu honores les riches et les hommes déloyaux qui font semblant de t’aimer ?

— Mon maître, dit Arthur, sans doute suis-je indigne, mais si j’ai mal agi, je veux racheter mes fautes. Conseille-moi, je te prie ! » Mais l’ermite, paraissant ignorer les paroles du roi, continua du même ton sévère : « Tu dédaignes les gentilshommes de bas lignage, et pourtant tu devrais savoir que le royaume ne peut être maintenu si les petites gens ne t’apportent pas leur soutien. Mais quand ceux-là viennent à ton aide, c’est parce qu’ils ne peuvent faire autrement, parce qu’ils ont peur de toi. Mais ils ne te sont pas plus utiles que s’ils étaient morts, car tu n’as pas su te faire aimer d’eux et on ne peut rien entreprendre sans amour ! Crois-moi, Arthur, on n’obtient jamais rien par la force ! – Pour l’amour de Dieu, maître, dit encore Arthur, apprends-moi donc ce que je dois faire pour que le royaume soit maintenu en justice et équité ! – Je veux bien t’apprendre comment guérir un cœur malade et désespéré. Sache que le cœur d’un homme vaut tout l’or d’un pays. Je vais te dire, au nom de Dieu, ce que tu devras faire. D’abord, dès que tu le pourras, tu t’en iras visiter les villes qui dépendent de toi et tu y rendras justice à chacun selon son droit. Ensuite, tu feras venir à ta cour les plus humbles chevaliers, sans les mépriser aucunement, en même temps que les plus nobles et les plus prisés. Et, lorsqu’on te présentera un homme sage et résolu qui n’aura d’autre bien que sa prouesse, et qui se dissimulera derrière les autres pauvres, tu iras vers lui et tu t’informeras de sa situation et de ses désirs. Et chacun dira : « Avez-vous vu comment le roi vient de quitter les riches pour s’asseoir à côté d’un modeste chevalier ? » Ainsi gagneras-tu le cœur des petites gens qui te sont si nécessaires et qui seront les plus ardents à œuvrer pour la gloire de ton royaume. Et quant aux fous qui pourront te reprocher de t’abaisser, tu les renverras à leurs folies ! Ensuite, tu choisiras un de tes chevaux, l’un des meilleurs, sur lequel tu monteras, et tu iras vers ce pauvre chevalier. Tu mettras pied à terre, tu lui placeras la bride dans la main et tu lui diras de chevaucher ce destrier pour l’amour de toi. Enfin, tu lui feras des largesses afin qu’il aille clamer partout que tu es un bon roi qui ne vit pas du travail de ses sujets mais qui est prêt à se sacrifier pour leur salut et leur bonheur !

« Ce n’est pas tout, roi Arthur, reprit l’ermite après un instant de silence, car j’ai encore d’autres conseils pour toi. Il faut aussi que tu donnes ce que tu peux aux vavasseurs, les véritables gardiens de ta terre. Ils sont certes plus aisés dans leurs manoirs, mais il leur manque parfois de quoi accomplir leur mission. Donne-leur des terres, des rentes, des vêtements d’apparat, des palefrois. Mais prends garde d’avoir toujours monté auparavant les chevaux dont tu leur feras présent, car ainsi, ils diront qu’ils ont un cheval qui a été monté par le roi, et la fierté qu’ils en tireront leur fera accomplir de nombreux exploits. J’en viens maintenant à tes barons, ceux dont tu aimes t’entourer parce qu’ils sont de haut lignage, comme toi, fils du roi Uther. Tu leur donneras des vaisselles précieuses, de beaux joyaux, des étoffes de soie, des faucons habiles à la chasse, des destriers bien dressés pour qu’ils soient les meilleurs lors d’un combat. Ainsi feras-tu largesses à chacun selon son rang et ses mérites, mais crois bien que ces présents te gagneront les cœurs et que tes terres seront bien gardées, pour la satisfaction de tous, du plus puissant au plus humble. Tu ne peux rien faire tout seul, bien que tu sois le roi, car tu n’es qu’un homme toi-même, avec toutes les faiblesses de l’humanité. Mais si Dieu t’a choisi pour régir ce royaume, c’est qu’il attend de toi que tu agisses selon le droit et la justice. Et ce que tu feras, toi, pour tes hommes, la reine devra le faire pour les dames et les jeunes filles de ce royaume. Et prends garde également d’être toujours avenant et aimable, car on ne peut avoir nul gré d’un don qui est fait en rechignant.

— Je ferai tout ce que tu dis, beau maître, dit Arthur, et je te suis reconnaissant de m’avoir rappelé à mes devoirs. – Je n’ai pas terminé, dit encore l’ermite, car tout cela concerne ton royaume et non toi-même. Sache, roi Arthur, que le royaume est aussi grand que peut aller le regard d’un roi. Or, comment peux-tu jeter ton regard le plus loin possible quand tes yeux sont obscurcis par le péché ! Fais venir auprès de toi les plus sages clercs qui soient ici et confesse-leur les fautes que tu pourras découvrir en toi. Dieu pardonne toujours les fautes lorsqu’elles sont sincèrement reconnues. Mais dis-toi bien que la confession n’est valable que si le cœur se repent de ce que la langue avoue. Et ne manque pas de leur dire le grand péché que tu as commis en ne secourant pas ton homme lige, le roi Ban de Bénoïc, qui avait toute confiance en toi, son seigneur, et qui est mort à ton service, voyant sa terre envahie par l’odieux Claudas de la Terre Déserte. Tu ne l’as pas aidé, pas plus que tu n’as aidé son fils, ce Lancelot qui, par la grâce de Dieu, a été élevé et éduqué par celle qu’on nomme la Dame du Lac, et qui est pourtant un diable sous l’apparence d’une femme. Voilà. Je t’ai dit ce que Dieu m’a révélé en mon âme et conscience. Tu agiras comme bon te semble, mais sache encore que ton royaume ne pourra être sauvé que par le Grand Léopard qui a réussi à soulever la dalle de son propre tombeau, dans une forteresse qui était la proie de tous les diables de l’Enfer. » Ayant prononcé ces paroles, Nascien rentra dans la foule et s’y perdit, laissant le roi Arthur à sa méditation.

Comme les messagers s’en étaient allés dans toutes les directions pour apporter la nouvelle que Galehot des Îles Lointaines voulait envahir le royaume et que tous les chevaliers étaient convoqués dans la cité de Galore, Lancelot ne tarda pas à apprendre quel danger menaçait le roi. Or, il se trouvait en prison. Certes, cette prison était douce et non désagréable, car la Dame de Malehaut l’avait fait enfermer dans un logis dont les deux fenêtres grillagées donnaient sur un verger. Et la Dame elle-même venait souvent converser avec lui et s’émerveillait de sa courtoisie. Elle-même était courtoise et sage, prisée de tous ceux qui la connaissaient. Les gens de sa terre l’aimaient tant que, lorsqu’on leur demandait comment était leur Dame, ils répondaient qu’elle était une émeraude au milieu des plus beaux joyaux du monde.

Or donc, Lancelot apprit ce que disaient les messagers du roi Arthur. Il n’eut de cesse de faire venir la Dame auprès de lui. Elle vint lui parler à travers la grille des fenêtres. « Dame, lui dit-il, j’ai ouï dire que le roi Arthur rassemblait ses chevaliers dans la cité de Galore. Je ne suis qu’un pauvre chevalier, mais je connais des gens de sa maison qui pourraient m’aider à payer ma rançon. – Beau seigneur, répondit-elle, je ne te retiens pas dans l’espoir d’une rançon, mais par simple justice, car tu as commis un grand méfait contre mon sénéchal. – Dame, je ne puis le nier, mais si j’ai tué le fils de ton sénéchal, c’était contraint et forcé, pour défendre mon honneur. Écoute-moi, Dame, j’ai une requête à formuler : si tu veux me laisser sortir, tu feras bien, car je sais qu’il y aura grande bataille entre le roi Arthur et Galehot, seigneur des Îles Lointaines. Pour rien au monde, je ne voudrais manquer à mon seigneur le roi ! Je peux même te jurer de rentrer chaque nuit en ta prison, sauf si mort ou blessure m’en empêchaient ! – Ce sont des paroles qui me touchent, répondit la Dame de Male-haut. Je ferai selon ton désir à une seule condition : c’est que tu me révèles ton nom. – Dame, je ne le peux pas encore, mais je t’assure que je le ferai dès que cela me sera permis. »

La Dame de Malehaut se laissa fléchir. En vérité, elle était elle aussi quelque peu éprise de ce chevalier qui paraissait si pauvre et de si basse extraction mais qu’elle pressentait d’une tout autre trempe. Elle aurait bien voulu que celui-ci combattît pour elle, car depuis qu’elle le connaissait, elle sentait grandir l’intérêt qu’elle manifestait à son égard. Elle lui fit jurer sur les saintes reliques de regagner, dès qu’il le pourrait, sa prison. Puis elle lui donna un cheval vigoureux, un bouclier tout neuf et des armes vermeilles. C’est dans cet équipage que Lancelot, que personne n’aurait reconnu, se rendit à Galore rejoindre l’armée du roi Arthur.

En arrivant, il vit les chevaliers rangés de part et d’autre de la rivière, prêts à combattre. Il s’arrêta un instant sur le bord du gué, entre les deux armées. Il aperçut une loge que le roi Arthur avait fait dresser pour que la reine, les dames et les jeunes filles pussent assister aux tournois qui étaient prévus. Car il ne s’agissait pas de se jeter les uns contre les autres en désordre, mais de jouter entre champions de même force et de même qualité. Arthur lui-même s’était assis dans cette loge, car il avait été convenu que ni lui ni Galehot ne prendraient part à la bataille. Lancelot s’appuya sur sa lance et demeura immobile sur son cheval, contemplant avec ravissement cette loge où se trouvait la reine.

Cependant, le premier des rois qui avaient été défaits par Galehot, celui qui lui avait rendu hommage le plus anciennement, s’était détaché de l’armée adverse pour donner le premier coup de lance, et, le bouclier devant la poitrine, il avançait vers le gué. À cette vue, les hérauts et les crieurs du roi Arthur commencèrent à clamer : « Leurs chevaliers arrivent ! Voyez-les ! Le roi Premier Conquis approche ! » Et comme les crieurs apercevaient Lancelot sur le gué, ils s’adressèrent à lui en ces termes : « Seigneur chevalier, ne vois-tu pas l’un des leurs venir ? Qu’attends-tu pour te mesurer à lui ? » Mais ils eurent beau lui répéter cela cent fois de suite, il ne répondit rien, car, en fait, il ne les entendait pas. À la fin, l’un d’eux s’approcha de lui et lui prit son bouclier sans qu’il s’en aperçût. Alors, un valet ramassa au bord de l’eau une motte de terre humide et la lança de toutes ses forces sur le nasal de son heaume en criant : « Lâche, maudit traître, à quoi songes-tu ainsi alors que les ennemis sont devant toi ? » L’eau boueuse lui ayant piqué les yeux, il reprit conscience. Il vit le roi Premier Conquis approcher. Aussitôt, il baissa sa lance, piqua des deux, et, sans bouclier, se précipita sur l’adversaire. Le roi le frappa en pleine poitrine, mais son haubert, qui était fort et souple, ne céda point. Lancelot fit virevolter son cheval et revint à l’attaque. Cette fois, il s’était élancé avec une telle force qu’il renversa le roi et sa monture. Aussitôt, le valet qui lui avait pris son bouclier se hâta de le lui passer au cou. Mais Lancelot, sans daigner seulement le regarder, s’apprêta à faire face aux gens du Premier Conquis qui s’étaient précipités à l’aide de leur seigneur. Ceux du roi Arthur accoururent contre eux. Ainsi commença une dure mêlée. Gauvain accomplit là de grandes prouesses, mais il reçut tant de coups que le sang lui sortait par la bouche et par le nez et qu’à la fin, étant tombé de son cheval, il fallut l’emporter évanoui. Des deux côtés, la vaillance fut à l’honneur, mais entre tous se distingua le chevalier inconnu qui portait des armes vermeilles, car il renversa tous ceux qu’il rencontra. Pourtant, quand la nuit fut tombée, il disparut sans qu’on s’en aperçût, et personne ne put dire ce qu’il était devenu.

Il était revenu au Puy de Malehaut, respectant le serment qu’il avait fait. Là, s’étant fait désarmer, il était rentré dans la chambre qui lui servait de prison, où il se coucha sans manger ni boire, tant il était recru de fatigue. Peu après lui, revinrent les chevaliers que la Dame de Malehaut avait envoyés au combat. Ils contèrent les prouesses du champion aux armes vermeilles et ne tarirent pas d’éloges sur sa bravoure et son audace. À les entendre, la Dame de Malehaut comprit bien qu’il s’agissait de son prisonnier. Mais, voulant en avoir confirmation, elle appela sa cousine germaine et lui dit tout bas : « Si c’est lui, ce grand vainqueur, nous le verrons bien en examinant ses armes et son corps. – C’est chose facile, dit la jeune fille. – Oui, reprit la Dame, mais prends garde que personne ne sache ce que nous allons faire toutes les deux ! » La Dame de Malehaut se débarrassa de ses gens et de ses suivantes le plus tôt qu’elle le put. Puis elle dit à sa cousine de prendre autant de chandelles qu’il en fallait pour s’éclairer ; elle descendit avec elle jusqu’à l’étable où se trouvait le cheval. Là, elles virent bien que la pauvre bête était couverte de plaies, à la tête, au cou, à la poitrine et aux jambes : le cheval était en si mauvais état qu’il n’avait même plus la force de manger. « Dieu m’aide ! dit la Dame. Voici qui ressemble au cheval d’un vaillant champion ! » Sa jeune cousine lui répondit : « Certes, ce destrier a eu plus de peine que de repos, mais je dois te dire que ce n’est pas la monture que tu as donnée à ton chevalier lorsqu’il est parti ! – C’est qu’il en a usé plus d’une, dit la Dame. Mais allons examiner ses armes. »

Toutes deux pénétrèrent dans la chambre où les armes avaient été rangées. Elles trouvèrent le haubert faussé et coupé sur les épaules et sur les bras, le bouclier tout écartelé de coups d’épée et troué de coups de lance, le heaume fendu et décerclé. Enfin, elles se dirigèrent vers la pièce qui servait de prison au chevalier. Par la porte qui était restée entrouverte, la Dame de Malehaut passa la tête sans faire de bruit. « Il dort, dit-elle, entrons doucement. » Lancelot gisait sur son lit. Il avait tiré la couverture sur sa poitrine, mais à cause de la chaleur, ses bras se trouvaient dehors, et il dormait profondément. La Dame vit qu’il avait le visage enflé et tuméfié, le nez et les sourcils écorchés, le cou meurtri par les mailles du haubert, les épaules tailladées, les bras tout bleus des coups qu’il avait reçus, les mains couvertes de sang. Elle se tourna en souriant vers sa cousine, et dit après avoir élevé les chandelles : « Regarde, toi aussi, tu verras des merveilles ! » Puis, tandis que la jeune fille examinait soigneusement le chevalier endormi, elle murmura comme pour elle-même : « J’ai grande envie de lui donner un baiser. – Ah ! Dame ! que dis-tu ? fit la jeune fille à voix basse. Si tu fais cela, il risque de s’éveiller, et il aurait bien raison de critiquer les femmes en prétendant qu’elles veulent s’offrir. Garde-toi bien de cette folie ! – Pourquoi serait-ce une folie ? demanda la Dame de Malehaut. Il s’agit d’un preux chevalier, et toute femme digne de ce nom aimerait être entre les bras d’un preux chevalier. – Qui te dit qu’il accepterait de te prendre dans ses bras ? » reprit la jeune fille. Cette réflexion fit réfléchir la Dame. Elle se dit qu’il était peut-être trop tôt pour manifester le désir qu’elle éprouvait pour lui. Elles repartirent toutes deux sans bruit jusqu’aux chambres où la Dame se mit à parler de son prisonnier en de tels termes que la cousine ne put plus douter de l’amour qu’elle éprouvait pour lui. Surtout, s’émerveillait-elle sans cesse : « Ce ne peut être que pour l’amour d’une femme qu’il a accompli tant de prouesses ! Comme je voudrais savoir laquelle… »

Le lendemain, à l’aube, la Dame de Malehaut fit amener son prisonnier. Quand il fut devant elle, il voulut s’asseoir à ses pieds, mais elle lui fit prendre place à ses côtés. Elle lui dit alors : « Seigneur chevalier, tu dois convenir que je t’ai tenu en une bien douce prison, malgré le tort que tu m’as causé, et tu devrais m’en savoir gré. Je te prie donc encore une fois de me dire qui tu es et quelles sont tes intentions. Si tu désires que tout cela demeure secret, je peux t’assurer de mon silence : personne ne saura rien de ce que tu me diras. – Dame, répondit Lancelot, je ne dirai rien, même si tu devais me faire couper la tête ! – Eh bien ! dis-moi quelle est la femme que tu aimes d’amour. Sinon, je te le dis sincèrement, tu ne sortiras jamais plus de ma prison, ni par rançon ni par prière ! – Eh bien, qu’il en soit ainsi. Je ne dirai rien. » Et Lancelot détourna la tête. La Dame feignit d’en être fort courroucée. Elle dit d’une voix qu’elle chercha à rendre coléreuse : « Dis-moi si tu penses faire, à la prochaine bataille, autant de prouesses d’armes que tu en as faites hier. Sinon, je ne te laisserai pas partir, même si tu me jures de revenir. »

Des larmes coulèrent sur les joues de Lancelot. « Dame, dit-il enfin, je vois bien qu’il faut que je m’acquitte d’une odieuse rançon si je veux sortir de cette prison. Puisque tu l’exiges, je t’avouerai que si cela m’est commandé, j’accomplirai encore plus de prouesses à la prochaine bataille que je n’en ai faites hier ! – Tu as bien répondu », dit-elle. Et elle commanda qu’on le ramenât dans sa prison.

Le roi Arthur et Galehot, le seigneur des Îles Lointaines, étaient convenus que leurs hommes se rencontreraient la semaine suivante. Le matin du jour où la rencontre avait été fixée, la Dame de Malehaut fit préparer des armes noires, un destrier noir, une cotte d’armes noire, une armure noire pour le cheval. Et elle les présenta à Lancelot en disant : « Va, chevalier qui ne veut pas dire son nom. Va combattre aussi courageusement que tu l’as fait. Mais je t’en avertis : je serai là pour te voir. »

Quand il arriva à Galore, le combat était déjà engagé, et le pré était couvert de champions qui joutaient deux à deux. Mais il demeura, comme la fois précédente, sur le bord du gué, appuyé sur sa lance, à contempler la loge où se trouvait la reine. Le roi était auprès d’elle, ainsi que Gauvain, qui s’était fait transporter là, trop blessé pour pouvoir participer à la bataille. La Dame de Malehaut ne tarda pas à arriver à son tour et elle vit bien son prisonnier immobile au bord du gué. « Dieu ! dit-elle à haute voix, quel peut être ce chevalier tout pensif que j’aperçois au bord de la rivière ? Il semble totalement hors de sens et il n’aide ni ne nuit à personne ! » Dans la loge, chacun regarda l’inconnu. « La semaine dernière, dit Guenièvre, un chevalier rêvait ainsi auprès du gué. Mais il portait des armes vermeilles. » La Dame de Malehaut dit à la reine : « Dame, ne te plairait-il pas de faire demander à ce chevalier qu’il combatte pour l’amour de toi ? – Belle amie, j’ai bien d’autres choses à penser quand le roi risque de perdre sa terre et son honneur ! Il n’a même plus son neveu Gauvain pour défendre son droit. Mais si tu y tiens, demande-lui de combattre pour toi ou pour d’autres dames, tout ce que tu voudras. »

La Dame de Malehaut appela l’une de ses suivantes. « Va trouver ce chevalier qui rêve là-bas auprès du gué, dit-elle, et fais-lui entendre que toutes les dames de la maison d’Arthur, à part la reine, le prient de combattre pour l’amour d’elles ! » Gauvain avait entendu ce que disait la Dame de Malehaut. Il appela l’un des écuyers et lui dit : « Va aussi trouver le chevalier et présente-lui ces deux lances de ma part ! » Lancelot écouta le message de la suivante et accepta les deux lances qui lui étaient offertes par Gauvain. Puis, ayant ajusté ses étriers, il piqua des deux vers la prairie. Dédaignant les jeunes chevaliers qui galopaient çà et là, il plongea au beau milieu d’un groupe de combattants, renversa du premier coup celui qui lui faisait face et comme sa lance s’était brisée, il en saisit les tronçons et se mit à frapper tous ceux qui se présentaient. Alors, il alla prendre la seconde lance que lui avait apportée l’écuyer et reprit le combat jusqu’à ce que son arme fût en morceaux. Il fit de même avec la troisième lance, qui était celle que lui avait donnée la Dame de Malehaut. Et, ensuite, il quitta la bataille et s’en retourna au bord de l’eau, s’arrêta au lieu même d’où il était parti et, tournant son visage vers la loge, il se replongea dans sa rêverie.

Gauvain se pencha vers la Dame de Malehaut. « Dame, j’ai l’impression que tu as mal agi en voulant que ce chevalier fût le champion de toutes les dames, sauf de la reine Guenièvre. » La Dame de Malehaut sourit. « J’ai fait selon ma conscience, répondit-elle ; à toi, seigneur Gauvain, de faire selon ton vœu ! » Gauvain se pencha alors vers l’oreille de Guenièvre. « Reine, dit-il, je suis sûr que ce chevalier accomplirait des prouesses si tu lui faisais commandement de combattre pour l’amour de toi. Cela lui procurerait honneur et joie. Quant à moi, je veux lui envoyer dix bonnes lances et mes trois plus beaux chevaux couverts de mes armes. J’ai l’impression qu’il emploiera bien tout cela ! – Beau neveu, dit la reine, il sera fait selon ton vœu. Ordonne ce que tu veux en mon nom. »

Gauvain fit transmettre son message au chevalier qui continuait à rêver sur le gué. Quand il l’eut entendu, Lancelot prit la plus forte des dix lances et se précipita à l’endroit où la bataille était la plus rude : les gens du roi Ydier de Cornouailles combattaient ceux du roi Baudemagu de Gorre, et il y avait là de nombreux compagnons de la Table Ronde, en particulier Yvain, le fils du roi Uryen, Dodinel le Sauvage, Gaheriet, frère de Gauvain, et Girflet, le fils de Dôn. Parvenu dans la mêlée, Lancelot s’élança dans une course folle et fit voler tout ce qu’il heurtait, abattant hommes et chevaux à la fois, arrachant les heaumes, trouant les boucliers et accomplissant tant d’exploits que tous les assistants se demandaient si ce chevalier n’était pas le diable en personne.

Lorsque son premier destrier eut été tué sous lui, Lancelot sauta sur celui que lui présentait l’un des écuyers de Gauvain. Il l’étreignit rudement et replongea dans la mêlée, aussi frais que s’il n’eût pas encore mis l’épée à la main. Or le cheval était couvert des armes de Gauvain, ce qui étonna fort les gens du roi Arthur et tous ceux de la Table Ronde. Mais celui qui fut le plus ébahi, ce fut Galehot, le seigneur des Îles Lointaines : il ne pouvait pas croire qu’un seul homme eût pu porter tant de coups à la fois. Aucun de ses fidèles ne pouvait endurer les assauts de ce chevalier aux armes noires qui passait au travers de leurs rangs, droit comme un carreau d’arbalète. Galehot, qui se tenait sur une butte, de l’autre côté de la rivière, disait à ses compagnons : « Jamais je n’ai vu un seul homme accomplir tant de prouesses ! Dieu m’est témoin que si je pouvais le prendre parmi mes proches, je le ferais sans plus hésiter, car je sais reconnaître où se trouvent la valeur et le courage ! » Et, ce disant, le seigneur des Îles Lointaines se prit à rêver.

Cependant, le sénéchal Kaï, qui ne participait pas à la bataille, appela l’écuyer qui avait amené le destrier à l’inconnu. « Écoute bien, lui dit-il. Va rejoindre Hervé de Rinel, que tu vois là-bas, auprès de cette bannière mi-partie d’or et de sinople. Tu lui diras qu’on a bien des raisons de se plaindre de lui. Ne laisse-t-il pas sans secours le meilleur chevalier qui ait jamais porté bouclier au cou, et avec lui la fleur des compagnons du roi Arthur ? Dis-lui encore qu’il sera tenu pour lâche et mauvais jusqu’au jour de sa mort ! »

L’écuyer se hâta de délivrer son message. Quand il l’entendit, Hervé de Rinel eut un accès de colère : « Dieu m’aide ! s’écria-t-il. Je suis trop vieux pour commencer à trahir mon seigneur le roi ! Retourne d’où tu viens et dis au sénéchal que ce n’est pas aujourd’hui qu’on me traitera de lâche et de traître ! » L’écuyer apporta la réponse, et Kaï se mit à rire. Puis, il demanda à l’écuyer qui pouvait bien être ce chevalier aux armes noires et pourquoi Gauvain lui envoyait ses destriers avec une attention si complaisante. L’écuyer lui répondit qu’il n’en savait rien. Alors Kaï demanda ses armes, fit amener son cheval et, sans plus tergiverser, s’élança lui-même dans la bataille.

Hervé de Rinel accomplit ce jour-là plus d’exploits qu’il n’en avait faits dans toute sa vie. Il avait en effet quatre-vingts ans passés, et ses gens clamèrent si fort en courant à la rescousse, que le cri de « Hervé ! » domina un moment tous les bruits de la bataille. Gauvain, qui se désolait de ne pouvoir combattre, à cause de ses blessures, ne pouvait s’empêcher de sourire d’aise. Quant à Galehot, il continuait à s’étonner de voir ses hommes reculer, car ils étaient plus nombreux d’un quart que ceux de son adversaire. Comprenant que la partie risquait d’être perdue, il se porta du côté où combattait le chevalier aux armes noires. Celui-ci, dont le troisième destrier venait d’être tué, était entouré d’une telle presse que les siens ne pouvaient même pas l’approcher pour le remettre en selle. Mais il frappait à droite et à gauche si rapidement que son épée sifflait autour de lui. Émerveillé d’une telle prouesse, Galehot décida de ne plus le perdre de vue et il le suivit jusqu’à la fin du jour.

Quand la nuit tomba, les combattants se séparèrent les uns des autres, et ils s’en revinrent vers leurs logis. Lancelot partit à son tour, aussi discrètement qu’il le put, car il ne voulait pas que ceux de la maison d’Arthur le reconnussent. Mais Galehot, qui ne l’avait pas quitté des yeux et qui guettait son départ, le rejoignit dans un bosquet derrière une colline.

« Dieu te bénisse, seigneur ! » dit Galehot. Distant, Lancelot le regarda et ne lui rendit qu’un vague salut. « Qui es-tu ? demanda-t-il. – Je suis Galehot, le fils de la Géante, seigneur des Îles Lointaines. C’est moi qui conduis tous ces gens contre lesquels tu as combattu tout le jour. Viens, je te prie, loger chez moi. – Comment ? s’indigna Lancelot. Tu es l’ennemi du roi Arthur, tu veux t’emparer de son royaume, et tu me proposes une telle infamie ! – Ne te méprends pas, noble seigneur, je n’ai nulle pensée mauvaise. Je ne te convie pas en mon logis pour te faire renier celui pour qui tu as combattu avec tant de vaillance. C’est à cause de cette vaillance que je me permets de t’inviter, et non par vile pensée. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour héberger le meilleur chevalier du monde ! » Lancelot fit faire demi-tour à sa monture. « Il faudrait d’abord prouver ce que tu dis, à savoir que je suis le meilleur chevalier du monde ! – Il m’a suffi de te voir pendant tout ce jour. J’ai la prétention de reconnaître la valeur d’un homme, quel que soit le pays de cet homme ! »

Lancelot arrêta son cheval et détourna la tête. « J’ai peine à croire ce que tu dis, murmura-t-il, et pourtant, je suis tenté de te faire confiance. – Assurément, tu le peux. » Lancelot descendit de son cheval et Galehot en fit autant. « Seigneur, dit Lancelot, tu passes pour un homme sage et avisé, pour un guerrier sans reproche, et, bien que tu sois l’ennemi du roi Arthur, je te tiens pour un homme loyal. Es-tu sincère quand tu me convies à ton logis, ou est-ce une ruse de ta part pour m’éloigner du roi Arthur ? – Tu me juges mal, décidément, répliqua Galehot. Si tu viens avec moi, je m’engage à ce que tu puisses à chaque instant retourner vers les tiens. C’est une promesse solennelle que je te fais, et je la tiendrai sur mon honneur et sur mon âme. – Dans ce cas, je te suivrai. Mais j’y mets une condition : que tu m’accordes un don quand je te le demanderai ! – Je jure sur mon honneur et sur mon âme que, quel que soit le don que tu me demanderas, il sera accordé. » Alors Lancelot suivit Galehot, le seigneur des Îles Lointaines.

Cependant cette scène avait eu un témoin, Gauvain, qui, de l’autre côté de la rivière, sur un tertre, avait vu Lancelot partir en compagnie de Galehot, le bras droit autour du cou de celui-ci. Gauvain en demeura stupéfait. Il appela le roi Arthur et lui dit :

« Mon oncle, la trahison est parmi nous. Voici le chevalier aux armes noires qui fait alliance avec nos ennemis ! » Arthur regarda dans la direction que lui avait indiquée son neveu et ne put que constater qu’il avait raison. Il en fut tout triste et dolent : « Dieu ! soupira-t-il, que t’ai-je fait pour que tu m’abandonnes ainsi dans les épreuves qui sont les miennes ? Si ce chevalier dont je ne connais pas le nom me fait défaut, je ne vois pas comment je pourrai vaincre celui qui prétend me déposséder d’un royaume que j’ai reçu de toi ! » Et Arthur se retira sous sa tente, pleurant amèrement et regrettant une fois de plus l’absence de Merlin. Quant à Gauvain, toujours sous le coup de l’indignation, il alla parler à la reine et lui dit : « Voici que tout s’écroule autour de nous ! Ah ! Dame ! tu peux dire que tes hommes sont désormais perdus et vaincus ! Galehot a emmené avec lui le seul qui pouvait sauver le royaume de la servitude. Désormais, c’en est fait ! Galehot va déployer ses troupes dans le pays et nous ne pourrons rien entreprendre pour nous préserver d’un destin mortel ! » Et, tout en parlant, Gauvain pâlissait. Ses blessures le faisaient cruellement souffrir, et l’idée que tout était perdu ajoutait à son émoi. Il s’évanouit par trois fois, et la reine et ses suivantes eurent toutes les peines du monde à le faire revenir à lui.

Pendant ce temps, le seigneur des Îles Lointaines menait Lancelot à sa tente, où, après l’avoir fait désarmer, il lui donna une très belle robe brodée d’or et d’argent. Puis, quand ils eurent mangé et bu à satiété, Galehot le conduisit dans sa propre chambre où il avait fait dresser un lit recouvert de fourrures blanches. Ils conversèrent longuement, puis Galehot prit congé de son hôte et sortit. Lancelot, resté seul, pensait au grand honneur qui lui était fait et se prit à estimer Galehot au plus haut point. Une fois couché, il s’endormit tout de suite, tout recru de fatigue qu’il était. Quand Galehot sut qu’il était endormi, il revint dans la chambre et se coucha près de lui, le plus doucement possible, ainsi que deux de ses chevaliers, sans personne d’autre. Le chevalier dormit toute la nuit profondément, mais il se plaignit souvent pendant son sommeil. Galehot, qui ne dormait guère, l’entendit parfaitement et réfléchit au moyen de le retenir près de lui(30).

Au matin, à la pointe du jour, Lancelot se réveilla et vit Galehot près de lui. Il lui sourit et lui dit : « Beau doux ami, te souvient-il du don que tu as juré de m’accorder ? – Certes, répondit Galehot, je n’aurais garde de l’oublier puisque j’en ai fait le serment. Quel est le don que je te dois ? » Lancelot hésita un instant avant de répondre : « Les batailles que nous avons entreprises ne servent à rien, seigneur des Îles Lointaines. Il faudra bien qu’un jour, tu en viennes à combattre le roi Arthur lui-même. Alors, voici ce que je te demande : au cours de ce combat, tu auras le dessus, et il sera hors de question que tu lui fasses grâce. Tu délaceras son heaume et tu mettras ton épée sur son cou, près de lui trancher la tête. Alors j’interviendrai et je te dirai : donne-lui merci et rends-toi à sa discrétion. Tu devras m’obéir puisque tu en as fait le serment(31). »

Galehot resta un long moment interdit, en proie à des pensées tumultueuses. « Aurais-je donc accompli tant de prouesses pour en arriver là ? » murmura-t-il. Lancelot le laissa à ses réflexions et sortit de la tente. Quelques instants plus tard, Galehot vint le rejoindre. « Ami, dit-il, je vois bien que j’ai tant couru que je ne peux plus me retourner ! Je n’ai rien à te refuser, mais plutôt que de continuer à me battre pour rien, je préfère tout de suite faire ma paix avec le roi Arthur. – Ami très cher, répondit Lancelot, je t’en sais gré et je t’affirme que, désormais, tu n’auras pas de plus fidèle compagnon ! » Et les deux hommes s’embrassèrent. Puis Galehot revêtit sa plus belle robe, prit son meilleur palefroi, et, sans autre arme que son épée, le visage découvert, il s’en alla vers le camp d’Arthur.

Les guetteurs furent bien ébahis de voir le seigneur des Îles Lointaines seul au milieu de ses ennemis. Ils lui demandèrent où il allait et ce qu’il voulait. « Conduisez-moi au roi Arthur ! » dit-il simplement. On le mena jusqu’à la tente où Arthur conversait avec son neveu Gauvain qui, souffrant toujours de ses blessures, reposait sur un lit. Galehot descendit de cheval, mit un genou en terre devant le roi et déposa son épée sur le sol. « Roi Arthur, dit-il d’une voix ferme, Galehot, fils de la Géante, seigneur des Îles Lointaines, vient vers toi et te prie de l’écouter. Sache que je me repens d’avoir mal agi envers toi en voulant, sans aucun droit, envahir ton royaume. Sache que c’est librement et sans artifice que je me déclare ton homme lige et que je te reconnais comme mon seigneur légitime. Fais de moi ce qu’il te plaira. »

Quand il entendit ces paroles, le roi Arthur fut rempli d’une joie immense. Il se leva et, sans rien dire, fit relever Galehot et échangea avec lui le baiser de paix. Puis tous deux se mirent à parler longuement tandis qu’on leur servait des breuvages. Galehot demeura toute la journée auprès d’Arthur, et celui-ci voulut que le seigneur des Îles Lointaines couchât cette nuit-là dans la même tente que lui. Quant aux chevaliers d’Arthur, ils manifestèrent leur joie en assurant Galehot de leur amitié et de leur respect.

Le lendemain matin, Galehot s’en revint à son camp et demanda des nouvelles de son compagnon. On lui dit que, toute la nuit, le chevalier aux armes noires avait pleuré à la dérobée en répétant sans cesse : « Hélas ! chétif que je suis ! que puis-je faire ? » Galehot entra dans la tente et vit bien que son hôte avait les yeux rouges et la voix enrouée, que les draps de son lit étaient mouillés de larmes. Alors, il le prit par la main et, l’emmenant à l’écart, lui demanda très doucement : « Beau compagnon, d’où vient ce deuil que tu as mené toute la nuit ? » Mais Lancelot lui répondit que souvent il se plaignait ainsi pendant son sommeil. Galehot insista pour en savoir davantage, mais l’autre ne voulut rien dire. Galehot le voyant alors s’abîmer dans une profonde rêverie finit par se douter que son compagnon était atteint d’une maladie d’amour incurable. Il lui dit : « Ami, par la foi que je te dois, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que ton chagrin n’ait plus de raison d’être. – Seigneur, tu as déjà fait beaucoup pour moi. Aussi vais-je te dire qui je suis : Lancelot du Lac, le fils du roi Ban de Bénoïc. C’est parce que j’ai toute confiance en toi que je te le révèle, mais je t’en prie, fais en sorte que personne ne le sache. – Sois assuré, ami, que ce n’est pas de moi qu’on le saura. »

Dans l’après-midi, Galehot retourna chez le roi Arthur. Tout à coup, Gauvain lui demanda comment il avait décidé de faire sa paix avec le roi. Il répondit que c’était par la volonté d’un chevalier. Guenièvre, qui se trouvait là, intervint alors : « Ne serait-ce pas le chevalier aux armes noires ? – Oui, certes, c’est bien lui. – Et quel est son nom ? – Dame, je ne le sais. – Comment ? fit le roi. Tu ne connais même pas le nom de celui qui a réussi à nous accorder ! Cela me paraît bien étrange. Je me demande vraiment qui il peut être. Assurément, il n’est pas de ma terre, car il ne s’y trouve pas un preux chevalier dont je ne connaisse le nom. Mais, Dieu m’est témoin, pour avoir la compagnie et l’amitié de cet homme, je donnerais la moitié de tout ce que je possède, hormis le corps de la reine, ma femme, dont je ne ferais don à personne ! »

Tout le monde approuva les paroles du roi. Mais Gauvain ajouta : « Moi, je voudrais être la plus belle femme du monde afin que le chevalier aux armes noires m’aimât toute sa vie ! » Galehot, qui commençait à comprendre le secret de Lancelot, se tourna vers la reine : « Et toi, Dame, dit-il, que donnerais-tu pour qu’un tel chevalier fût toujours à ton service ? – Par Dieu, répondit Guenièvre, je crois bien que Gauvain a bien dit tout ce qu’une femme peut offrir ! » En entendant ces mots, ils se mirent tous à rire. La reine se leva pour se retirer, mais elle pria Galehot de l’accompagner. Quand ils furent un peu à l’écart, elle lui dit : « Galehot, ma reconnaissance t’est acquise pour ton geste qui t’honore grandement, et je ferai pour toi plus que tu ne penses. Je suis certaine que le chevalier aux armes noires se trouve chez toi, et il se pourrait fort bien qu’il ne me fût pas inconnu. Si tu as quelque amitié pour moi, fais en sorte que je puisse le rencontrer. – Dame, cela dépend de lui. Il n’est pas mon homme lige. – C’est le chevalier que j’aimerais le plus connaître, seigneur Galehot. D’ailleurs, qui ne voudrait connaître un homme si brave et si audacieux ? Il n’est pas possible que tu ne saches pas où il est. Ne veux-tu point me le dire ? – Dame, répondit Galehot, je pense qu’il se trouve en mon pays de Sorelois. – Alors, dit la reine, je t’en prie, beau doux ami, envoie un messager pour lui dire de venir, et qu’il chevauche jour et nuit ! »

Là-dessus, Galehot quitta la reine, mais il savait maintenant à quoi s’en tenir à propos du chagrin de Lancelot. Il alla donc retrouver celui-ci et lui raconta tout ce qui s’était passé entre lui, Arthur et ses compagnons, sans oublier la conversation qu’il avait eue avec Guenièvre. « Que dois-je répondre à la reine ? » demanda-t-il. Lancelot se mit à soupirer. « Je ne sais, répondit-il. – Ami, reprit Galehot, je ne saurais mieux te conseiller qu’en te disant d’accepter de rencontrer la reine. – Puisqu’il en est ainsi, dit Lancelot, agis comme bon te semble. »

La reine Guenièvre était certainement la plus belle femme qui fût jamais vue depuis Hélène la sans pareille, femme du roi Ménélas. Elle était grande, droite et bien faite, ni grosse ni maigre, mais entre les deux. Ses seins, bien placés, menus, blancs et serrés, soulevaient sa robe comme deux petites pommes très dures. Sa taille était étroite, ses reins assez larges pour mieux souffrir les jeux d’amour ; ses bras étaient ronds, longs et pleins, ses doigts très fins, ses mains petites. Elle était si avenante de corps et de membres qu’on n’y trouvait aucun défaut. Ses cheveux étaient blonds et luisants comme une coupe d’or, et ils retombaient en tresses souples jusqu’à ses hanches. Elle avait les yeux verts et brillants comme ceux d’un faucon de montagne, les sourcils bruns et déliés, la peau plus blanche que celle d’une sirène ou d’une fée, plus tendre que la fleur de mai, plus fraîche que la neige qui vient de tomber. Son front était lisse comme le cristal ; ses lèvres vermeilles, un peu charnues, comme invitant au baiser ; ses dents claires, riantes, bien dessinées. Bref, elle avait l’air d’un ange descendu des nuées célestes pour le bonheur des humains. Mais autant sa beauté était grande, autant sa sagesse et ses manières étaient exceptionnelles, et tous ceux qui l’approchaient ne cessaient de vanter ses mérites.

Quatre jours s’écoulèrent, et la reine s’impatientait. Chaque fois qu’elle se trouvait en présence de Galehot, elle le priait de hâter l’entrevue, car elle soupçonnait bien que le chevalier aux armes noires n’était pas aussi loin qu’on le disait. Enfin, le cinquième jour, comme elle lui demandait des nouvelles, Galehot répondit : « Elles sont bonnes. La fleur des chevaliers est arrivée ! » Le cœur de Guenièvre en tressaillit de joie. « Je suis heureuse, dit-elle, mais comment faire pour le voir en secret ? Je ne tiens pas à être l’objet de médisances ! – Je comprends, dit Galehot. Aussi vais-je t’expliquer ce que nous allons faire. » Il lui montra alors un coin de la prairie tout couvert d’arbrisseaux, et il lui recommanda de venir là au crépuscule, seule ou avec une suivante en qui elle avait toute confiance. « Beau doux ami ! s’écria-t-elle, tes paroles me ravissent de contentement ! Plût au Ciel qu’il fit nuit tout de suite ! »

Toute la journée, elle devisa de choses et d’autres pour tromper son impatience. Enfin, le soir venu, elle prit la main de Galehot et lui demanda de l’accompagner à la promenade, et elle fit la même proposition à la Dame de Malehaut. Ils s’en allèrent alors, par les prés, jusqu’au lieu du rendez-vous. Galehot et la reine s’assirent sous les arbres, un peu à l’écart de la Dame de Malehaut. « J’ai demandé à mon sénéchal d’amener ici celui que tu attends », expliqua Galehot. Le cœur de Guenièvre battait très fort. Pendant ce temps, le sénéchal et son compagnon passaient le gué et s’en venaient à travers la prairie. Lancelot était si beau qu’on n’eût point trouvé son égal dans tout le pays. Aussi, dès qu’elle aperçut son ancien prisonnier, la Dame de Malehaut le reconnut fort bien ; mais, lorsqu’il passa en la saluant, elle baissa la tête pour que lui-même ne la reconnût point.

Quand il arriva devant la reine avec le sénéchal, Lancelot tremblait si fort qu’à peine put-il mettre genou à terre. Il avait perdu toute couleur et baissait les yeux comme en proie à la honte. Alors, Galehot, qui s’apercevait du trouble de son ami, demanda au sénéchal d’aller tenir compagnie à la Dame de Malehaut. Dès qu’il se fut éloigné, la reine releva par la main le chevalier agenouillé et le fit asseoir à côté d’elle sur l’herbe tendre. « Seigneur, dit-elle en riant, nous t’avons beaucoup désiré ! Enfin, par la grâce de Dieu et de Galehot, nous réussissons à nous voir ! Encore ne suis-je pas entièrement sûre que tu es bien celui que je demande. Galehot me l’a dit, certes, mais j’aimerais bien l’apprendre de ta propre bouche. Qui es-tu ? »

Lancelot n’osait pas encore regarder son visage. En guise de réponse, il murmura qu’il n’en savait rien. Alors, voyant que son trouble augmentait, Galehot se décida à agir. « Je suis bien grossier, dit-il, de laisser les autres sans compagnie. » Et, se levant, il alla rejoindre son sénéchal et la Dame de Malehaut.

« Seigneur chevalier, reprit la reine, pourquoi ce mystère ? Pourquoi t’obstines-tu à cacher ton nom ? Es-tu vraiment le chevalier aux armes noires qui fit tant de prouesses l’autre jour ? » Comme Lancelot ne répondait toujours pas, Guenièvre comprit alors que c’était par modestie : il ne voulait assurément pas qu’on parlât de sa vaillance. Elle n’insista pas davantage, mais se résolut à tenter autre chose : « Qui donc t’a fait chevalier ? – Dame, répondit-il immédiatement, c’est toi-même ! – Comment cela ? » dit la reine, faisant semblant d’être étonnée. Alors Lancelot se mit à parler. Il lui dit comment la Dame du Lac l’avait conduit à la cour du roi Arthur, vêtu d’une robe blanche, et comment il avait été adoubé le dimanche suivant. Mais le roi n’avait pas eu le temps de lui ceindre l’épée, et c’était d’elle qu’il tenait la sienne : il était donc son chevalier. Puis il raconta tout ce qu’il avait fait depuis. Quand elle sut que c’était lui qui avait conquis la Douloureuse Garde et qui en avait levé les sortilèges, elle se souvint de ce que lui avait dit la jeune Saraïde, l’envoyée de la Dame du Lac. Elle s’écria : « Je sais bien qui tu es. Tu es Lancelot du Lac, fils du roi Ban de Bénoïc ! »

Lancelot se réfugia dans le silence. Elle reprit : « Maintenant, je voudrais que tu me dises pour qui tu as fait cela. Je ne le répéterai à personne. Je suis sûre que si tu as accompli tant de prouesses, c’est pour l’amour d’une dame. Par la foi que tu me dois, quelle est-elle ? – Ah ! répondit Lancelot, je vois bien qu’il me faut l’avouer : cette dame, c’est toi, reine Guenièvre ! – Pourtant, fit la reine, ce n’est pas pour moi que tu as rompu les deux lances qu’on t’avait apportées l’autre jour, car mon nom n’était pas lié au message ! – J’ai fait pour elles ce que je devais, et pour toi ce que je pouvais. – Belle réponse ! fit la reine rêveusement. M’aimes-tu donc tant que cela ? – Dame, je n’aime ni moi ni autrui autant que toi ! – Et depuis quand m’aimes-tu ? – Depuis l’instant où je t’ai vue pour la première fois. »

À ce moment-là, la Dame de Malehaut toussa et écarta son voile. Lancelot se retourna et reconnut son visage. Il en éprouva tant d’inquiétude que ses yeux se mouillèrent d’angoisse. Guenièvre, un peu surprise, s’aperçut qu’il regardait ailleurs. Et bien qu’elle fût persuadée en elle-même de la sincérité du chevalier, elle décida de le mettre à l’épreuve. « Je ne demande qu’à te croire, dit-elle, mais quelque chose m’intrigue. Il y a un instant, tu as regardé une autre femme que moi, et tu en étais tellement ému que tu en as versé quelques larmes. D’ailleurs, tu es tellement confus que tu n’oses plus regarder de ce côté-là ! Je me demande si ta pensée m’appartient autant que tu le prétends ! » Lancelot était au désespoir. « Ah ! Dame ! s’écria-t-il. Ce que tu dis est impossible ! Depuis le moment où je t’ai vue, aucune femme n’a pu gagner mon cœur ! – J’ai vu ce que j’ai vu ! fit la reine en insistant lourdement pour le tourmenter, car elle savait fort bien que c’était elle qu’il aimait d’amour. Ton corps est près de moi, c’est vrai, mais ton cœur est ailleurs ! » reprit-elle d’une voix sévère. C’était trop pour Lancelot qui ne put en supporter davantage. Son angoisse fut telle qu’il faillit s’évanouir de douleur. En le voyant pâlir, la reine le prit par les épaules pour l’empêcher de tomber, et appela Galehot qui se précipita pour soutenir Lancelot, disant à la reine : « Ah ! Dame ! À force d’être si cruelle avec lui, tu finiras bien par le faire mourir ! – Mais, insista Guenièvre, il prétend que c’est pour moi qu’il a accompli toutes les prouesses qu’on lui connaît ! Crois-tu vraiment qu’il dise la vérité ? – Non seulement je le crois, répondit Galehot, mais j’en ai la certitude absolue. C’est le plus preux et le plus loyal chevalier que j’aie jamais connu ! Sois-en assurée : il t’aime plus que lui-même ! – Je ne demande qu’à le croire, mais qu’y puis-je ? Il ne me demande rien…

— Noble reine, dit Galehot, s’il ne te demande rien, c’est qu’il n’ose. On tremble toujours quand on aime, et plus encore lorsqu’on aime d’amour fou. Je te prie donc en son nom de lui octroyer ton amour, de le prendre pour ton chevalier et de devenir sa dame pour toujours. Ainsi le feras-tu plus riche que si tu lui offrais le monde entier ! Scelle ta promesse d’un baiser, devant moi, en témoignage d’amour véritable et partagé ! »

Ainsi parla Galehot, fils de la Géante, seigneur des Îles Lointaines, en faveur de Lancelot, si ému qu’il ne put rien répondre. « Promenons-nous ensemble tous les trois, comme si nous devisions », dit Galehot. Alors, ils marchèrent dans le pré, en direction de la rivière et la reine, voyant que Lancelot n’osait faire le premier pas, le prit par le menton et, devant Galehot, le baisa longuement sur la bouche. Mais la Dame de Malehaut n’avait rien perdu de la scène.

« Ami très cher, murmura Guenièvre à Lancelot, je suis tienne et j’en ai grande joie. Mais veille à ce que la chose demeure secrète, car je suis une des femmes dont on dit le plus de bien, et, si ma réputation se perdait, notre amour en serait terni à jamais(32). Quant à toi, Galehot, tu es le garant de notre amour : si quelque mal m’en advenait, tu en serais responsable, tout comme tu es responsable de ma joie et de mon bonheur. – Je le sais, répondit Galehot. Mais j’ai une faveur à te demander : que tu sois garante toi-même de notre amitié, à Lancelot et à moi. – Certes, répondit Guenièvre, j’y consens volontiers. » Elle prit Lancelot par la main droite et Galehot par la main gauche. « Galehot, dit-elle, je te donne à jamais à Lancelot du Lac. Lancelot, je te donne à jamais à Galehot, seigneur des Îles Lointaines(33). »

La nuit était complètement tombée, mais le temps était clair et serein, et la lune luisait sur les prés. Lancelot et Galehot accompagnèrent la reine jusqu’à son pavillon, puis prirent congé d’elle avant de regagner le camp de Galehot. Là, s’étant couchés dans le même lit, ils parlèrent toute la nuit de ce qui leur tenait le plus à cœur.

La reine, cependant, ne pouvait pas dormir. Elle sortit de son pavillon et se mit à rêver. La Dame de Malehaut, la voyant seule, s’approcha tout doucement. « Ah ! murmura-t-elle, bien meilleure est la compagnie de quatre… » Et comme la reine ne paraissait pas avoir entendu, elle répéta sa phrase. « Que veux-tu dire par là ? demanda Guenièvre. – Dame, j’ai peut-être parlé plus qu’il ne convenait, et je dois m’en expliquer. J’ai vu ce qui s’est passé dans le verger. Je t’ai vue échanger un baiser avec le chevalier. Tu ne peux mieux placer ton cœur, car tu es l’être qu’il aime le plus au monde. Je le connais bien : je l’ai retenu prisonnier pendant longtemps, et c’est moi qui lui ai donné ses armes vermeilles, puis ses armes noires. L’autre jour, quand je l’ai vu si pensif, au bord de la rivière, j’ai bien deviné qu’il t’aimait. Et, pourtant, je l’aimais moi aussi, et j’ai tenté d’obtenir son cœur. Hélas pour moi ! Son amour pour toi est le plus fort, et je m’en réjouis, car tu es certainement la plus belle femme qu’on ait jamais vue en ce monde. – Je te remercie de ta franchise, répondit Guenièvre. Mais je voudrais encore savoir quelque chose : pourquoi dis-tu que meilleure est la compagnie de quatre ? J’avoue que je ne comprends pas bien.

— Dame, bientôt Galehot et son ami partiront pour le pays de Sorelois, mais où qu’ils se trouvent, ils pourront ensemble parler de toi. Tu demeureras ici, toute seule, et toi, tu ne pourras parler de lui à quiconque. S’il te plaisait que je fusse la quatrième dans votre secret, tu pourrais m’entretenir de lui.

— Belle amie, répondit la reine, ta requête me touche profondément. Oui, tu seras la quatrième à partager notre secret. Mais sache bien que je ne saurai plus me passer de toi, car lorsque j’aime, personne ne peut aimer plus que moi. »

Et elle apprit à la Dame de Malehaut que le chevalier aux armes noires se nommait Lancelot du Lac et qu’il était le fils du roi Ban de Bénoïc. Elle prit également soin de dire que Lancelot avait pleuré en la regardant. Puis elle voulut à toute force que sa nouvelle amie partageât son lit.

Quand elles furent couchées, Guenièvre demanda à la Dame de Malehaut si elle avait un ami. La Dame, qui songeait à Lancelot, lui répondit qu’elle n’avait jamais aimé qu’une seule fois, mais seulement en pensée. Alors la reine décida qu’elle la lierait à Galehot(34).

Le lendemain, de bonne heure, elles retournèrent à la prairie aux arbrisseaux, accompagnées de quelques suivantes. La reine dit à la Dame de Malehaut qu’elle chérirait cet endroit à tout jamais. Puis elle se mit à faire l’éloge de Galehot, du mieux qu’elle le put, déclarant que c’était le plus sage et le plus noble des chevaliers de ce temps, et elle ajouta que lorsqu’il connaîtrait la nouvelle amitié qui les liait, il en aurait grande joie. C’est pourquoi, un peu plus tard, quand Galehot vint converser avec le roi Arthur, elle le tira à part et lui demanda s’il aimait d’amour une femme ou une jeune fille. « Non, répondit Galehot, je n’ai pas d’amie. – Sais-tu pourquoi, je te demande cela ? Puisque c’est toi qui m’as conduite à m’engager auprès de Lancelot, je veux moi-même te conduire à t’engager auprès d’une femme. Celle que j’ai choisie, tu n’auras pas à en rougir : elle est dame noble et riche d’honneur. C’est la Dame de Malehaut. – Dame, le choix me convient, et je ferai selon ta volonté. »

Elle fit appeler la Dame de Malehaut et lui dit : « Au nom de Dieu, je veux donner ton cœur et ton corps à un homme qui est digne de toi. Es-tu prête à suivre ma volonté et mon désir le plus cher ? » La Dame de Malehaut répondit qu’elle acceptait de grand cœur ce que lui proposait la reine. Alors Guenièvre les prit tous les deux par la main. « Seigneur chevalier, dit-elle à Galehot, je te donne à cette dame comme ami loyal de cœur et de corps. » Puis elle s’adressa à la Dame : « Dame, je te donne à ce chevalier comme amie loyale de cœur et de corps. » Tous deux se laissèrent faire avec grande joie, et la reine voulut qu’ils échangeassent un baiser et qu’elle en fût le témoin. Après quoi, ils avisèrent sur les moyens de se rencontrer tous les quatre, et rendez-vous fut pris cette même nuit dans la prairie aux arbrisseaux, qui était bien propice à abriter les amours discrètes(35).