4

Le Blanc Chevalier

C’était le vendredi avant la Saint-Jean d’été. Le roi Arthur avait chassé tout le jour dans la forêt de Camelot, en compagnie d’Yvain, le fils du roi Uryen et de plusieurs écuyers. Vers le soir, comme il regagnait la cité avec tous ses gens, il vit venir à lui une compagnie qui ne manqua pas de l’étonner. En tête, deux jeunes filles à pied menaient deux chevaux blancs dont l’un portait un léger pavillon de campement, le plus riche qui eût été fait, et l’autre, deux magnifiques coffres remplis de vêtements. Puis s’avançaient quatre jeunes filles, montées sur des roussins, qui portaient l’une un bouclier argenté, la seconde un heaume également argenté, la troisième une lance, et la quatrième une grande épée, claire, tranchante et légère. Enfin, sur des palefrois de couleur blanche, avec des taches grises sur les flancs, venaient une Dame et un homme jeune, au visage rayonnant, tous deux de blanc vêtus. Car, dans ce cortège, les habits, les armes, les chevaux, tout était blanc.

Le roi s’arrêta, émerveillé, se demandant bien qui était cette Dame d’une si belle prestance. Mais la Dame, qui avait reconnu Arthur, pressa le pas de sa monture et s’avança vers lui en compagnie du jeune homme. Elle était vêtue d’une cotte et d’un manteau de soie brodée d’or, et son cheval, élégant et racé, avait une housse de soie qui descendait jusqu’à terre, un frein et un poitrail en argent fin, une selle et des étriers d’ivoire subtilement gravés de volutes et de torsades. Dès que la Dame arriva devant le roi, elle releva son voile et, après lui avoir rendu le salut qu’il s’était hâté de lui faire le premier, en homme courtois et bien élevé qu’il était, elle dit : « Seigneur, que Dieu te bénisse comme le meilleur des rois de ce monde ! Je viens de bien loin pour te demander un don que tu ne me refuseras certes pas, car il ne peut te causer aucun mal, bien au contraire.

— Dame, répondit Arthur, dût-il m’en coûter beaucoup, pourvu que mon honneur n’en soit point terni et que cela ne cause aucun dommage à mes amis, je t’octroie ce don bien volontiers, quel qu’il soit. – Roi Arthur, répondit la Dame, tu viens de promettre de faire chevalier ce jeune homme qui est avec moi, lorsqu’il te le demandera.

— Dame, j’accomplirai ce que j’ai promis. Et grâces te soient rendues de m’avoir amené ce jeune homme en qui je reconnais valeur et prouesse ! » Et, ce disant, le roi examinait attentivement le compagnon de la Dame, se disant en lui-même qu’il n’avait jamais vu une telle détermination farouche dans le regard d’un homme aussi jeune. « Soyez les bienvenus à ma cour, reprit-il. Je veux vous conduire moi-même jusqu’à la salle du festin. – Seigneur roi, dit la Dame, reçois ce jeune homme s’il le désire. Quant à moi, je te prie de m’en excuser, mais je ne peux demeurer ici plus longtemps, car il faut que je rentre au plus tôt dans mon domaine. – Qui es-tu donc, demanda le roi, et quel est le nom de ce jeune homme ? – Je suis la Dame du Lac, répondit-elle, et j’ai accompli un long voyage pour venir jusqu’ici. Permets donc que je prenne congé. Quant à ce jeune homme, sache qu’il est le Blanc Chevalier. » Sur ce, elle salua le roi et s’éloigna. Le Blanc Chevalier hésita un instant, puis il piqua des deux et rejoignit la Dame, comme pour l’escorter. Après avoir cheminé un certain temps ensemble, la Dame s’arrêta et descendit de son palefroi. Le jeune homme fit de même, et tous deux restèrent un instant immobiles et silencieux, à l’écart des autres. « Fils de Roi, dit la Dame, il faut maintenant nous séparer. Mais souviens-toi de mes conseils : pour l’instant, personne ne doit savoir qui tu es, car ce n’est pas sur ton nom ou ton lignage qu’on doit te juger, mais sur ta valeur. Tu es donc le Blanc Chevalier. Demain soir, tu prieras le roi Arthur de te remettre solennellement tes armes et, tout de suite, avant la nuit, tu quitteras ton hôte et tu iras errant à travers le pays : c’est ainsi que tu gagneras ta renommée, comme tu l’as fait déjà alors que tu ne savais pas qui tu étais. Ne t’arrête en aucun lieu, ou le moins possible, mais garde-toi d’y laisser quelque exploit à accomplir pour ceux qui viendront après toi. »

Comme Lancelot paraissait triste de quitter celle qui avait tant pris soin de lui, elle tira alors de son doigt un anneau qu’elle passa à celui de son protégé. « Cet anneau sera le lien entre toi et moi, dit-elle encore, et sois assuré que tant que tu le porteras, il ne pourra rien t’arriver de mauvais. » Puis elle le recommanda à Dieu, le baisant tendrement sur le front : « Beau fils de roi, mon enfant, murmura-t-elle, écoute bien ceci : tu mèneras à bien les aventures les plus périlleuses, et celui qui achèvera celles que tu auras laissées n’est pas encore né. Je t’en dirais bien davantage, mais je n’ai pas le droit de te dévoiler l’avenir, et mon cœur se serre à la pensée de te quitter. Sache que je t’ai aimé plus qu’un fils ! » Et, sans plus attendre, elle remonta sur son palefroi, laissant Lancelot seul dans la clairière. Il demeura un long moment immobile, les yeux humides des larmes qu’il n’osait pas laisser couler. Puis, remontant lui-même sur son cheval, il se mit en devoir de rejoindre le roi.

Il le trouva devant la forteresse de Camelot où il se délassait sur le pré en compagnie d’Yvain. Quand le roi le vit arriver, il l’accueillit avec grande joie et le confia à Yvain pour qu’il fût hébergé la nuit suivante. Puis le roi rentra dans la forteresse. La première personne qu’il rencontra fut sa sœur Morgane. Celle-ci le salua et lui demanda : « Mon frère, qui est donc ce jeune homme que tu as confié à Yvain ? – Je ne sais pas son nom, mais il se fait appeler le Blanc Chevalier. » Morgane se mit à rire. « Pourquoi ris-tu ainsi, ma sœur ? demanda le roi. Est-ce que par hasard tu le connaîtrais ? » Morgane le regarda bien en face et lui dit : « Je ne me mêle pas de tes affaires, mais si j’étais toi, je ne ferais pas entrer ce jeune homme parmi mes fidèles ! » Arthur fut très surpris du ton violent qu’avait pris Morgane pour prononcer ces paroles. « Qu’as-tu donc contre lui ? demanda-t-il. – Rien, répondit-elle, je n’ai rien contre lui. Je le trouve simplement merveilleux. – Je suis bien de ton avis, et sache que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour le retenir près de moi. » Morgane éclata de rire une nouvelle fois et s’éloigna en laissant le roi décontenancé.

Le lendemain matin, Lancelot se leva très tôt et, dès qu’il le put, il demanda à rencontrer Yvain qui l’avait hébergé en son logis. « Seigneur, lui dit-il, je te prie de m’obtenir une faveur du roi Arthur. – Bien volontiers, répondit Yvain, que désires-tu, Blanc Chevalier ? – Demain, c’est la Saint-Jean et je sais que le roi adoubera de nouveaux chevaliers. Je voudrais être parmi eux. – Ne crois-tu pas qu’il faudrait que tu fasses d’abord tes preuves ? demanda Yvain. – Je suis prêt à faire mes preuves quand on le voudra », répliqua le jeune homme d’un ton péremptoire qui ne manqua pas d’impressionner Yvain.

Ainsi, au cours de la matinée, le fils du roi Uryen s’en vint trouver Arthur qui conversait avec son neveu Gauvain. « Roi Arthur, dit-il, le jeune homme d’hier soir désire être adoubé demain et il me prie de te transmettre sa demande. – C’est du protégé de la Dame du Lac, ce jeune homme tout vêtu de blanc, dont tu parles ainsi ? demanda le roi. – Oui, répondit Yvain, et je pense qu’il a la trempe pour devenir le meilleur des chevaliers. Il a un regard qui ne trompe pas : il sait ce qu’il veut, et il est prêt à aller jusqu’au bout de ce qu’il a décidé, pour son honneur et pour l’honneur de tous ceux qui sont en sa compagnie. – Quel est donc ce jeune homme dont tu parles ? » demanda la reine Guenièvre qui se trouvait là. Mais au lieu de lui répondre, Arthur dit à Yvain : « Va donc le chercher et dis-lui de s’habiller du mieux qu’il pourra. J’ai idée qu’il a tout ce qu’il faut pour cela. »

Dans la cité, la nouvelle s’était répandue de l’arrivée d’un jeune homme habillé de blanc, qui était venu avec une mystérieuse Dame du Lac en équipage de chevalier, de sorte que les rues se trouvèrent pleines de curieux lorsqu’il traversa la ville, en croupe sur le cheval d’Yvain. Au palais même, les chevaliers, les dames et les jeunes suivantes étaient tous descendus dans la cour pour le voir, tandis que le roi et la reine se penchaient à la fenêtre.

Le Blanc Chevalier mit pied à terre, ainsi qu’Yvain, lequel le prit par la main et le mena dans la salle où le roi et la reine attendaient. Dès qu’il entra, la reine Guenièvre fut sur le point de chanceler tant elle fut émerveillée par la beauté de son visage : on eût dit un ange illuminé par tous les rayons du soleil, avec des traits fins, des pommettes bien visibles, une chevelure abondante qui retombait en boucles élégantes sur ses épaules, une prestance inégalable, une élégance de gestes et de posture. Pourtant – et Guenièvre le remarqua immédiatement –, il avait un regard étrangement dur qui pénétrait tous ceux sur qui ses yeux tombaient. « Que se passe-t-il ? pensa-t-elle, le cœur battant à tout rompre de le voir ainsi, devant elle. Voici que mon esprit se trouble à la vue d’un jeune homme ! Voici que je me sens faible face à lui, et pourtant je suis la reine, je suis sa maîtresse, et je n’ai rien à craindre de lui. Hélas ! j’ai désormais au contraire tout à craindre de lui, je sais très bien que son visage ne pourra jamais plus quitter mon âme. » Ainsi pensait la reine Guenièvre ; mais, de son côté, le protégé de la Dame du Lac n’était pas davantage à l’aise. Chaque fois qu’il pouvait jeter les yeux à la dérobée sur la reine, et il ne s’en privait pas, il s’émerveillait de sa fraîcheur et de sa beauté, auprès desquelles même celles de la Dame du Lac et de toute autre femme au monde ne lui semblaient pas comparables. « Par Dieu, se disait-il, voici un visage que je n’oublierai jamais dans mon cœur, un visage qui efface tous les visages de femmes que j’ai pu contempler jusqu’ici. Je suis prêt à faire le serment de n’aimer aucune autre femme que celle-ci, quand bien même je devrais y perdre mon âme ! Et je n’aurai de cesse d’obtenir son amour, tant par mes regards que par les prouesses que j’accomplirai à son service ! » Ainsi pensait le fils du roi Ban de Bénoïc, dans la grande salle du palais où le roi Arthur lui faisait l’honneur de le recevoir.

« Quel est le nom de ce jeune homme ? demanda Guenièvre à Yvain. – Dame, je ne le connais pas. Je pense qu’il est des pays au-delà de la mer, car il en a le parler. » La reine se leva, s’approcha de Lancelot et le prit par la main. Puis elle lui demanda où il était né. Mais, au contact de la main de Guenièvre, Lancelot se sentit défaillir. Une brume épaisse semblait se répandre autour de lui. Il tressaillit mais ne put prononcer un seul mot. « D’où es-tu ? » reprit la reine. Il la regarda sans trop savoir ce qu’il faisait et répondit en balbutiant qu’il ne connaissait ni son nom, ni ses origines. Guenièvre comprit bien qu’il était tout ébahi et hors de lui-même, et elle osait à peine imaginer que ce fût à cause d’elle. Pourtant, elle en eut quelque soupçon. Alors, pour ne pas le troubler davantage, et aussi de crainte qu’on en pensât mal, elle se leva. « Ce jeune homme ne semble pas avoir tout son sens, dit-elle. Qu’il soit sage ou qu’il soit fou, il a été assez mal éduqué ! » Yvain, qui n’avait pas été dupe du trouble dans lequel la rencontre de la reine avait plongé le jeune homme, crut bon d’intervenir : « Qui peut savoir, dit-il, s’il ne lui est pas interdit de révéler son nom et son pays ? – C’est bien possible », répondit la reine. Mais elle avait parlé si bas que Lancelot ne l’entendit pas. Et, sur ce, elle quitta la salle pour regagner sa chambre. Mais, à la porte, Morgane souriait étrangement. « Cet homme, Guenièvre croit l’avoir pour elle seule, se disait-elle, mais c’est moi qui le veux, et c’est moi qui l’aurai… »

Au même moment, elle sentit l’anneau qu’elle portait au doigt se resserrer et elle poussa un cri de douleur. C’était l’anneau que lui avait donné Merlin avant de s’en aller vers la forêt de Brocéliande. Alors, comme Merlin le lui avait dit, elle tourna le chaton de la bague vers elle. Ses yeux se brouillèrent, puis elle aperçut distinctement Merlin qui riait de tout son cœur. « Ah ! Morgane, murmura-t-il, tu ne changeras jamais ! Sais-tu que tu me plais quand je te vois si volontaire, si décidée ? Tu veux ce jeune homme dont tu ignores encore le nom parce que tu as reconnu en lui le seul qui pourrait apaiser tes passions et t’aider à conquérir le monde. Mais tu ne l’auras pas, Morgane, quels que soient les efforts que tu puisses entreprendre pour te l’attacher. Certes, il s’efforcera de conquérir le monde, mais cela ne sera pas pour toi ! » Morgane tapa du pied. « Ce n’est pas dit, dit-elle rageusement, je me souviens de tes conseils et de tes secrets, Merlin, et je m’emploierai à les mettre en pratique. Tu n’es pas infaillible, et il y a en moi un tel désir de vaincre que je suis capable de tout ! – Je le sais, Morgane, et c’est pour cela que je dois t’avertir : laisse tranquille ce jeune homme. Il ne t’est pas destiné ! » Morgane remit le chaton à sa place d’un geste de colère, et, plus souriante que jamais, se glissa parmi les familiers de son frère, comme une ombre dans le soleil qui illuminait le palais de Camelot. Peu importait Merlin. Même s’il la surveillait, de très loin, depuis sa tour d’air invisible, elle se sentait très forte, prête à affronter tous ceux qui se dresseraient contre elle. N’avait-elle pas le pouvoir, elle aussi ?

La nuit venue, le fils du roi Uryen conduisit Lancelot dans une chapelle où il le fit veiller jusqu’à l’aube. Après quoi, il le ramena en son logis pour qu’il pût y dormir un peu. Dans la matinée, ceux qui devaient être adoubés le jour de la Saint-Jean d’été reçurent du roi la colée. Puis tous s’en allèrent entendre la messe et, en revenant, le roi commença à ceindre l’épée à ceux qu’il venait de faire chevaliers.

Il ne lui restait plus à armer que le fils du roi Ban. C’est alors qu’une jeune fille entra dans la salle, très belle et très blonde, avec des tresses qui semblaient d’or fin et des yeux bleus qui brillaient comme des saphirs. Elle avança en soulevant légèrement sa robe de soie mauve brodée d’or. Parvenue devant le roi, elle laissa retomber sa robe sur l’herbe fraîche, puis elle le salua. Les chevaliers et les dames qui se trouvaient là s’étaient approchés pour mieux voir sa beauté, et l’on aurait pu couper leur aumônière sans qu’ils s’en doutassent, tant ils étaient béats d’admiration devant cette radieuse apparition. S’apercevant de l’émoi que sa vue suscitait, elle se mit à rire.

« Roi Arthur ! s’écria-t-elle très haut, Dieu te sauve, toi, ta compagnie et tous ceux que tu aimes ! Je te salue de la part de la Dame de Nohant et de moi-même ! – Belle douce amie, répondit le roi, rien ne peut me faire plus plaisir que d’être salué par la Dame de Nohant, et ce plaisir est augmenté par ce que tu me dis. Tu as grande part dans ce salut puisque tous ceux que j’aime y sont compris. » La jeune fille regarda l’assistance et continua : « Seigneur roi, rien ne me plaît tant que d’être avec toi et les gens qui sont en ta compagnie. Mais voici ce qui m’amène : ma Dame, qui tient les terres de Nohant, te demande aide et assistance comme à son seigneur lige, car le roi de Northumberland a envahi et ravagé ses domaines. Ma Dame s’y est opposée tant qu’elle a pu, et tous deux ont conclu un accord : ma Dame pourra faire défendre son droit par un chevalier contre un, ou par deux contre deux, ou par trois contre trois. Elle te demande de bien vouloir envoyer le champion qu’il te plaira, pourvu qu’il soit brave et généreux. – Belle amie, répondit Arthur, je secourrai volontiers la Dame de Nohant puisqu’elle tient sa terre de moi. Mais, même si ce n’était pas le cas, elle aurait quand même aide et assistance, car je ne peux laisser une jeune femme sans défense quand elle est attaquée injustement. »

Quand Lancelot entendit ce que disait le roi, et pendant qu’on emmenait la jeune fille vers la chambre de la reine afin qu’elle pût s’y reposer, il s’en vint vers lui et, s’agenouillant, lui demanda comme un don de lui permettre d’aller au secours de la Dame de Nohant. Arthur hésitait. Alors le jeune homme insista : « Seigneur roi, dit-il, tu ne peux pas refuser le premier don que je te demande depuis que tu m’as fait chevalier. Je serais peu prisé par les autres, et moi-même je douterais de ma valeur si tu ne voulais pas me confier une mission qui incombe à un chevalier ! » Yvain intervint en faveur du jeune homme, et Gauvain fit de même. Tous deux signifièrent au roi qu’il ne pouvait éconduire le Blanc Chevalier sans un motif valable. Or il n’existait aucun motif pour priver le nouveau chevalier d’un exploit qu’il pouvait certainement accomplir et duquel il retirerait honneur et profit pour la plus grande gloire du roi et des compagnons de la Table Ronde. Le roi se laissa convaincre et octroya le don à celui qu’il ne connaissait que sous l’appellation de Blanc Chevalier, mais qu’il jugeait plein de promesses. En fait, ce que voulait Arthur, c’est que le jeune homme restât à la cour. C’est pourquoi, quand le Blanc Chevalier fut parti, ayant obtenu son congé, le roi se dirigea vers la chambre de Guenièvre et dit à celle-ci : « Ce jeune homme qui a tant d’allure et qui est le protégé de la Dame du Lac, je viens de l’envoyer défendre l’honneur et les biens de la Dame de Nohant. Mais, je t’en prie, Guenièvre, lorsqu’il reviendra, fais tout ce qui est possible pour le retenir parmi nous, car quelque chose me dit que nous aurons besoin de sa vaillance et de son courage. »

Cependant, Lancelot s’était précipité vers le logis qu’il occupait. Il prit ses armes et fit approcher son cheval. Mais, tout à coup, Yvain, qui l’avait accompagné et qui l’aidait à s’armer, le vit pâlir. « Qu’as-tu donc ? » lui demanda-t-il. Lancelot se mit à balbutier : « C’est que, sans y penser, j’ai pris courtoisement congé du roi, mais que je n’ai pas obtenu le congé de la reine ! – C’est juste, dit Yvain, ma Dame, la Reine, mérite bien qu’un chevalier qui part en mission obtienne d’elle son congé ! » Tous deux s’en revinrent vers le palais et montèrent à la chambre de la reine. On les fit entrer. Là, le jeune homme s’agenouilla sans dire un mot, les yeux baissés, n’osant même pas regarder celle qui avait déjà envahi son cœur. « Dame, dit Yvain pour le tirer d’embarras, voici le jeune homme d’hier soir que le roi a fait chevalier ce matin. Il vient prendre congé de toi, car il ne peut imaginer partir sans une parole de la reine. »

Guenièvre était tout émue, mais en femme sûre d’elle-même, elle n’en laissa rien paraître. « Quoi ? dit-elle d’un ton dégagé. Il est à peine arrivé qu’il s’en va déjà ? – Oui, Dame, il va, sur congé du roi, porter secours à la Dame de Nohant. Il l’a demandé en don, et mon seigneur le roi le lui a octroyé comme un grand honneur ! – Comment cela peut-il se faire ? dit Guenièvre. Il est si jeune ! Il serait mieux à sa place dans cette cour ! Enfin, le roi a décidé… Lève-toi, beau seigneur. Je ne sais pas d’où tu viens, mais tu es peut-être de meilleure lignée qu’on ne le suppose. De toute façon, je ne peux pas supporter que tu restes à genoux devant moi ! Je ne suis guère courtoise, en vérité ! – Dame, dit Lancelot en soupirant, pardonne-moi la folie que j’ai faite ! – Quelle folie ? – J’ai pensé partir sans avoir congé de toi ! »

Guenièvre était au supplice. Elle n’avait qu’une seule envie : relever doucement le jeune homme et le serrer tendrement dans ses bras. Elle se reprit et dit d’une voix qu’elle voulut rendre sévère : « Beau doux ami, tu es assez jeune pour qu’on te pardonne un si grave méfait ! – Dame, répondit-il humblement, je te remercie de ta générosité. » Et, après avoir encore hésité, il ajouta : « Dame, si j’osais, et si tu voulais bien recevoir ma requête, je me tiendrais toujours pour ton chevalier et je te servirais en toutes occasions ! – Je le veux ainsi. Que Dieu te protège, beau doux ami ! » Elle le fit lever en lui tendant la main. Il eut encore un moment de faiblesse quand il sentit que la main de Guenièvre le touchait. Il en frémit dans tout son corps. Mais il ne fallait pas que l’on sût ce qui le liait à la reine. Il se releva, salua les dames et les jeunes filles qui, après avoir entendu de nombreux compliments sur sa beauté et sa prestance, avaient toutes l’œil sur lui pendant qu’il s’entretenait avec la reine, s’émerveillant que la nature l’eût si bien pourvu de ce qu’elles désiraient le plus. Puis il revint à son logis pour finir de s’équiper. C’est alors qu’Yvain s’aperçut qu’il n’avait pas d’épée.

« Par mon chef ! s’écria le fils du roi Uryen, tu n’es point chevalier puisque le roi ne t’a pas ceint l’épée ! – Seigneur Yvain, répondit Lancelot, je n’en veux pas d’autre que la mienne, qui m’a été donnée par la Dame du Lac, et que les suivantes de ma Dame ont emportée par mégarde ! Sois sûr que je les rattraperai avant qu’elles aient quitté ce pays, et je reviendrai aussi vite que mon cheval pourra me porter à travers landes et forêts. » Ayant dit cela, il sauta sur son coursier. Piquant des deux, il s’élança à toute allure, mais il ne revint pas retrouver le fils d’Uryen, car, secrètement, il espérait être armé par une autre main que celle du roi Arthur. Tout son esprit était désormais envahi par l’image de la reine, à tel point qu’il en oubliait de boire et de manger quand il s’arrêtait afin de faire reposer son cheval.

Yvain l’attendit patiemment pendant deux jours. Le matin du troisième jour, il s’en alla au palais conter au roi Arthur comment le Blanc Chevalier l’avait trompé. Pourtant, il avoua reconnaître que ce jeune homme était d’un tempérament qui inspirait de l’admiration à tous ceux qui le voyaient. Gauvain dit que c’était peut-être un homme de très haut rang, et qu’il avait mal supporté que le roi Arthur ne lui eût pas ceint l’épée avant les autres. La reine et plusieurs autres chevaliers affirmèrent qu’ils croyaient la chose possible. Le roi Arthur conclut en disant qu’ils verraient bien ce qu’il adviendrait du Blanc Chevalier. Puis, tout le monde se sépara, mais la reine Guenièvre ne pouvait chasser de son esprit l’image obsédante de ce jeune guerrier vêtu de blanc qui lui était apparu, un jour d’été, dans la grande salle de la forteresse de Camelot.

Cependant, le fils du roi Ban avait rejoint très vite les suivantes de la Dame du Lac qui portaient son épée. La Dame lui dit en souriant : « Je savais bien que tu reviendrais vers nous, Beau Trouvé ! Que peut faire un chevalier sans son épée ? Souviens-toi, Lancelot, souviens-toi du jour où je te l’ai confiée : je t’ai dit alors de ne jamais t’en servir injustement. Je te le redis aujourd’hui avec encore plus de force, puisque tu as été adoubé par le roi Arthur. Et sache que si je t’ai donné cette épée lorsque tu es parti, la première fois, du domaine du Lac, c’est une autre femme qui doit l’attacher à ta ceinture afin que tu sois son unique protecteur. » En disant ces mots, la Dame du Lac souriait : « Souviens-toi de ce que je t’ai révélé, Fils de Roi, et va ton chemin pour la gloire de Dieu et du royaume de Bretagne ! » Lancelot fit une nouvelle fois de tendres adieux à celle qui l’avait élevé et éduqué, et, forçant l’allure de son cheval, il arriva bientôt devant la cité de Nohant.

Aux alentours, le pays était complètement ravagé et les maisons des villages incendiées. Le roi de Northumberland et ses hommes étaient occupés à piller les moindres maisons, et les gens de la cité de Nohant étaient tous sur les remparts en train de guetter l’arrivée des ennemis. Lancelot se présenta à la porte. « Ouvrez-moi ! cria-t-il. Je viens de la part du roi Arthur pour défendre le droit de votre Dame ! » Quand les sergents qui étaient de garde virent qu’il était seul, ils abaissèrent le pont-levis et le laissèrent entrer.

Les vilains des environs étaient venus se réfugier dans la ville, et elle était si remplie de gens que le Blanc Chevalier erra longtemps avant de trouver à se loger. Enfin, dans une petite rue, il aperçut un bronzier qui lui sembla de bon sens et qui était assis sur le seuil de sa maison. Il lui demanda aimablement s’il pouvait l’héberger, mais l’autre lui répondit qu’il n’avait pas de place. Cependant, la femme du bronzier, qui avait entendu la conversation, et qui était une femme belle et avenante, insista tant auprès de son mari que celui-ci offrit à l’étranger la grange qu’il avait derrière sa maison. La femme se hâta d’aller balayer et de répandre de la paille fraîche, puis de dresser un lit, sur lequel Lancelot s’étendit pour se reposer. Pendant ce temps, l’hôte avait conduit le cheval à l’écurie. Puis, quand il fut suffisamment remis des fatigues de sa course, Lancelot sortit et se dirigea, à travers les rues, vers le palais de la Dame de Nohant.

Il entra dans la grande salle. La Dame se trouvait là, dans l’embrasure d’une fenêtre, en compagnie de son sénéchal avec lequel elle conversait, se demandant avec angoisse comment elle pourrait continuer à défendre sa terre, car nombre de ses chevaliers avaient été durement blessés lors des dernières rencontres. Le Blanc Chevalier vint à elle, et après l’avoir saluée, il lui dit que le roi Arthur l’avait envoyé pour soutenir son droit. « Beau seigneur, que Dieu donne bonne aventure au Roi Arthur. Sois le bienvenu dans la cité de Nohant. Mais dis-moi, quel est ton nom ? – Dame, je suis un chevalier qui vient d’être adoubé, et l’on me nomme le Blanc Chevalier. » À ces mots, la Dame baissa tristement la tête, se disant que dans les circonstances pénibles dans lesquelles elle se trouvait, il lui aurait fallu un guerrier expérimenté et non un débutant. Néanmoins, elle pria le Blanc Chevalier d’aller se reposer avec ses chevaliers, et elle-même se retira dans sa chambre, toute triste et désemparée.

Quand l’heure du souper fut venue, que les tables furent dressées et que l’eau fut cornée, les chevaliers et la Dame de Nohant vinrent s’asseoir, chacun à sa place ordinaire. Ils se mirent tous à manger sans adresser une parole au Blanc Chevalier et sans s’occuper de lui. Il était resté dans l’embrasure d’une fenêtre et commençait à sentir la colère monter en lui. « J’ai vu bien des hôtes pénibles et insouciants, mais aucun d’eux ne m’a traité de cette façon ! » murmura-t-il amèrement. Alors, brusquement, il quitta la salle et le palais et s’en revint à son logis. Là, il parla au bronzier et à sa femme, leur donna des pièces d’or et leur dit d’aller acheter tout ce qu’il fallait pour un grand festin, en n’oubliant pas de faire venir des jongleurs. Et, pour récompenser la femme qui était venue lui tenir compagnie dans ses plus beaux habits, il lui fit remettre un surcot et un manteau d’écarlate fourré de vair, dont elle fut si contente qu’elle s’en revêtit immédiatement, appelant son mari pour qu’il pût l’admirer ainsi parée.

À la tombée de la nuit, le Blanc Chevalier fit allumer tant de torches et de chandelles dans la grange qu’on eût cru que celle-ci flambait. Puis, il fit asseoir les jongleurs d’un côté. Vers la fin du repas, les ménestrels commencèrent à chanter en s’accompagnant de la viole ou de la harpe, et les acrobates se mirent à faire des tours, de telle sorte qu’il y eut grand bruit dans toute la ville. Curieux de voir ce qui se passait, les chevaliers du palais vinrent regarder à la porte, mais le Blanc Chevalier fit semblant de ne pas les voir.

La Dame de Nohant fut bientôt avertie de cette fête, et quand elle sut que le champion envoyé par le roi Arthur soupait si joyeusement en son logis, elle s’informa et apprit ainsi qu’on ne lui avait offert chez elle ni à boire ni à manger, et que nul serviteur ne s’était soucié de lui. Elle en fut toute honteuse, regrettant de ne pas l’avoir reçu en grand honneur. « Au nom de Dieu, lui dit son sénéchal, ce n’est pas en pleurant qu’on retient les chevaliers étrangers, mais par de belles paroles, des joyaux et des cadeaux ! Aurait-il été le pire homme du monde, tu devais l’accueillir à grande joie et le prier de manger à ta table, puisqu’il était envoyé par le roi, ton seigneur ! – Je vois bien que j’ai fait une folie, répondit la Dame. Mais je croyais qu’il s’était restauré avec mes chevaliers. – Tu le croyais, mais tu ne t’en es pas assurée ! Même si nous ignorons son nom, il est peut-être de meilleur lignage que nous ne le pensons, et, de toute façon, tu n’aurais rien perdu à le faire asseoir à ta table ! »

À ces mots, la Dame de Nohant se mit à pleurer et à se lamenter. Mais le sénéchal la rudoya en ces termes : « Femme, il ne sert à rien de pleurer puisque le mal est fait. Allons plutôt le trouver, parlons-lui et faisons en sorte qu’il ne soit plus fâché de notre attitude ! » Ils se hâtèrent vers le logis du Blanc Chevalier. Dès qu’ils entrèrent, les jeux s’arrêtèrent et les convives se levèrent respectueusement devant eux. Mais le Blanc Chevalier fit semblant de ne pas les voir. Alors, son hôte, le bronzier, à qui il venait de donner une belle coupe en argent, le tira par sa robe avec une telle insistance qu’il dut se retourner. Feignant de reconnaître tout à coup la Dame de Nohant, il lui souhaita la bienvenue, la prit par la main et la fit asseoir auprès de lui, ainsi que le sénéchal. Son hôte, qui était serf, voulut se lever, mais Lancelot l’en empêcha, disant tout haut que personne ne lui avait fait meilleur accueil depuis son arrivée à Nohant, ajoutant que s’il avait été chez le roi Arthur, il aurait demandé à celui-ci de l’affranchir.

Quand elle eut entendu ces paroles, la Dame de Nohant dit : « Seigneur chevalier, pour l’amour de toi, j’affranchis cet homme. Et je te prie, par le saint nom de Dieu, de ne pas me tenir rancune et de me pardonner l’offense que je t’ai faite en te recevant si mal dans mon palais. – Dame, répondit Lancelot, je suis venu pour l’amour de mon seigneur, le roi Arthur, et non pour une autre raison. J’accomplirai ce que je pourrai en son honneur, et je n’ai point de rancune, n’ayant rien à demander à personne, car nul ne me doit rien ! » Le sénéchal intervint : « Seigneur, dit-il, ma Dame voudrait t’héberger en son hôtel. Elle t’en prie humblement. – Je la remercie, répondit Lancelot, mais je suis très bien ici, et je ne vois pas pourquoi je déménagerais. » Et, pendant que les ménestrels chantaient, ils devisèrent quelques instants. Quand la nuit fut bien avancée, la Dame prit congé du Blanc Chevalier et revint à son palais avec le sénéchal.

Cette nuit-là, la Dame de Nohant ne trouva guère le sommeil. Elle était contrariée d’avoir méprisé le Blanc Chevalier et, d’un autre côté, elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver pour lui une grande admiration, à tel point qu’elle se mit à l’aimer d’amour. Restant éveillée, elle se tourna et se retourna dans son lit, en proie à un violent désir pour ce jeune guerrier qui lui avait donné une belle leçon de courtoisie. Au matin, elle l’envoya quérir par plusieurs de ses chevaliers, car elle voulait qu’il fût traité en grand honneur. Mais, quand il arriva au palais, un autre chevalier fit son apparition. Lancelot le reconnut bien : c’était Kaï, le frère de lait du roi Arthur dont celui-ci avait fait son sénéchal.

Kaï le précéda auprès de la Dame de Nohant et s’adressa à elle en ces termes : « Dame, le roi m’a chargé de soutenir ta cause. Il l’aurait fait le premier jour si un nouveau chevalier ne l’avait prié de lui en accorder le don. » Lancelot intervint sans plus attendre : « Seigneur Kaï, je suis ce nouveau chevalier, et c’est à moi de combattre puisque je suis arrivé le premier. – Il ne peut en être ainsi, répondit Kaï. – Et pourquoi donc ? demanda Lancelot. – Parce que je suis venu ! dit Kaï d’un ton hargneux. – Eh bien, conclut Lancelot, nous jouterons donc ensemble, et le vainqueur ira à la bataille. » La Dame de Nohant se trouvait fort embarrassée. Elle désirait confier sa cause au Blanc Chevalier dont elle se sentait de plus en plus éprise, mais elle savait qu’en agissant ainsi, elle mécontenterait Kaï, qui était très aimé du roi Arthur. « Seigneurs chevaliers, dit-elle enfin, écoutez-moi. Puisque je peux avoir deux champions pour défendre mon droit, vous combattrez tous les deux. – Qu’il en soit ainsi ! » répondirent-ils.

Après le repas, le Blanc Chevalier se leva et se dirigea vers le mur de la salle où se trouvaient appuyées quantité de lances. Il en choisit une, la plus grosse et la plus forte qu’il put trouver, en éprouva le fer et le bois, et rogna la hampe de deux grands pieds en disant qu’il n’avait pas besoin d’une arme si longue. Ensuite, il alla examiner ses propres armes, regardant bien si rien ne manquait : ni courroie, ni poignée à son bouclier, ni maille à son haubert, ni lacet à son heaume. Et, ce faisant, il était admiré de tous ceux qui se trouvaient là. Pourtant, quand ses deux champions se furent mis en selle, à l’heure qui avait été fixée, dans la lande choisie pour la bataille, la Dame de Nohant s’aperçut que le Blanc Chevalier n’avait pris d’autres armes que son bouclier et sa lance. Elle en fut très inquiète et le lui fit remarquer. Mais il répondit qu’il ne pourrait ceindre son épée de chevalier qu’après en avoir reçu le commandement de quelqu’un.

La Dame fut très intriguée. Elle se demandait bien qui pouvait être ce quelqu’un dont le Blanc Chevalier attendait ainsi le commandement, au risque d’être en état d’infériorité au combat. « Laisse-moi au moins suspendre une épée à ton arçon, dit-elle, car tu auras affaire à un guerrier très dangereux. » Le Blanc Chevalier accepta volontiers et ainsi fut fait. Alors les quatre champions prirent du champ, et lorsque le cor sonna, ils chargèrent, deux contre deux, aussi vite que leurs chevaux le purent.

Kaï et celui qui s’opposait à lui s’entrechoquèrent si rudement que la tête et le cœur leur tournèrent : tous deux lâchèrent leurs rênes et les poignées de leurs boucliers, vidèrent les étriers et roulèrent sur le sol où ils demeurèrent étourdis pendant un long moment. Pendant ce temps, le Blanc Chevalier frappait le bouclier de son adversaire avec une telle force qu’il le fit voler par-dessus la croupe de son destrier, ses rênes rompues à la main. Il revint vers le sénéchal et lui cria : « Kaï, prends mon homme et laisse-moi le tien ! » Mais Kaï ne répondit rien. Alors Lancelot descendit de son destrier, car il n’eût jamais consenti à charger à cheval un homme à pied. Jetant son bouclier sur sa tête, il assaillit comme une tempête le chevalier qu’il avait démonté, et il le harcela avec tant de rudesse que celui-ci n’eut d’autre ressource que de se rendre à merci. Lancelot se retourna vers Kaï et lui cria de nouveau : « Kaï, viens ici ! Tu vois ce qui est arrivé à celui-ci ! Laisse-moi le tien, car je n’ai nulle intention de demeurer dans ce champ toute la journée ! » Kaï se mit en colère. « Ne t’occupe pas de mes affaires ! Je ne m’occupe pas des tiennes ! » Et, sans plus tarder, Kaï leva son épée et assena à son adversaire, avec une violence incroyable, un tel coup que l’autre s’écroula, complètement assommé. La bataille était terminée.

Voyant que ses hommes étaient vaincus, le roi de Northumberland s’empressa de demander la paix, et la Dame de Nohant s’en vint elle-même séparer les combattants. Il y eut échange de serments entre le roi et la Dame. Puis Kaï repartit pour la cour d’Arthur où il raconta tout ce qui s’était passé, ne manquant pas d’insister sur la vaillance du Blanc Chevalier et révélant qu’il ne ceindrait son épée que lorsqu’il en aurait le commandement de quelqu’un.

Quant à Lancelot, il demeura encore deux jours à Nohant. Il tenait à récompenser dignement son hôte, le bronzier qui venait d’être affranchi. Puis il prit congé de la Dame de Nohant, dont le cœur soupirait pour lui et qui aurait bien voulu le retenir plus longtemps. Elle lui avait même proposé de l’épouser, lui offrant toute sa terre, lui faisant entrevoir les plus grandes joies qu’une femme eût pu lui donner. Mais Lancelot n’avait qu’une image en l’esprit, celle de la reine Guenièvre. Après avoir remercié la Dame de Nohant, il prit congé d’elle et revint rapidement à Camelot. Là, une grande surprise l’attendait : Guenièvre le fit appeler et, lorsqu’il fut devant elle, n’osant pas même la regarder, elle lui dit qu’elle lui commandait de ceindre son épée. Aussitôt, le Blanc Chevalier alla chercher son épée et la mit à sa ceinture. Et, sans ajouter un mot, le cœur bouleversé, il sortit, monta sur son cheval et s’éloigna dans la forêt.

Il était midi quand il parvint à une large rivière. Comme il faisait chaud, il mit pied à terre pour boire. Après quoi, il s’assit au bord de l’eau, à l’ombre d’un arbre et se mit à rêver. Tout à coup, un chevalier revêtu d’armes noires apparut sur la rive opposée, poussant son cheval dans le gué et faisant rejaillir l’eau jusque sur Lancelot. Ce dernier se leva brusquement : « Seigneur, tu m’as éclaboussé et, ce qui est pire, tu m’as fait perdre le fil de ma rêverie ! – Que m’importe ! » répliqua l’autre. Alors Lancelot sauta sur son destrier et se mit en devoir de franchir le gué. « Vassal ! s’écria le cavalier noir, tu ne passeras pas ! Ma Dame la reine m’a commandé de garder ce gué et d’interdire à quiconque de le franchir ! »

Pour le Blanc Chevalier, il ne pouvait y avoir qu’une seule reine, Guenièvre, l’épouse du roi Arthur. Ayant entendu ce que disait le cavalier noir, il n’insista pas, tourna bride et regagna la rive. Mais le cavalier noir le rejoignit et saisit son destrier par le frein. « Seigneur, il faut que tu me laisses ton cheval ! – Et pourquoi donc ? demanda Lancelot. – Parce que tu es entré dans le gué. » Lancelot avait déjà quitté l’un de ses étriers quand le doute le saisit. « Dis-moi, camarade, demanda-t-il, est-ce bien au nom de la reine, l’épouse du roi Arthur, que tu me donnes cet ordre ? – Non pas ! répondit l’autre. C’est au nom d’une reine dont je dois taire le nom. – Dans ce cas, reprit Lancelot, ce n’est pas aujourd’hui que tu auras mon cheval. Lâche cette bride, je te prie ! »

Mais le cavalier noir n’en fit rien. Au contraire, il se mit à tirer davantage sur la bride. Alors, Lancelot le frappa de son poing qu’il avait dur et noueux, ce qui fit reculer l’autre. Tous deux prirent alors leurs distances, puis ils s’élancèrent l’un sur l’autre et se heurtèrent avec le fracas du tonnerre. Le Blanc Chevalier tenait sa lance avec une telle vigueur qu’il renversa en même temps le cheval et l’homme. Celui-ci tomba dans le gué où il demeura étourdi. Mais comme Lancelot lui enlevait son heaume pour lui couper la tête ou lui faire crier merci, une voix se fit entendre sans qu’on pût savoir d’où elle provenait, tellement douloureuse que le ciel en paraissait trembler. Et cette voix disait : « Hâte-toi, Urbain, hâte-toi ou tu perdras mon amour ! » Quand il eut entendu ces paroles, le cavalier noir fit un violent effort pour se remettre sur pied, mais Lancelot pesait de tout son poids sur lui. Alors, inexplicablement, une nuée de grands oiseaux plus noirs que suie fondit du ciel, tourbillonnant sans cesse et tentant de lui crever les yeux sous son heaume. Cette intervention permit au cavalier noir de se redresser. Il courut sus au Blanc Chevalier. Celui-ci se défendit du mieux qu’il put, mais le nombre des oiseaux était tel qu’il n’arrivait pas à en venir à bout. Cependant, d’un coup d’épée, il atteignit l’un d’eux : l’oiseau blessé tomba sur le sol et, immédiatement, se changea en une jeune fille tout ensanglantée. Alors les autres oiseaux poussèrent de grands cris de douleur comme font les femmes, se rassemblèrent, prirent la blessée entre leurs serres et disparurent dans le ciel aussi rapidement et mystérieusement qu’ils étaient apparus. Quant au cavalier noir, il se retrouva seul face au Blanc Chevalier. Il ne fut pas long à demander merci.

« Qui es-tu ? lui demanda Lancelot. – Seigneur, lui répondit-il, sache que j’ai nom Urbain et que je suis chevalier errant. J’aime d’amour profond une reine, la plus belle femme qui ait jamais été. Un soir que je la priais d’amour, elle me promit qu’elle accéderait à ma volonté si j’acceptais de lui promettre un don. J’étais si heureux que je promis aussitôt à mon tour, et elle se donna à moi. Mais, le lendemain, elle me réclama le don : elle m’ordonnait de garder ce gué et d’interdire à quiconque de le franchir. Si sept années se passaient sans que je fusse vaincu, elle me déclarerait alors le meilleur chevalier du monde. Hélas ! Tu m’as vaincu aujourd’hui, et il ne me fallait plus que sept jours à attendre. Sache aussi que celle que tu as blessée sous l’apparence d’un oiseau était la sœur de mon amie. Ses compagnes, sous la forme d’oiseaux, l’ont emportée dans l’île d’Avalon où elles la soigneront et la guériront de ses blessures. Maintenant, je te prie, au nom de Dieu, de me donner ton congé. »

Le Blanc Chevalier le lui accorda volontiers, tout émerveillé de l’aventure, à condition qu’il aille se rendre prisonnier à la reine Guenièvre, à la cour du roi Arthur. Tu lui diras que c’est le Blanc Chevalier qui t’a vaincu et t’a fait grâce ! » ajouta-t-il. Le cavalier noir le remercia, l’assurant de sa reconnaissance, et il partit. Mais il ne s’était pas éloigné d’un arpent qu’on le vit soudain s’arrêter et regarder le ciel, manifestant la plus grande joie du monde. Lancelot le regarda un instant, puis remontant à cheval, il traversa le gué et poursuivit son chemin sans savoir où il allait(27).