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La Revanche de Lancelot

Il tardait à Lancelot de retrouver Gauvain dont on n’avait toujours pas de nouvelles. Avait-il pu rejoindre le Pont sous l’Eau et avait-il réussi à le franchir ? C’est pourquoi il vint demander congé à la reine ainsi qu’au roi Baudemagu. Celui-ci fit savoir autour de lui et par toute sa terre que chacun devait à Lancelot les mêmes égards que pour sa propre personne. Et, le lendemain matin, Lancelot partit à la recherche de Gauvain en compagnie de quarante chevaliers en armes, des exilés ou des gens du pays. Il s’achemina d’abord vers le Pont sous l’Eau. Une lieue les en séparait encore, mais avant que le pont ne fût en vue, un nain juché sur un grand cheval accourut à leur rencontre. Il s’écria :

« Lequel d’entre vous est Lancelot du Lac ? – Ne le demande pas à un autre homme que moi ! lui répondit Lancelot. – Seigneur, dit le nain, mon seigneur Gauvain te salue et me charge d’un message pour toi seul. » Lancelot le prit à part. « Où se trouve Gauvain ? demanda-t-il. – Seigneur, Gauvain se trouve dans un lieu qui lui est très agréable et où il a tout ce qu’il désire. Il sait que tu es à sa recherche et voudrais que tu le rejoignes seul. Ainsi, toi et lui, vous pourrez ensemble vous présenter à la reine ! – Mais, dit Lancelot, que vais-je faire de tous ceux qui sont avec moi ? – Dis-leur de t’attendre. Nous n’en aurons pas pour longtemps. » Lancelot retourna vers ses compagnons et leur dit : « Attendez-moi ici, car je dois partir seul, et vous me rejoindrez dans un instant quand je vous enverrai un message. »

Lancelot s’éloigna et suivit le chemin que lui indiquait le nain. Ils entrèrent dans un petit bois qui n’avait pas quatre portées d’arc de longueur et ils parvinrent à une maison forte entourée d’un haut retranchement et d’un double fossé au pied des remparts. La porte étant ouverte, ils entrèrent dans une grande salle au rez-de-chaussée, jonchée de paille et d’herbe fraîche, et là, ils mirent pied à terre. Lancelot s’avança à grands pas, impatient de retrouver Gauvain, mais, arrivé au milieu de la salle, l’herbe lui manqua sous les pieds et il tomba dans une grande fosse de plus de deux toises de profondeur, sans se blesser toutefois, car on avait pris soin de placer au fond un gros coussin d’herbe pour qu’il ne se fît aucun mal.

Il comprit qu’il venait d’être victime d’une trahison, et que, sans nul doute, Méléagant en était l’instigateur. Se remettant sur ses pieds, il fit quelques pas à tâtons, mais ne trouva ni escalier ni rien qui lui permît de sortir du trou. Bientôt, d’ailleurs, surgirent au-dessus de lui vingt chevaliers en armes, et parmi eux, le sénéchal de Gorre, à qui appartenait la forteresse. « Seigneur, dit-il, s’adressant à Lancelot, considère que tu es pris et que toute résistance de ta part serait inutile. Rends-toi, et je te garantis que tu n’auras pas une mauvaise prison. – Pourquoi me capturez-vous ainsi ? demanda Lancelot. – Tu n’en sauras pas davantage, répondit le sénéchal. – Mais, insista Lancelot, pourquoi ne m’avoir pas pris les armes à la main ? Ton guet-apens aurait été moins ignominieux. La belle gloire que de s’emparer d’un homme qu’on a précipité dans un trou et qui n’a aucune chance de se défendre devant vingt hommes armés ! – Nous ne voulions ni blessure pour nous ni mise à mort pour toi. Rends-toi donc, si tu veux un jour sortir de ta prison ! »

Lancelot vit bien qu’il lui fallait obéir. Il tendit son épée, enleva son heaume et on le remonta. Alors, il s’écria : « Où est donc ce traître de Méléagant qui m’a fait arrêter ? » On lui assura que Méléagant était étranger à l’affaire, mais Lancelot n’en crut pas un mot. Il avait d’ailleurs bien raison, car Méléagant se trouvait effectivement dans la forteresse, évitant soigneusement de se montrer. Une fois désarmé, Lancelot fut enfermé dans une geôle, au sommet d’une tour. On verrouilla sur lui une porte très solide et on le laissa seul en proie à une grande incertitude.

Cependant, les compagnons, à qui Lancelot avait dit de l’attendre, s’étonnèrent de ne pas le voir revenir. À la nuit tombante, craignant que Lancelot n’ait été victime d’une trahison, ils décidèrent de partir à son secours. Mais dans quelle direction ? Ayant délibéré, ils choisirent d’aller d’abord au Pont sous l’Eau, qui n’était pas très loin, et, s’ils avaient la chance de retrouver Gauvain, de partir ensuite avec lui à la recherche de Lancelot.

Ils allèrent donc vers le Pont sous l’Eau et à peine y étaient-ils arrivés qu’ils aperçurent Gauvain. En traversant le pont, il avait trébuché, était tombé dans le courant profond et avait toutes les peines du monde à se maintenir la tête hors de l’eau. Les chevaliers accoururent sur la rive et réussirent à l’agripper avec des branches d’arbres et des perches. Gauvain n’avait plus que son haubert sur le dos, ayant attaché son heaume et ses chausses à sa ceinture. Quant à son bouclier, sa lance et son cheval, ils étaient restés sur l’autre bord. À moitié inconscient, Gauvain fut ramené sur la berge et chacun s’empressa à le secourir.

Ayant recouvré l’usage de la voix, il demanda bien vite à ceux qui l’entouraient des nouvelles de la reine. On lui répondit que Guenièvre était en sûreté auprès du roi Baudemagu et qu’elle avait été libérée après l’intervention de Lancelot qui était passé par le Pont de l’Épée et avait combattu le félon Méléagant. On ajouta qu’on avait bien peur que Lancelot ne fût tombé dans un piège, car il avait disparu, et on lui demanda ce qu’il convenait de décider. Après avoir réfléchi, Gauvain fut d’avis qu’il fallait retourner en toute hâte auprès de la reine et du roi Baudemagu, et avertir celui-ci de la disparition de Lancelot.

Ils s’en allèrent donc dans la cité de Gorre d’où n’avaient pas bougé la reine ni le roi, non plus que Kaï le sénéchal. Quand Guenièvre vit arriver Gauvain, elle en montra grande joie, mais quand elle sut que Lancelot avait été sûrement victime d’une trahison, elle en fui très affligée. Elle demanda au roi de bien vouloir le faire rechercher et sa prière fut appuyée par Gauvain et Kaï. Baudemagu les assura qu’il prenait l’affaire très au sérieux, et il envoya des messagers à travers le pays pour s’enquérir du sort de Lancelot. Mais les recherches demeurèrent vaines : personne ne put donner de nouvelles concernant le nain et la route que celui-ci avait empruntée en compagnie de Lancelot.

Un jour, cependant, un valet vint porter un message qu’il lut devant le roi, la reine Guenièvre, Gauvain et le sénéchal Kaï. Lancelot, leur annonça-t-il, saluait le roi en l’appelant son bon seigneur. Il le remerciait de l’honneur qu’il lui avait fait et de tous ses bienfaits. Il faisait savoir qu’il se trouvait en parfaite santé auprès du roi Arthur, et il demandait à la reine, comme à Gauvain et à Kaï, de prendre sans tarder le chemin du retour. La lettre contenait assez de détails pour qu’on fût assuré qu’il s’agissait bien d’une lettre de Lancelot lui-même.

Cette nouvelle, on s’en doute, provoqua bien du contentement et les exilés qui se trouvaient encore là manifestèrent leur désir de s’en aller aussi sans plus tarder. C’est pourquoi, le lendemain, dès l’aube, ils se disposèrent à prendre congé du roi Baudemagu. Celui-ci les accompagna jusqu’aux confins du royaume. Là, il fit ses adieux à la reine et à tous ceux qui partaient, les recommandant à Dieu et les priant de saluer de sa part le roi Arthur. Tous prirent alors la direction de Camelot où, d’après ce qu’on disait, le roi Arthur résidait.

Quand Arthur apprit le retour de la reine, il fut en grande joie. Et comme il ignorait le rôle qu’avait joué Lancelot dans cette libération, il ne douta pas un instant que son neveu Gauvain avait accompli cet exploit, ce qui l’emplit d’une légitime fierté. Il se prépara donc à recevoir la reine et ses compagnons avec magnificence. Dès que le guetteur eut annoncé leur arrivée, le roi lui-même descendit sur le pré, devant la forteresse, en compagnie de sa sœur Morgane, de Girflet, fils de Dôn, d’Yvain, fils du roi Uryen, d’Agravain, son neveu, frère de Gauvain, ainsi que de nombreux chevaliers qui se trouvaient présents. Lorsqu’il aperçut la reine, il alla jusqu’à elle, l’aida à descendre de sa monture et la prit dans ses bras, la serrant longuement contre lui. Puis, se retournant vers Gauvain qui venait le saluer, il lui dit : « Beau neveu, que de reconnaissance je te dois ! Un tel exploit est digne des plus grands héros de ce monde ! Réussir à détruire les enchantements d’une détestable coutume n’est pas à la portée du premier venu. Je suis fier du fils de ma sœur ! – Mon oncle, répondit Gauvain, je m’étonne de ton enthousiasme envers moi, car la gloire de cet exploit ne me revient pas. En me rendant honneur, tu me couvres de honte, car lorsque je suis arrivé dans la cité de Gorre, tout était terminé. Ma trop grande lenteur a causé mon échec. C’est à Lancelot que tu dois le retour de la reine, de Kaï et de tous les exilés, et je dois dire que le grand renom qu’il s’est acquis ainsi n’a jamais été atteint par aucun chevalier. »

Ce fut au tour d’Arthur d’être saisi d’étonnement. « Comment cela ? fit-il. Beau neveu, je t’en prie, ne me fais pas languir. Parle-moi sans délai. – Mais, mon oncle, tu connais tout cela, puisque Lancelot est avec toi. – Lancelot ? s’écria Arthur. Cela fait des semaines que je n’en ai pas de nouvelles. Pourquoi n’est-il pas avec vous puisque tu me dis que c’est lui qui a réussi l’entreprise ? » Gauvain ne répondit pas, comprenant soudain que la lettre qu’ils avaient reçue dans la cité de Gorre n’était pas de Lancelot, et il fut saisi d’angoisse à son sujet. De toute évidence, il y avait là machination dont l’instigateur, à n’en pas douter, ne pouvait être que le traître Méléagant. Il prit son oncle par le bras. « Roi, dit-il, il se passe des événements graves, il faut que nous en parlions. » Alors, ils entrèrent dans la forteresse.

Ce fut Kaï qui raconta tout ce qui s’était passé, et Guenièvre ne put qu’ajouter certains détails que le sénéchal ne connaissait pas. Arthur, effondré, se tourna vers Morgane. « Ma sœur, dit-il, toi qui connais tant de choses, quel est ton avis ? – Mon frère, répondit-elle, je connais, comme tu dis, bien des choses, mais je ne suis pas Merlin, et je n’ai pas le pouvoir de divination. Mais si tu veux mon avis, il n’y a pas lieu de s’inquiéter pour Lancelot. Tu sais d’où il vient, et quelle est la femme qui l’a conduit vers toi : la Dame du Lac. Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Assurément, d’un lieu où notre logique n’a pas cours et où le temps n’a pas la même valeur. Pourquoi Lancelot ne serait-il pas allé la rejoindre en son mystérieux domaine ? – Je ne le crois pas, intervint Guenièvre. Il avait la ferme intention de revenir à la cour avec nous. D’ailleurs, il y sera obligé, puisque, dans six mois, il devra soutenir ma cause devant le félon Méléagant. » Morgane regarda Guenièvre non sans ironie. « Alors, dit-elle, le héros a peut-être fait une rencontre. Il ne manque pas de gentes dames aux yeux bleus dans les forêts du royaume ! » La foudroyant du regard, Guenièvre voulut répondre par une insolence. Mais en parlant, elle risquait du même coup de dévoiler le secret qui l’unissait à Lancelot. Elle se tut donc, n’abusant nullement Morgane parfaitement consciente de la raison de son silence.

Gauvain se leva. « Puisqu’il en est ainsi, dit-il, je ne vois qu’une chose à faire : partir sans délai à la recherche de Lancelot. Avec ta permission, mon oncle, je m’en irai ce soir même ! » Yvain approuva, ainsi que Girflet et de nombreux chevaliers qui sortirent pour préparer leurs armes. Guenièvre, elle, se retira dans ses appartements et Arthur demeura seul avec sa sœur. « Tout cela ne me dit rien de bon, dit-il d’un ton las. – Pourquoi t’inquiètes-tu, mon frère ? dit-elle. Lancelot, tu le sais, n’en fait toujours qu’à sa tête. S’il n’est pas là, c’est qu’il a ses raisons, et nous n’avons pas à les connaître. – Mais, reprit Arthur, il est probable que Méléagant lui a tendu un piège et qu’il se trouve emprisonné quelque part. Ainsi, quand Méléagant viendra à la cour pour combattre Lancelot, il pourra déclarer que son adversaire fait défaut, et il triomphera, ramenant la reine avec lui. – Cela m’étonnerait beaucoup, susurra Morgane. Lancelot a lui aussi une bonne raison d’être présent ce jour-là ! – Laquelle ? » demanda Arthur. Morgane eut un rire bref et strident pour toute réponse, et, sans ajouter un mot, elle sortit.

Pendant la détention de la reine Guenièvre par Méléagant, certaines dames et demoiselles à qui manquait le secours d’un époux s’étaient réunies pour tenir conseil, ayant toutes le désir de se marier sans tarder. Aussi avaient-elles décidé, lors de cette entrevue, d’organiser un grand tournoi où les jouteurs défendraient les couleurs de la dame qu’ils auraient choisie. La Dame de Pomelegoz pour l’un des camps, et la Dame des Noës pour l’autre camp, avaient pris l’affaire en main et il fut entendu que les belles garderaient le silence sur les mauvais jouteurs, et accorderaient leur amour aux meilleurs. Le tournoi aurait lieu à la cour du roi Arthur et on l’annoncerait dans les meilleurs délais non seulement dans le royaume, mais dans toutes les terres avoisinantes.

Les deux dames sur lesquelles toute l’organisation reposait s’en allèrent donc à la cour du roi pour lui demander d’accepter leur projet. Elles y arrivèrent quelques jours après le retour de la reine. Une fois devant Arthur, elles le harcelèrent pour qu’il acceptât. Il les écouta et dit qu’il consentait au projet bien volontiers si la reine donnait elle-même son accord. Aussi, virent-elles également la reine et lui expliquèrent-elles leur souhait, tout en lui demandant qu’elle fût présente à ce tournoi.

Comme ces conversations se déroulaient, arriva à la cour un brillant équipage qui demanda à être reçu par le roi. Il y avait là deux jeunes gens de fort bonne mine, montés sur des destriers remarquables, et vêtus de riches habits. Ils étaient conduits par une jeune fille d’une grande beauté montée sur une mule blanche. Le roi la reconnut bien, car c’était Saraïde, la confidente de la Dame du Lac, et il lui fit bon accueil. Saraïde lui dit : « Roi, ma Dame te salue et te recommande à Dieu. Elle m’a chargé de te présenter ces deux jeunes gens afin que tu les reçoives parmi tes familiers et que tu en fasses des chevaliers dignes d’honneur et de gloire. Ce sont des fils de roi, et ma Dame a beaucoup de respect et d’affection pour eux, car elle les a éduqués avec tout le soin qui était possible. L’aîné se nomme Lionel, et le cadet Bohort. Ce sont les fils du roi Bohort de Gaunes qui fut ton homme lige et qui, comme son frère le roi Ban de Bénoïc, a péri par suite de l’agression de l’odieux Claudas de la Terre Déserte. » Arthur, se souvenant des reproches que lui avait adressés l’ermite Nascien qui l’avait accusé de n’avoir pas secouru les rois Ban et Bohort, se leva aussitôt et alla à la rencontre des jeunes gens, leur tendit les bras et les assura qu’il les tenait, comme leur cousin Lancelot, dignes au plus haut point d’être ses compagnons. Lionel et Bohort saluèrent respectueusement le roi, et la reine, émue à la pensée qu’ils étaient les cousins de celui qu’elle aimait avec tant de violence, ressentit son absence avec encore plus de tristesse.

Arthur ordonna qu’on s’occupât des fils du roi Bohort, puis il conversa un moment avec Saraïde, n’oubliant pas de lui demander si la Dame du Lac n’avait pas reçu quelque nouvelle de Lancelot. Saraïde lui répondit qu’elle ignorait absolument ce qu’il avait pu advenir du fils du roi Ban ; mais, dès que le roi eut pris congé pour vaquer à d’autres occupations, elle prit à part la reine Guenièvre et lui dit discrètement, de façon à n’être entendue de personne d’autre : « Reine, si tu veux revoir Lancelot, sois présente au tournoi que ces dames ont le projet d’organiser. J’ai l’impression qu’il ne pourra pas résister au désir d’y participer, surtout quand il apprendra que tu y seras en personne. » Et sans ajouter un mot, elle laissa Guenièvre avec la Dame de Pomelegoz et la Dame des Noës. « Quand donc voulez-vous que ce tournoi ait lieu ? leur demanda la reine. – Dans trois mois, répondirent-elles. Il nous faut le temps de l’annoncer dans le pays. – C’est bien loin, murmura Guenièvre. Ne pourrait-ce être plutôt dans un mois ? J’enverrai mes messagers les plus rapides afin que chacun soit informé. – Puisqu’il en est ainsi, nous le voulons bien, acceptèrent les dames. Et toi, reine, seras-tu parmi nous ? – Ce sera un honneur pour moi, répondit Guenièvre. Vous ne pouvez pas savoir combien votre idée me réjouit le cœur. »

Des messagers partirent donc sur-le-champ annoncer par tout le royaume le tournoi, précisant que la reine Guenièvre serait présente. La nouvelle se répandit vite dans tout le pays et même dans les royaumes voisins, en particulier dans celui de Gorre. Or, c’est là que se trouvait Lancelot, sous la garde du sénéchal, par ordre du félon Méléagant. Le sénéchal, bien sûr, ne faisait qu’obéir aux ordres de son seigneur, car, en fait, il aimait beaucoup Lancelot et respectait sa valeur et son courage. Aussi prodiguait-il à son prisonnier tout ce qu’il désirait, sauf bien entendu la permission de sortir. Le sénéchal n’était pas souvent dans son manoir ; mais sa femme, une dame belle et courtoise, y résidait à demeure. Chaque jour, Lancelot quittait la tourelle où il était enfermé et prenait ses repas en sa compagnie. La dame l’aimait plus qu’aucun autre homme au monde pour les merveilleux exploits qu’elle avait entendu conter à son sujet. C’est ainsi qu’il apprit la nouvelle du tournoi. Il en fut soudainement très attristé, consterné qu’il était de ne pouvoir y participer. S’apercevant de sa tristesse, le voyant pensif et perdant l’appétit, le teint chaque jour plus pâle, la dame lui demanda ce qui lui arrivait. Mais, comme il ne voulait rien dire, elle le pria de le lui révéler, au nom de l’être qu’il aimait le plus au monde.

« Dame, dit-il, tu m’en as tant adjuré que je suis bien forcé de l’avouer : sache que je ne prendrai plus de nourriture ni de boisson si je n’assiste pas au tournoi qui est annoncé. Voilà la raison de mon chagrin. Tu connais mon tourment, j’en suis fâché, mais j’étais obligé de te le dire. – Lancelot, dit la dame, si l’on te permettait d’y aller, en recevrait-on une belle récompense ? – Oui, dame, tout ce que je possède ! – Écoute-moi bien : si tu m’accordes le don que je demanderai, je te laisserai aller et je te fournirai des armes et un bon cheval. » Au comble de la joie, Lancelot ne fut pas long à accepter. « Sais-tu ce que tu m’as accordé ? demanda la dame. Ton amour. » À ces mots, il ne sut que répondre, mais il avait promis et, surtout, s’il l’éconduisait, il risquait de ne jamais participer au tournoi. Pourtant, en lui accordant son amour, il la trahissait, car elle ne manquerait pas d’exiger tôt ou tard son dû. Comme son silence se prolongeait, la dame s’impatienta. « Ta réponse ? demanda-t-elle enfin. – Dame, tu n’essuieras aucun refus, pour ce que je possède(47), car tu l’as bien mérité. – M’accordes-tu ton amour ? – Dame, je t’accorde ce que je peux sans être contesté. »

Le voyant si embarrassé, elle crut que c’était à cause de sa timidité. Et puis, elle désirait si ardemment se mettre à son service afin qu’à son retour il fût tout à elle, qu’elle lui fit préparer sans vouloir réfléchir davantage des armes et un cheval. Aussi, quand le moment fut venu de se mettre en route, elle l’en avertit elle-même, à sa grande satisfaction, et l’arma de sa main. Il jura, sur l’être qu’il aimait le plus au monde, de revenir dès que possible après l’assemblée. Rien ne le retiendrait que la mort, il lui en fit le serment.

Il s’en alla donc vers Camelot où devait avoir lieu le tournoi, portant les armes du sénéchal dont il emmenait le meilleur cheval. Ayant trouvé à se loger loin du champ clos afin de n’être reconnu par personne, le matin de la rencontre, il se présenta à l’assemblée et vit que la reine était installée sur une bretèche, en compagnie de nombreuses dames et demoiselles. De belles joutes commencèrent, ainsi que de grandes mêlées, en plusieurs points, où se distinguèrent Bedwyr, Dodinel le Sauvage, Agravain, frère de Gauvain, Yvain l’Avoutre, et même Lionel et Bohort que le roi Arthur avait faits chevaliers et qui brûlaient du désir de se distinguer.

Lancelot s’arrêta sous la bretèche vers laquelle il lança un tendre regard. Avec lui, venait de la maison où il avait passé la nuit un valet qui lui portait sa lance. La reine regardait tous ceux qui joutaient, mais elle n’y vit point son ami. Lancelot se mit alors sur les rangs, portant un bouclier de couleur rouge à trois bandes d’argent et, tandis qu’il piquait des deux le long des tribunes, Herlion, frère du roi de Northumberland, un preux dont on vantait les mérites, se trouva opposé à lui. Le choc fut terrible. Herlion brisa sa lance, mais Lancelot l’atteignit si violemment qu’il le désarçonna. Alors s’élevèrent des cris et du vacarme, car tout le jour, Herlion avait jouté sans relâche et sans être jamais vaincu. Ce premier duel décupla l’ardeur de Lancelot, qui n’avait nulle envie de s’arrêter en si bon chemin. Il se mit à frapper tant qu’il pouvait autour de lui et à briser des lances. C’est alors que le défia un autre chevalier, renommé par la puissance de ses attaques, Godet d’Outre les Marches. Lancelot l’affronta aussitôt, le frappa et envoya pêle-mêle mordre la poussière cavalier et cheval. Bataillant comme un diable, il faisait merveille, soulevant l’étonnement général et n’ayant plus, après tant de joutes, qu’une seule lance à sa disposition. Il la prit en voyant venir un chevalier qui avait été autrefois sénéchal du roi Claudas de la Terre Déserte. Le heurt fut d’une violence extrême. Le sénéchal fit voler en éclats la lance de Lancelot, mais celui-ci l’atteignit et lui enfonça le fer en pleine gorge, le traînant sur une bonne longueur au milieu du champ clos. Baignant la terre de son sang, l’autre perdit aussitôt connaissance. Chacun s’écria : « Il est mort ! Il est mort ! »

Ces cris firent mal à Lancelot. Il jeta sa lance et déclara qu’il voulait quitter le tournoi. Puis il fit demander à un écuyer quel était l’homme qu’il avait blessé et s’il était mort. On lui dit que c’était l’ancien sénéchal du roi Claudas et qu’il était mort sur place, la gorge ouverte. Alors Lancelot rendit grâces à Dieu, ayant le sentiment d’avoir vengé le roi Ban, son père, mort par la faute de Claudas et de ses hommes. À nouveau, il dégaina son épée et se déchaîna, abattant tous les chevaux et cavaliers à sa portée, saisissant ses adversaires par les coiffes ou les pans de leurs boucliers, arrachant les heaumes des têtes, fracassant, bousculant, heurtant tout ce qui bougeait autour de lui. L’assistance tout entière était bouche bée, croyant voir devant elle le diable en personne. Gauvain, le premier estomaqué, alla le dire à la reine. Mais Guenièvre, à le voir ainsi se démener, avait bien reconnu qu’il s’agissait là de Lancelot. Elle en était follement heureuse, mais il lui vint à l’idée d’abuser Gauvain et les autres chevaliers.

Elle appela alors une de ses suivantes et lui dit : « Va donc vers ce chevalier qui triomphe de tout le monde et dis-lui que la reine lui demande de se battre désormais le plus mal possible. Ajoute que je lui souhaite un très cuisant échec là où il a connu le succès ! » La suivante se rendit immédiatement auprès de Lancelot et lui transmit le message. Alors, se saisissant d’une lance que tenait son écuyer, il attaqua un chevalier à la joute, mais manqua son coup. Pour répliquer, le chevalier le frappa et le renversa sur la croupe de son cheval de telle sorte qu’il se releva à grand-peine.

Il retourna néanmoins dans la mêlée, mais au lieu de jouer comme à l’ordinaire de son arme, il s’agrippa à la crinière de son cheval et fit mine de tomber. Force fut de constater qu’il n’opposait plus de résistance, mais qu’il baissait la tête, fuyant tous les assauts. Hué immédiatement par tous les assistants, il fut abreuvé de sarcasmes et d’insultes. Tant et si bien que le valet qui était venu avec lui en fut tout ébahi, et que lorsque les joutes prirent fin, Lancelot retourna à son logis sans que personne n’osât l’interroger sur sa lâche conduite.

Le lendemain matin, alors qu’il rejoignait l’assemblée sans avoir revêtu son heaume, une jeune fille qu’il croisa le reconnut. C’était celle avec laquelle il était allé à l’ermitage où se trouvaient la pierre tombale et le caveau de son ancêtre. Le suivant à travers les rangs, elle s’écria : « Elle est venue, la merveille ! » Mais personne ne comprit ce qu’elle voulait dire. Et une fois dans le champ clos, il fut accueilli par des railleries et des quolibets. Pourtant Lancelot, dès les premiers assauts, défit sans pitié tous ses adversaires, soulevant ainsi l’enthousiasme des spectateurs.

Alors la reine appela la suivante qui, la veille, lui avait servi de messagère. « Va donc, lui dit-elle, trouver le chevalier que tu connais et fais-lui savoir que la reine désire qu’il combatte au plus mal. » La jeune fille obéit et transmit à Lancelot ces volontés. « C’est bon, acquiesça Lancelot, je vais agir selon son vœu. » Et il partit ventre à terre vers un chevalier qu’il manqua de manière lamentable, ne cessant de se conduire en piètre combattant jusqu’à la nuit tombante, prenant tantôt la fuite, déséquilibré par un coup de sa lance, faisant mine d’avoir une peur horrible de ses adversaires, provoquant l’hilarité des chevaliers qui l’avaient admiré en début de tournoi et l’incompréhension des spectateurs qui se demandaient bien pourquoi le plus vaillant des champions était devenu soudain le plus lâche et le plus poltron des guerriers. Seule, la reine se réjouissait grandement de le voir obéir si aveuglément à ses volontés. « Au fond, dit une voix près d’elle, tu es pire que moi. » Guenièvre se détourna et reconnut Morgane. « Pourquoi dis-tu cela ? » demanda-t-elle. Morgane se mit à rire et regarda la reine d’un œil complice. « Me crois-tu si stupide pour n’avoir pas deviné ton manège ? Je sais bien qu’il s’agit de Lancelot, et je sais aussi que tu lui fais faire ce que tu veux, selon ton humeur. Ah ! Guenièvre ! Je croyais jusqu’à présent être la seule à pouvoir faire ployer un homme, mais je vois que je suis dépassée. Qu’a-t-il fait pour mériter ainsi ta haine ? » Guenièvre se garda de répondre, se doutant que Morgane connaissait leur secret à Lancelot et à elle. En suivant le chemin dans lequel voulait l’attirer sa belle-sœur, elle aurait tôt fait de tout lui avouer, ce qu’il fallait éviter à tout prix. Morgane était aux aguets, et le moindre faux pas de sa part pouvait lui être fatal.

Quand cette deuxième journée de tournoi prit fin, Lancelot regagna ses quartiers sous les quolibets et les pires injures de la foule : « Le voilà donc, le plus poltron des chevaliers, le dernier des derniers ? Où va-t-il aller cacher sa honte ? Où devra-t-on le chercher ? Où pourra-t-on le trouver ? Peut-être ne le verrons-nous plus, car la lâcheté fait fuir à tout jamais ! Il emporte avec lui une telle brassée d’opprobre qu’il ne pourra jamais revenir se montrer ! Il n’a pas tort. Un lâche s’octroie davantage de bon temps qu’un preux, lorsqu’il s’adonne à d’ignobles plaisirs ! Pour lui, la lâcheté, c’est sûrement une dame cossue qui lui fournit bon gîte, bon couvert et le reste ! A-t-il su au moins lui donner un baiser pour lui manifester sa reconnaissance ? » Bref, la soirée entière, les uns et les autres donnèrent libre cours à leurs sarcasmes, se déchaînant sur le chevalier le plus couard et le plus vil qu’on eût jamais vu.

Le jour suivant cependant, tout le monde revint, et le tournoi reprit. La reine se tenait de nouveau sur la bretèche, avec ses suivantes et quelques dames. « Eh bien, lui souffla Morgane, quelle sera ta fantaisie aujourd’hui ? » Une nouvelle fois, Guenièvre fit la sourde oreille. Elle appela sa messagère et lui dit d’aller auprès du chevalier qu’elle connaissait bien et de lui délivrer cette instruction de sa part : « Fais pour le mieux. »

La suivante se hâta et répéta à Lancelot ce que lui demandait la reine. Il eut un sourire de satisfaction et regarda dans la direction de Guenièvre. Puis il dit à la suivante : « Assure ta maîtresse qu’il n’est point de conduite importune à mes vœux dès l’instant que j’agis à son gré, car tout ce qui lui plaît me contente le cœur ! La jeune fille revint vers Guenièvre et lui rapporta mot à mot la réponse de Lancelot. Mais elle ajouta : « Dame, je n’ai jamais vu chevalier au cœur si complaisant, car tout ce que tu lui commandes, il l’accomplit, que ce soit pour sa gloire ou pour sa honte ! – Par ma foi, dit la reine, il se peut qu’il en soit ainsi. » Et elle s’installa pour regarder les joutes. Morgane l’observait, le sourire aux lèvres. Mais, dans son cœur, un orage tumultueux se déchaînait. « Ah ! rageait-elle intérieurement, si j’avais un tel chevalier à ma dévotion, je dominerais le monde. » Soudainement gagnée par le désespoir, elle regarda l’anneau qu’elle portait au doigt et murmura sourdement : « Merlin ! Merlin ! Pourquoi m’abandonnes-tu ainsi ? »

Dans le champ clos, cependant, Lancelot ne tenait plus en place. Tout brûlant de montrer sa vaillance, il saisit son bouclier, fit tourner du bon côté l’encolure de son cheval et le lança entre deux rangs de combattants. Ceux-ci, qui le reconnaissaient à ses armes, et qui avaient passé une bonne partie de la nuit à se moquer de lui, s’attendaient donc à de nouvelles réjouissances. Parti le bouclier au poing, de l’autre camp, le fils du roi d’Irlande, à bride abattue, piqua des deux sur lui. Tous deux se heurtèrent si violemment que l’assaillant perdit aussitôt toute envie de jouter : sa lance venait de voler en éclats et Lancelot, lui appliquant son écu sur le bras, l’envoyait rouler à terre. En un clin d’œil, des chevaliers s’élancèrent des deux camps, donnant de l’éperon et forçant leurs montures, les uns voulant dégager les malchanceux, les autres accabler Lancelot de leurs coups. Mais Gauvain, qui était ce jour-là dans le camp de la Dame des Noës, resta en dehors de la joute tant il avait de plaisir à voir les hauts faits de ce chevalier inconnu à l’armure si modeste.

La mêlée devint inextricable, mais de cette mêlée, Lancelot sortait toujours triomphant. Il renversait d’un même coup chevaux et cavaliers, passait de l’un à l’autre comme un diable d’Enfer, tournait autour de ceux qui hésitaient et fracassait les boucliers de ceux qui s’étaient ri de lui la veille. Bref, il se montra si pugnace et valeureux qu’à la fin du tournoi, on décréta sans conteste dans les deux camps que le chevalier aux armes si modestes n’avait trouvé ce jour-là aucun rival à la hauteur de sa bravoure. Et cette vérité fut dans toutes les bouches. Alors, au plus épais de la cohue, Lancelot laissa tomber son bouclier et sa lance, puis la housse de son cheval. Et, sans accorder un regard à quiconque, il prit le large, soudainement, et disparut plus rapide que l’éclair sans que personne sût où il allait.

Pourtant nombreux étaient ceux qui le recherchaient et réclamaient le vainqueur incontesté des joutes. Tous, y compris les chevaliers qui s’étaient moqués de lui, étaient prêts à lui présenter leurs excuses et s’en trouvèrent fort contrits. Mais s’ils se désolaient de son brusque départ, les dames et les demoiselles à l’origine de ce tournoi en avaient encore plus le cœur gros. Et elles se lamentèrent, sachant bien qu’aucune d’elles ne se marierait dans l’année. La rencontre n’avait servi à rien, et il fallut rentrer chez soi avec la seule satisfaction d’avoir vu les inoubliables prouesses d’un chevalier inconnu.

Pendant ce temps-là, Lancelot, fidèle à ses engagements, avait regagné la forteresse qui lui servait de prison. Il y trouva le sénéchal qui l’attendait, redoutant qu’il ne revint jamais. En le voyant, son soulagement fut extrême, et il le félicita d’être le plus loyal chevalier du monde. Puis, sans aucunement reprocher à sa femme d’avoir commis une imprudence, il festoya avec Lancelot avant de le reconduire en prison.

Cependant, Méléagant n’avait pas été sans deviner que le héros du tournoi était Lancelot, les descriptions du chevalier inconnu concordant en tout point avec l’idée qu’il s’en faisait lui-même. Il en fut mortifié et furieux, et, sachant qu’il ne pouvait pas compter sur son sénéchal, il décida d’enfermer son ennemi dans un lieu d’où il ne sortirait pas sans en être averti. Il possédait à cet effet une tour du côté de la Marche de Galles. Cette tour se trouvait au milieu d’un marais et ne pouvait subir aucune attaque, car tout imprudent qui se risquait aux alentours était inévitablement englouti par le marais s’il ne connaissait pas les chemins secrets qui en commandaient l’accès. Le gardien de la tour était un serf de Méléagant, dévoué corps et âme à son maître. C’est donc là que Lancelot fut conduit et enfermé. De la maison du serf, un ruisseau coulait vers la tour, et on lui apportait sa nourriture dans une petite barque qui était tirée d’en haut par une corde. La tour n’avait pas de porte, mais une seule petite ouverture(48) par où il recevait le pain et l’eau, mais en quantité insuffisante pour apaiser sa faim et sa soif.

Seuls Méléagant et le serf étaient au courant du lieu de sa détention. Et Lancelot demeura prisonnier pendant plusieurs mois, se lamentant sans cesse et ne survivant que par la pensée de Guenièvre, dont l’image, gravée au fond de son cœur, était son seul rayon d’espoir.

À quelques jours de la date fixée pour le combat entre Lancelot et lui, Méléagant quitta la cité de Gorre et s’en vint à Camelot se présenter au roi Arthur. « Roi, lui dit-il, il est hors de doute que cette année, j’ai conquis la reine sur Kaï, le sénéchal, et cela en combat loyal. Il est également hors de doute que Lancelot est venu la chercher jusque dans la cité de Gorre et qu’il a combattu contre moi. À l’issue de cette bataille, et pour répondre aux vœux de mon père, le roi Baudemagu, j’ai libéré la reine et tous les captifs qui se trouvaient dans mon royaume. Mais, sous les yeux de la reine, Lancelot a juré sur les saintes reliques qu’il se battrait contre moi, dans un délai de six mois, quand je viendrais le provoquer. Quant à la reine, elle a juré de me suivre si Lancelot échouait à la défendre. Me voici, roi Arthur, fidèle au serment que nous avons échangé lui et moi. Je suis venu provoquer Lancelot, mais je constate son absence. S’il est ici, qu’il paraisse à mes yeux, car un chevalier tel que lui ne peut se dérober ! »

Ainsi parla Méléagant. Arthur, qui ne le connaissait que trop, le traita avec honneur, par attachement pour son père, le roi Baudemagu. « Méléagant, lui dit-il, Lancelot n’est pas ici, et je ne l’ai pas vu depuis qu’il est allé à la recherche de la reine, et même bien des mois auparavant. Mais tu es assez sage pour savoir ce que tu dois faire. – Quoi donc ? – Attendre ici quarante jours, et s’il ne vient pas, retourner dans ta terre et revenir à la fin de l’année. S’il ne se bat pas d’ici là contre toi, ou si un autre chevalier ne se bat pas à sa place, la reine sera à toi. » Méléagant décida alors qu’il demeurerait à Camelot et qu’il attendrait Lancelot.

Cependant, parmi les gens de Gorre que Méléagant avait amenés avec lui à Camelot, se trouvait une jeune fille du nom d’Énora. C’était la demi-sœur de Méléagant, que le roi Baudemagu avait eue de sa dernière épouse. Elle connaissait bien Lancelot, car c’était elle qui lui avait réclamé la tête du chevalier qui l’avait insulté et que celui-ci avait vaincu. Or, celui dont elle avait demandé la tête était un chevalier, ami intime de Méléagant. Il convoitait la jeune fille et l’avait souvent priée d’amour mais elle n’avait jamais voulu rien entendre, éprise qu’elle était d’un autre chevalier, encore jeune adolescent. Quand le prétendant éconduit avait vu qu’il n’obtiendrait rien d’elle, il avait affirmé au roi qu’il l’avait surprise en train de fabriquer des breuvages pour les faire mourir, lui et son fils, afin que celui qu’elle aimait devînt lui-même roi. Baudemagu et Méléagant furent consternés par la nouvelle, et comme le fourbe avait déclaré avoir surpris la jeune fille couchée avec son amant, il avait obtenu la permission d’occire son rival s’il le trouvait encore dans les appartements d’Énora.

C’est ainsi qu’il le tua par traîtrise et que la jeune Énora, de ce jour, avait juré de le venger. Apprenant qu’un preux chevalier venait pour délivrer la reine, elle était donc allée trouver l’assassin de son ami et lui avait promis que s’il consentait à se battre contre le chevalier étranger, elle se donnerait à lui. Aiguillonné par le désir, il avait aussitôt accepté. Quant à Énora, elle s’était attachée à ses pas afin de le fourvoyer, et quand elle avait vu qu’il avait le dessous, elle avait adjuré son vainqueur, au nom de l’être qui lui était le plus cher, de lui offrir la tête de son ennemi. Ainsi s’était-elle vengée d’un traître qui l’avait calomniée et qui avait assassiné son amant.

Or donc, Énora, qui se trouvait ce jour-là dans la suite de Méléagant, s’étonna fort que Lancelot fût absent juste à la date fixée pour le combat, ne pouvant le croire capable d’une telle forfaiture et elle soupçonna aussitôt son frère de ne pas être étranger à la disparition du chevalier. Il lui revint également que Méléagant avait un serf qui lui obéissait corps et âme et accomplissait pour son maître des actions qui n’étaient pas toujours recommandables. Elle décida donc d’aller à sa recherche et, en l’intimidant, de recueillir des renseignements susceptibles de lui faire retrouver la trace de Lancelot.

Une fois sa décision prise, et sans s’accorder aucun délai, elle monta sur une mule au poil luisant, à l’allure très douce, et quitta la cour sans en avertir personne. Elle chemina longtemps, s’arrêtant la nuit chez des paysans qui voulaient bien la loger, et passant tout le jour sur les chemins, à travers forêts et vallées. Un soir, elle parvint enfin à la maison du serf située au bout du marais. Elle s’arrangea pour ne pas être vue et se posta dans un buisson pour mieux observer ce qui se passait. Ainsi vit-elle comment on plaçait du pain et de l’eau dans la petite barque, et comment celle-ci, par une corde, était tirée jusqu’à l’ouverture de la tour. Dès lors, elle sut que Lancelot était là, et la nuit suivante revint, s’étant procuré tout ce qui était nécessaire pour tirer le captif de la tour. Quand le serf et sa famille furent endormis, elle alla vers la barque et y plaça un pic et une grosse corde. Puis, naviguant sur le ruisseau, elle parvint au bas de la tour où elle trouva un petit panier suspendu à la fenêtre. Elle secoua la corde du panier.

Lancelot ne dormait pas, se morfondant à la pensée de son triste sort. Quand il entendit qu’on remuait la corde, il se leva, vint à la fenêtre et passa la tête au-dehors. Il entendit la jeune fille qui l’appelait doucement. « Qui es-tu ? demanda-t-il, s’efforçant de ne pas hausser la voix. – Je suis ton amie, et viens te délivrer ! » À ces paroles la joie revint dans le cœur de Lancelot. La jeune fille attacha la grosse corde qu’elle avait apportée à celle du panier et y fixa solidement le pic. Elle le pria ensuite de tirer à lui le tout, ce qu’il fit sans attendre. Puis, le pic en main, il entreprit d’élargir la fenêtre, de manière à obtenir une ouverture suffisante pour qu’il pût passer. Nouant solidement la corde dans sa prison, il l’agrippa pour se laisser descendre jusqu’en bas. Une fois au pied de la tour, il remercia la jeune fille, lui demandant pourquoi elle avait fait cela. « J’ai une dette envers toi, répondit-elle. Je suis celle qui t’a réclamé la tête de l’homme que tu avais vaincu lorsque tu te dirigeais vers le Pont de l’Épée. Je ne t’avais pas dit qui j’étais, mais je t’avais promis que ton action ne resterait pas sans récompense. Je suis Énora, fille du roi Baudemagu, et je connais assez les trahisons de mon frère Méléagant. »

Cependant, dès qu’il s’était trouvé sur le sol, Lancelot s’était senti saisi de faiblesse. Il n’avait pas marché depuis longtemps et le manque de nourriture l’avait grandement anémié. Avec ménagement et douceur, Énora le fit monter sur le dos de sa mule, et, se plaçant en tête, elle entreprit de sortir du marais, connaissant les chemins secrets pour s’éloigner sains et saufs. Ils s’en furent donc à la dérobée, le plus silencieusement possible, passant à l’écart des endroits où ils auraient pu être reconnus. Enfin, ils parvinrent à un manoir où la jeune fille aimait se rendre et séjourner, car il offrait agrément et beauté. Là, tout le monde était dévoué à son bon vouloir. C’est là qu’elle avait décidé de soigner le chevalier, sachant l’air salubre et la retraite sûre.

Les forces de Lancelot lui revinrent en effet rapidement, et, au bout de quelques jours, il se sentit complètement rétabli. Il dit à la jeune fille : « Belle douce amie, c’est à Dieu et à toi que je dois d’avoir recouvré la santé. Tu m’as arraché à ma prison, aussi t’en sais-je infiniment gré. Tu peux compter sur mon assistance en toutes circonstances. Je ne te ferai jamais défaut, je te l’assure. Mais, pour l’instant, il faut que je parte. Il y a si longtemps que l’on ne m’a point vu à la cour du roi Arthur, et je sais que là-bas j’aurai une belle besogne à faire, dans laquelle mon honneur est engagé. – Je le sais, dit la jeune fille, et c’est aussi pour cela que je suis venue te délivrer. Les félonies de mon frère me sont insupportables, et peu m’importe ce qui lui arrivera. Tu peux partir quand tu voudras. »

L’idée de se séparer de lui l’attristait beaucoup, car elle s’était mise à l’aimer. Mais elle n’en laissa rien paraître. Elle lui procura armes et bonne lance, et lui fit cadeau d’un merveilleux cheval, sans pareil dans le monde. Bondissant sur lui, il se retrouva en un clin d’œil en selle. Alors, d’un cœur sincère, ils se recommandèrent l’un et l’autre à Dieu, puis, éperonnant sa monture, Lancelot s’élança sur le chemin qui menait à Camelot.

Comme il atteignait la forêt, toute proche des terres du roi Arthur, Méléagant se trouvait dans le pré, devant la forteresse. Armé de pied en cap, il pérorait orgueilleusement devant les chevaliers présents, clamant à qui voulait l’entendre qu’il allait s’en aller puisque Lancelot ne se présentait pas et que visiblement personne ne voulait relever le défi à sa place. Ne pouvant davantage supporter ce discours, le jeune Bohort, bouillant de rage et d’impatience, se dressa devant Méléagant, déclarant qu’il était prêt à livrer bataille sur-le-champ si le roi l’y autorisait. Le toisant dédaigneusement, Méléagant se contenta de rire en disant qu’il n’avait pas pour habitude d’écraser des mouches. Gauvain alors s’avança à son tour et dit : « C’est moi que tu trouveras en face de toi, et pas un autre ! – Par Dieu ! répondit Méléagant, je le veux bien, car je ne connais pas de chevalier avec lequel je me mesurerais aussi volontiers qu’avec toi. » Gauvain se retira pour aller s’armer.

Mais, sur ces entrefaites, Lancelot arriva. Il aperçut Gauvain en armes qui se dirigeait vers le pré, et le salua joyeusement. Gauvain ne put en croire ses yeux et resta bouche bée devant celui que la cour attendait depuis si longtemps. Les deux hommes se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, et la nouvelle de l’arrivée du chevalier se propagea à une vitesse foudroyante. Le roi et la reine accoururent, entourés de tous les chevaliers, remplis d’une allégresse sans précédent. La reine Guenièvre sentait son cœur battre à tout rompre et eut beaucoup de mal à se retenir de serrer contre elle celui qu’elle espérait depuis si longtemps, mais parvenant à se contenir, elle accueillit Lancelot comme il convenait à une reine de le faire pour un chevalier venu défendre son droit.

Quant à Méléagant, il en demeura tout interdit. Il s’attendait à tout sauf à cela, ayant pris tant de soin pour éloigner à jamais son rival. Ignorant tout de ce qui s’était passé, car, après la fuite de Lancelot, le serf qui gardait la tour s’était enfui lui-même par crainte de la colère de son maître, il en était réduit aux plus folles conjectures. « Comment est-ce possible ? répétait-il. Les murs de cette tour sont plus solides qu’une montagne et il n’existe aucune issue permettant une évasion. Il faut donc croire que quelqu’un m’a trahi. Que n’ai-je pris toutes mes précautions ! Mais il est trop tard pour fermer l’écurie quand le voleur a déjà dérobé le cheval, et je vois maintenant que je ne recueillerai que honte et moquerie si je n’endure sans broncher une si cruelle épreuve. » Méléagant, il faut le dire, était fourbe et sans scrupule, mais il n’en était pas moins courageux autant qu’orgueilleux. Aussi se présenta-t-il au roi et dit-il simplement : « Puisque Lancelot est là, je désire le combattre sans plus tarder selon nos engagements. »

Ayant donné ses ordres, Arthur demanda aux deux adversaires de se rendre dans la lande au-dessous du donjon, qui était vaste et large. Lancelot, qui avait revêtu les armes de Gauvain, rejoignit Méléagant, suivi par le roi et tous ses chevaliers, la reine les observant d’une fenêtre. Au milieu de la lande, un sycomore étendait son feuillage qui retombait en voûte élégante au-dessus d’une fraîche fontaine. Le roi s’assit sur le perron de la fontaine et demanda à ses gens de se mettre à l’écart. Aussitôt, Lancelot fondit sur Méléagant avec toute la fureur d’une haine longtemps retenue. Mais avant de l’attaquer, il lui cria d’une voix puissante : « Félon ! Viens à moi ! Je t’ai défié et tiens pour certain que je ne t’épargnerai pas ! »

Alors, sans plus attendre, les deux hommes lancèrent leurs chevaux à bride abattue dans la bataille, échangeant de formidables coups. Méléagant fit voler en éclats sa lance et Lancelot le frappa si rudement que, bouclier et bras plaqués au corps, l’échine heurtant l’arçon, le cavalier roula à terre. De son côté, Lancelot sauta à bas de sa monture et dégaina son épée. Le combat reprit de plus belle. Chacun se rua sur l’autre, tranchant heaumes et hauberts de toutes leurs forces, duel sans merci, impitoyable, qui dura jusqu’au soir. Enfin, alors que le soleil disparaissait à l’horizon, Méléagant sentit faiblir ses forces sous les coups redoublés de Lancelot. Haletant, couvert de poussière et de sang, Méléagant s’effondra, et Lancelot s’abattit sur lui comme un oiseau sur sa proie. Ils se prirent à bras-le-corps, roulèrent sans lâcher prise plusieurs fois sur le sol. Lancelot enfin arracha le heaume de son ennemi et le jeta au loin. Il leva son épée pour lui trancher le cou, mais le roi cria pour l’en empêcher. Relevant la tête, Lancelot aperçut la reine qui, de son côté, lui faisait signe d’aller jusqu’au bout. Alors, Lancelot dit : « Roi, je consens seulement à ce qu’il se relève, mais ne m’en demande pas davantage. » Méléagant se releva en titubant et Lancelot le frappa, faisant voler sa tête sur l’herbe verte. Cela fait, il remit pensivement l’épée au fourreau et s’éloigna.

Kaï se précipita vers lui et lui enleva son bouclier : « Ah ! seigneur ! s’exclama-t-il, sois le bienvenu entre tous les chevaliers du monde, comme la fleur de la chevalerie sur terre ! Tu l’as bien prouvé, ici comme ailleurs ! » Après le sénéchal, ce fut au tour d’Arthur de lui donner l’accolade, et de lui ôter en personne son heaume qu’il remit à Yvain. Puis à nouveau il lui donna un baiser en disant : « Sois le bienvenu, ami très cher ! » Yvain ensuite l’attira dans ses bras, puis Bohort s’agenouilla devant lui. Lui prenant les mains, il lui dit : « Beau cousin, sois béni entre tous ceux de notre lignage comme le meilleur d’entre nous ! » Enfin, la reine s’approcha. Elle était descendue du donjon, et venait à lui dans la lande, ne pouvant contenir sa joie : « Lancelot, balbutia-t-elle, c’est toi qui m’as libérée de ce monstre ! Je vivais dans la terreur de devoir un jour repartir avec lui ! Sois béni pour ton action ! » Puis, l’ayant tendrement embrassé, elle chuchota à son oreille : « Plus que jamais corps et âme, je t’appartiens. »

Tout le monde rentra alors dans la forteresse au milieu d’une foule en liesse. Le roi commanda qu’on dressât les tables et, en attendant que le repas fût prêt, les chevaliers s’assirent dans la grande salle. Le roi fit alors une chose qui fut considérée comme un insigne honneur pour Lancelot, une chose qu’il n’avait jamais faite pour personne : il le fit asseoir au plus haut de sa table juste face à lui. Aucun chevalier n’avait encore eu cette faveur. Plein de confusion, il prit donc place à la prière instante du roi et sur ordre de la reine, obéissant malgré lui afin de respecter la volonté d’Arthur et de Guenièvre.

Alors qu’ils se restauraient, un chevalier fit irruption dans la salle, armé de pied en cap. Il était de haute taille, corpulent, et portait des armes vermeilles. Il s’approcha des tables, sans saluer personne. Puis, après avoir longtemps toisé les convives, il parla d’une voix assez forte pour être entendu de tous distinctement « Où est le déloyal, le traître, le plus honni des chevaliers, celui qui a tué Méléagant, le fils du roi Baudemagu ? tonna-t-il. Où est-il, ce Lancelot à qui nous avions rendu tous les honneurs au royaume de Gorre et qui vient de commettre l’innommable déloyauté de nous tuer le meilleur chevalier du monde ? »

Lancelot se leva et le dévisagea sans broncher. Le chevalier le reconnut et dit au roi : « Qu’est-ce donc, roi Arthur ? Qu’as-tu fait ? On te tient pour le plus sage homme du monde et tu as admis à ta table, à ta place d’honneur, le chevalier le plus déloyal qui vive ! C’est une chose inconcevable ! » Furieux de l’injure qui venait d’être faite au roi, Lancelot se dressa brutalement. « Seigneur chevalier, commença-t-il, cet affront est injustifié ! » Mais l’autre répliqua avec encore plus de violence : « Ce n’est pas en paroles qu’on devrait t’infliger cet affront, mais par des actes, et cela parce que tu as tué mon cousin Méléagant ! – Certes, je l’ai tué, s’efforça de poursuivre calmement Lancelot, mais cela n’a pas été sans témoins. Il y en a eu plus de deux cents pour assister à la bataille. – Certes, mais dès l’instant où il a imploré ta grâce et que tu l’as mis à mort, tu es devenu déloyal et lâche. Je suis donc prêt moi-même à te convaincre de déloyauté et de traîtrise dans une autre cour que celle-ci, si tu as le courage de te défendre. – Il n’y a cour au monde, répondit froidement Lancelot, où je ne puisse me disculper d’une telle accusation. Je serai à ta disposition où tu voudras, quand tu voudras. – Dans six mois, à la cour du roi Baudemagu. – J’y serai, lança Lancelot, si la mort ou la prison ne m’en empêchent. »

Le chevalier sortit de la salle, aussi orgueilleusement qu’il y était entré, et les conversations reprirent dans le palais sur le chevalier vermeil, son comportement si peu courtois, ses folles paroles à l’encontre de Lancelot et d’Arthur. Un écuyer vint alors annoncer que le chevalier vermeil avait fait emporter le corps de Méléagant sur le plus riche brancard qu’on eût jamais vu, au milieu d’une escorte de vingt chevaliers en armes poussant de grandes lamentations. Le roi soupira et dit : « J’aurais mieux aimé, il est vrai, qu’il en fût autrement, que Méléagant ne fût pas tué en ma cour, par affection pour le roi Baudemagu. Mais puisqu’il en est ainsi, il faut s’y résigner. »

Le festin terminé, on enleva les tables et chacun s’en retourna chez lui. Cependant, le roi retint Lancelot et le mena aux fenêtres du palais. Avec eux étaient restés la reine ainsi que Gauvain et Bohort, tout heureux de l’avoir retrouvé. Ils s’assirent sur une grande banquette et se mirent à parler. Arthur invita Lancelot à raconter dans le détail, devant ses compagnons, les aventures qui lui étaient arrivées depuis son départ de la cour. Il en narra de nombreuses, mais il en cacha d’autres. Le roi et la reine les écoutèrent avec plaisir et intérêt, et Arthur les fit tout de suite consigner par écrit, afin que le souvenir s’en conservât après leur mort(49).