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La Grande Peur

Quand la nouvelle de la disparition de Merlin se fut propagée dans tout le royaume d’Arthur et dans la Bretagne armorique, nombreux furent ceux qui se lamentèrent, aussi bien dans le petit peuple que parmi les rois et les barons. « Hélas ! disait-on, qu’allons-nous devenir sans les sages conseils que Merlin donnait au roi Arthur ? Tant de fois il nous a sauvés du désastre et nous a redonné l’espoir alors que tout semblait perdu ! Ah, Merlin, quel mauvais sort t’a éloigné de nous qui t’aimions et te respections tant ! » Cependant, beaucoup de gens ne voulaient pas croire la mort du devin. Ils pensaient que, par le passé, Merlin avait souvent fait retraite en quelque endroit secret sans qu’on pût savoir où il se trouvait, et ils affirmaient à qui voulait les entendre qu’il reviendrait un jour, au moment où l’on s’y attendrait le moins. Néanmoins, certains battirent les forêts à la recherche de celui qu’ils considéraient comme le plus sage de tous les hommes.

Ainsi, un forestier vint raconter un jour, à la cour du roi, qu’il avait rencontré, un matin, quand le soleil se levait à peine, un homme en qui il avait cru reconnaître Merlin, accompagné de son loup gris familier. Il lui avait même parlé et lui avait demandé ce qu’il cherchait ainsi dans les sentiers étroits de la forêt. « Je viens chercher par ici, avait-il répondu, le moyen de trouver l’œuf rouge du serpent marin, au bord du rivage, dans le creux du rocher, et puis dans la clairière, le cresson vert et l’herbe d’or, et le gui du chêne, au plus profond du bois, au bord de la fontaine où coule l’eau claire qui surgit des entrailles de la terre. » Alors, après avoir prononcé ces paroles, l’homme au loup gris avait disparu derrière les feuillages, sans laisser de traces, comme si la lumière du soleil l’avait absorbé.

Une autre fois, un saint homme du nom de Kado, qui vivait dans son ermitage, en une grande lande, s’en allait par la forêt profonde, agitant sa clochette aux sons clairs, quand bondit près de lui un fantôme à la barbe grise comme la mousse, et aux yeux bouillants comme l’eau du chaudron sur le foyer. Kado fit le signe de la croix et dit : « Au nom de Dieu, je te l’ordonne ! Dis-moi qui tu es. » L’apparition répondit : « Du temps que j’étais barde dans le monde, j’étais honoré de tous les hommes. Dès mon entrée dans la salle du festin, on entendait l’assemblée pousser des cris de joie, et sitôt que ma harpe chantait, de l’or tombait en pluie brillante du haut des arbres. Les rois de ce pays m’aimaient, les rois étrangers me craignaient et le petit peuple disait : « Chante, Merlin, chante toujours, chante ce qui doit arriver ! » Mais, maintenant, je vis dans les bois. Personne ne m’honore plus. Les sangliers, quand je passe à côté d’eux sur le chemin, grincent des dents. Je ne joue plus de ma harpe. Ils ont coupé les arbres d’où coulait l’or brillant, et bientôt mourront les rois de Bretagne devant l’oppression des rois étrangers. Quant aux Bretons, ils ne diront plus : « Chante, Merlin, les choses à venir ! » Ils m’appelleront Merlin le Fou, et tous me chasseront à coups de pierres, parce qu’ils auront peur de mon loup gris, mon seul compagnon sur cette route que je parcours sans cesse et qui me mène vers la nuit… » Ainsi parla Merlin au sage Kado, l’ermite de la grande lande. C’est du moins ce qu’il raconta à tous ceux qui venaient le voir.

Il y avait, à cette époque, dans un petit royaume de la Bretagne armorique, un jeune homme de très bonne famille qui se nommait Éven. Comme il avait perdu ses parents alors qu’il était tout enfant, il avait été élevé par sa grand-mère et vivait avec elle dans un petit manoir, sans autres ressources que quelques arpents de terre et son habileté à la chasse. Or, on annonça que le roi de ce pays donnait une grande fête en l’honneur de sa fille et que tout le monde y était convié pour participer à une grande course. Le jeune homme dit sa grand-mère : « J’ai envie d’aller à la fête pour participer à la course que donne le roi. » Elle lui répondit : « Je te le déconseille, mon enfant. Tu n’iras pas cette fête, ni à aucune autre, car je t’ai entendu pleurer toute la nuit. S’il ne tenait qu’à moi, tu n’irais pas, car tu as pleuré en rêvant, cette nuit, et ce n’est pas de bon augure. – Ma bonne grand-mère, dit encore le jeune homme, si tu m’aimes, tu me laisseras aller la fête. – Je ne peux pas t’en empêcher, répondit-elle, mais je sais qu’en allant à la fête, tu chanteras, et que lorsque tu en reviendras, tu pleureras. »

Éven se hâta d’équiper son poulain rouge. Il le ferra d’acier poli, il le brida et lui jeta une housse légère sur le dos. Puis, il lui attacha un anneau au cou et un ruban de velours la queue. Alors, il monta sur son dos et partit pour la fête. Comme il arrivait au champ de fête, les cornes sonnaient, la foule était pressée et tous les chevaux hennissaient d’impatience. On entendit un héraut qui annonçait à haute et claire voix : « Celui qui aura franchi la grande barrière du champ de fête au galop, en un bond vif, franc et parfait, aura pour épouse la fille du roi ! » Aussitôt, tous les jeunes gens qui étaient venus la fête se rassemblèrent sur la ligne de départ. Éven les rejoignit. Son jeune poulain rouge hennit fortement, bondit et s’emporta, souffla du feu par les naseaux, jeta des éclairs par les yeux et frappa la terre du pied. Ce fut une course folle. Éven eut tôt fait de dépasser tous les autres et de franchir la barrière d’un seul bond. Tout le monde admira la prestance du jeune homme et la souplesse de son poulain rouge. Il alla s’incliner devant le roi.

« Seigneur, dit-il, il me semble que j’ai accompli ce que tu demandais. Puisque tu t’y es engagé par serment, tu dois me donner ta fille Aliénor. » Le roi fronça les sourcils, car il connaissait bien Éven et savait qu’il était pauvre et de basse extraction. De plus, on murmurait dans le pays que sa grand-mère avait le don de double vue et qu’elle jetait des sorts. Il répondit : « Tu n’auras point ma fille Aliénor, ni toi ni aucun de tes semblables. Ce n’est pas un sorcier que je veux pour mari à ma fille, mais un bon et loyal chevalier possédant de belles terres et capable de beaux exploits. » Ayant prononcé ces paroles, le roi se leva ; il se préparait à quitter l’assemblée quand un vieil homme, qui se trouvait là, qui avait une barbe blanche au menton, plus blanche que la laine sur les buissons de la lande, portant une robe galonnée d’argent, qui était assis à sa droite, se leva lui aussi et lui parla à l’oreille. Le roi se mit à réfléchir, puis, revenant en arrière, frappa trois coups de son sceptre sur une table, si bien que tout le monde fit silence. « Écoute, dit-il au jeune homme : je veux bien te donner ma fille, mais à une condition, c’est que tu m’apportes la harpe de Merlin, qui est tenue par quatre chaînes d’or fin. Elle est suspendue au chevet du lit de Merlin, mais personne ne sait où est Merlin. Si tu m’apportes cette harpe, et si tu peux la détacher, alors tu auras peut-être ma fille. »

Le jeune homme revint chez lui en pleurant. « Que vais-je devenir ? se demandait-il. Depuis que j’ai vu la fille du roi, j’en suis devenu amoureux à en mourir. Et voici que le roi, revenant sur sa parole, m’oblige à accomplir une action impossible ! D’abord, je ne sais pas où se trouve Merlin, et personne ne pourra me le dire, et ensuite, je ne pourrai jamais détacher la harpe qui est fixée au mur de sa chambre avec quatre chaînes d’or fin. » Il alla voir sa grand-mère et lui raconta ce qui s’était passé. La vieille femme lui dit : « Je t’avais prévenu. Il n’était pas bon pour toi d’aller à la fête du roi et de participer à cette course. Tu étais parti en chantant et tu reviens en pleurant. Si tu avais suivi mon conseil, ton cœur ne serait pas brisé ! – Ma bonne grand-mère, si tu m’aimes, dis-moi ce que je dois faire ! – Mon pauvre enfant, ne pleure pas. Je vais t’indiquer le chemin qu’il faut suivre pour aller jusqu’à l’endroit où dort Merlin, plongé dans un profond sommeil, à cause de Viviane, la femme qu’il aime d’un amour éperdu, et je vais te donner un marteau d’or. C’est un marteau magique avec lequel tu pourras détacher la harpe. Rien ne résonne sous les coups de ce marteau-là, et personne ne saura que tu t’es introduit dans l’antre de Merlin. »

Éven sella son poulain rouge et partit, le cœur empreint de tristesse et d’espoir. Peu de temps après, alors que le roi tenait conseil, on entendit un grand brouhaha. Le roi s’informa. C’était le jeune Éven qui entrait dans la salle, tenant entre ses bras la harpe d’or de Merlin. « Seigneur roi, dit-il, bonheur et joie en ce palais. Selon ton vœu, me voici revenu avec ce que tu m’as demandé. Voici la harpe de Merlin, avec laquelle le barde chantait si merveilleusement ! » Le roi fut bien étonné, et il se disposait à rabrouer l’impudent jeune homme qui osait le défier, quand son fils aîné lui parla tout bas à l’oreille. Le roi, après avoir écouté son fils, revint vers le jeune homme et lui dit : « Tu as bien agi, me semble-t-il, mais ta mission n’est pas terminée. Si tu veux obtenir ma fille, et puisque tu sais où se trouve Merlin, je veux que tu m’apportes son anneau, cet anneau qu’il porte à la main droite et que lui a donné le roi Arthur. Si tu reviens ici avec l’anneau de Merlin, je te donnerai ma fille, j’en prends à témoin tous ceux qui sont rassemblés autour de nous. »

Le jeune homme s’en revint chez lui en pleurant. « Mon enfant, mon enfant, lui dit sa grand-mère, ne t’avais-je pas conseillé de ne pas aller à la fête du roi ? Si tu étais resté ici, tu n’aurais pas un tel chagrin ! – Le seigneur roi n’a pas tenu parole, dit le jeune homme, et il veut maintenant que j’aille dérober l’anneau d’or que porte Merlin à la main droite et que lui a remis le roi Arthur. Je ne pourrai jamais le lui enlever sans qu’il s’éveille ! » La grand-mère répondit : « Allons, mon enfant, ne te désespère pas ainsi. Tu vas prendre un rameau qui est dans ce petit coffre, là où il y a déjà douze petites feuilles. J’ai mis sept nuits, il y a sept ans, dans sept forêts, à chercher ces douze feuilles et ce rameau. Prends le rameau et, cette nuit, quand tu entendras chanter le coq en pleine obscurité, tu monteras sur ton poulain rouge et tu te laisseras guider par lui. N’aie point peur : Merlin le Barde ne s’éveillera pas et tu pourras ôter l’anneau d’or qu’il porte à son doigt. »

Le coq chanta au milieu de la nuit. Éven bondit hors de son lit, s’habilla et se précipita sur le dos du poulain rouge qui s’élança à travers la forêt. Et l’on dit que le coq n’avait pas fini de chanter que l’anneau d’or avait été enlevé du doigt de Merlin.

Au matin, dans la jeunesse du jour, le jeune homme se trouvait près du roi, et le roi, en voyant qu’il tenait l’anneau dans sa main, demeura debout, stupéfait. Et tous ceux qui l’entouraient n’en croyaient pas leurs yeux. « Voilà que ce jeune homme a gagné la fille du roi ! » murmurait-on alentour. Mais le roi ne dit rien. Il sortit hors de la salle, avec pour seule compagnie son fils aîné et le vieillard à la barbe blanche comme de la laine. Puis ils revinrent tous les trois, le roi au milieu, le fils à sa droite, le vieillard à sa gauche. Et le roi dit à Éven : « Il est vrai, mon fils, que tu as obtenu ma fille. Elle sera donc ta femme. Mais je vais encore te demander une chose. Ce sera la dernière. Si tu peux accomplir cette chose, tu seras le vrai gendre du roi : tu auras ma fille, et, en plus, tu auras tout le pays de Léon, je le jure sur la mémoire de mes ancêtres. Il te suffit d’amener Merlin ici afin qu’on célèbre le mariage en sa présence ! »

Le jeune homme revint encore une fois chez lui en pleurant. « Je te l’avais bien dit qu’il ne fallait pas aller à la fête du roi ! » s’écria la grand-mère en le voyant arriver. Il lui expliqua ce que le roi lui avait demandé. « Ne t’inquiète pas, dit-elle, et va-t’en à la chasse. Je ferai ce qu’il faudra pendant ce temps. » Et la vieille prit avec elle un bâton fourchu, ainsi qu’une pierre qu’elle sortit de son petit coffre. Elle s’en alla à pied à travers la forêt et aperçut bientôt un vagabond qui semblait vouloir s’écarter de son chemin. « Merlin ! s’écria-t-elle. D’où viens-tu donc avec tes habits en lambeaux ? Où vas-tu donc, tête nue et pieds nus, avec ton bâton de houx et sans ton loup gris ? » L’autre lui répondit : « Je vais chercher ma harpe, consolation de mon cœur en ce monde ; je vais chercher ma harpe et mon anneau d’or que j’ai perdus ! – Merlin, ne te chagrine pas : ta harpe n’est pas perdue, ni ton anneau d’or que t’a donné le roi Arthur ! Viens jusqu’à ma demeure et entres-y pour manger un morceau, car tu en as bien besoin ! – Je ne cesserai pas de marcher et je ne mangerai rien avant d’avoir retrouvé ma harpe et mon anneau d’or. – Merlin, si tu veux retrouver ta harpe et ton anneau d’or, il faut que tu viennes avec moi jusqu’à ma demeure. » Et la vieille femme se fit si pressante que Merlin la suivit.

Le soir, Éven revint de la chasse, le cœur gros et les jambes fatiguées. Il ne ramenait aucun gibier et il avait perdu son temps à parcourir les essarts sans rencontrer un seul animal. Il entra dans le manoir de sa grand-mère et tressaillit d’épouvante en jetant les yeux sur le foyer : il y vit en effet le vieux Merlin assis, la tête penchée sur sa poitrine. À cette vue, il se mit à trembler de peur et se prépara à s’enfuir. « Tais-toi, mon enfant, dit la vieille femme, et ne t’effraie pas : il dort d’un profond sommeil, car il a mangé trois pommes rouges que je lui ai cuites sous la cendre. Il a mangé mes pommes et, maintenant, il nous suivra partout où nous voudrons qu’il aille ! »

Ce matin-là, la reine, en s’éveillant, demanda à l’une de ses servantes : « Qu’est-il arrivé dans cette ville ? Quel est donc le bruit que j’entends ? Quand j’ai ouvert les yeux, j’ai vu que les colonnes de mon lit tremblaient et j’ai entendu la foule pousser des cris de joie ! » La servante lui répondit : « C’est que toute la ville est en fête parce que Merlin entre dans le palais. Il y a avec lui une vieille femme toute vêtue de blanc, et aussi celui qui sera bientôt ton gendre ! » Le roi entendit ce que disait la servante et se précipita à la fenêtre ; il ne pouvait en croire ses yeux : ainsi donc, le jeune Éven avait réussi à retrouver Merlin et à le faire venir à la cour ! Le roi fit appeler son crieur et lui dit : « Va vite publier par le pays que tous ceux qui le voudront viennent aux noces de ma fille et du seigneur Éven. Annonce que c’est Merlin en personne qui sera le témoin de mon gendre. Invite les gentilshommes de toute la Bretagne, et aussi les juges, les gens d’Église et les chevaliers, les pauvres gens comme les riches. Dépêche-toi, messager, et répands la nouvelle partout dans le pays ! »

Le messager partit immédiatement : « Faites silence, vous tous, faites silence, si vous avez deux oreilles pour entendre ! Je vous annonce les noces de la fille du roi ! Y vienne qui voudra dans les huit jours, gentilshommes, juges, gens d’Église et chevaliers, les riches et les pauvres ! Qu’ils sachent tous que ni or ni argent ne leur feront défaut. Il ne leur manquera ni viandes, ni pain, ni vin, ni hydromel à boire, ni escabelles pour s’asseoir, ni serviteurs pour leur apporter les plats. Il sera tué deux cents porcs et autant de bœufs gras, deux cents génisses et cent chevreuils de chacun des bois du pays. Il y aura cent robes de laine blanche pour les prêtres, et cent colliers d’or pour les beaux chevaliers, une salle remplie de manteaux bleus de fête pour les demoiselles, et huit cents braies neuves pour les pauvres gens, sans compter cent musiciens, sur leurs sièges, faisant de la musique nuit et jour sur la grande place, entourant le barde Merlin qui est venu célébrer les noces de la fille du roi ! »

De l’avis général, jamais mariage ne fut célébré avec autant d’éclat dans le pays. Les fêtes durèrent trois jours et trois nuits, et tous ceux qui y avaient assisté repartirent, chargés de riches présents, avec le congé et la protection du roi. Quant à Éven, il partit pour le Léon avec sa jeune épouse, le cœur plein d’une joie intense. Seul le roi n’était pas satisfait et demeurait lugubre dans un coin du palais. Car, immédiatement après la fête, Merlin avait disparu sans qu’on pût savoir où il était allé. Et l’on ne retrouva jamais non plus la vieille femme en blanc qui avait réussi à l’amener au palais(7).

Mais d’autres rois, sur les marches de la Gaule et de la Bretagne armorique, se lamentaient aussi de la disparition de Merlin qui avait été leur protecteur lorsqu’ils avaient dû lutter contre les empiétements de leur voisin, le redoutable Claudas de la Terre Déserte. Parmi eux, il y avait deux rois qui étaient deux frères, et qui avaient épousé deux sœurs. L’un se nommait Bohort de Gaunes, et il avait deux fils, encore tout enfants, qui se nommaient Bohort et Lionel. L’autre était Ban de Bénoïc, un bon guerrier déjà âgé mais encore rempli de vigueur et de courage. Nul ne savait, hormis Merlin, qu’il avait un fils bâtard, nommé Hector, de la fille d’Agravadain, le seigneur des Mares, dont il était un soir tombé éperdument amoureux. Mais sa femme, la belle reine Hélène, lui avait donné un fils légitime dans lequel il plaçait tous ses espoirs et auquel il avait donné le nom de Galaad(8). Pourtant, le roi Ban, comme son frère le roi Bohort, s’inquiétait vivement de l’avenir.

En effet, tous deux avaient comme ennemi mortel leur voisin Claudas, roi de la Terre Déserte, et celui-ci, fort satisfait de la disparition de Merlin qui avait aidé Ban et Bohort à le vaincre lors d’une tentative d’invasion, avait rassemblé ses troupes et avait repris les hostilités, espérant bien cette fois être vainqueur. C’était un étrange personnage que ce Claudas, le plus inquiet, le plus secret et le plus retors prince du monde. C’était aussi le moins généreux, et jamais il n’octroyait de don à quiconque sauf lorsqu’il ne pouvait faire autrement. Son allure était pourtant noble et fière : il était de haute taille, le visage large, le teint foncé, les sourcils très épais, les yeux noirs et écartés, le nez court, retroussé, la barbe et les cheveux à moitié noirs et à moitié roux, le cou gros, la bouche grande, les dents blanches et coupantes. Cela lui donnait un aspect inquiétant, d’autant plus qu’il avait les épaules larges et des muscles bien développés. C’était d’ailleurs un excellent guerrier, rompu aux exercices corporels les plus violents.

Il se levait toujours de grand matin, mangeait de fort bon appétit, ne jouait guère aux échecs, aux tables et aux autres jeux en usage à l’époque, mais préférait aller à la chasse : il partait souvent deux ou trois jours et dormait dans les bois, sans prévenir quiconque de ses absences. Il ne montait que de grands chevaux de bataille, même lorsqu’il était simplement en voyage. Son caractère était un mélange de bon et de mauvais. Il n’aimait que ceux qui lui étaient inférieurs et détestait ceux qui affirmaient trop leur puissance. Il fréquentait volontiers les églises, mais il ne faisait aux pauvres que de maigres aumônes distribuées avec parcimonie. Enfin, il ne fut jamais amoureux qu’une fois dans sa vie : encore le regretta-t-il, car il pensait réellement qu’être amoureux était un signe de faiblesse et qu’il fallait combattre fermement tout élan du cœur. Tel était l’homme qui avait décidé d’envahir les terres du roi Ban et du roi Bohort.

Le moment était fort bien choisi, car le roi Arthur était dans l’impossibilité de leur venir en aide, tout occupé qu’il était à maintenir la paix dans l’île de Bretagne. Quant à Claudas de la Terre Déserte, il y avait longtemps qu’il avait fait allégeance à l’empereur de Rome, et il savait bien que celui-ci lui fournirait de nombreuses troupes si besoin en était. Les attaques qu’il mena d’abord contre les domaines du roi Ban furent couronnées de succès : il avait fini par s’emparer de toutes les villes qui appartenaient à son adversaire, sauf la forteresse de Trèbe, devant laquelle il avait d’ailleurs mis le siège. Ainsi, le roi Ban se voyait en grand danger d’être pris soit par la famine, soit par un ultime assaut de Claudas.

On était au milieu du mois d’août. Voyant que la situation était désespérée, il dit à sa femme, la reine Hélène : « Sais-tu à quoi j’ai songé ? C’est d’aller moi-même demander aide et assistance au roi Arthur en lui démontrant combien je suis déshérité. Il en aura plus grande pitié si je me présente en personne à sa cour. Prépare-toi, car je ne peux te laisser ici dans l’incertitude où nous sommes. Nous n’emmènerons que notre fils et un écuyer, ce qui nous permettra de ne pas attirer sur nous l’attention de nos ennemis. Prends donc tout ce que je possède encore d’or et de joyaux. Cette forteresse est si bien placée que je ne crains guère qu’elle soit prise d’assaut avant mon retour, mais nul ne peut se garder de la trahison. »

La reine approuva le projet de son mari. Et, tandis qu’elle préparait le bagage, le roi s’en alla trouver son sénéchal auquel il confia la garde de la forteresse. Puis il choisit, pour lui servir d’écuyer, celui de ses valets en lequel il avait le plus confiance. Alors, quand le moment opportun fut venu, c’est-à-dire trois heures avant l’aube, il sortit secrètement par un petit pont de bois, après avoir recommandé à Dieu son sénéchal et tous ses gens.

Il faut dire que la forteresse de Trèbe n’était assiégée que d’un seul côté, l’autre étant défendu par des marais si vastes et si profonds que Claudas n’avait pu y faire pénétrer ses troupes(9). Le roi Ban s’en alla donc par une très étroite chaussée qui courait à travers les eaux et qui était longue au moins de deux bonnes lieues. Sa femme était montée sur un palefroi et elle tenait dans ses bras l’enfant Galaad qui dormait paisiblement, ne se rendant aucunement compte de ce qui se passait tout autour. L’écuyer portait le bouclier et la lance du roi. Un garçon à pied menait à la main le destrier. Un autre garçon conduisait un cheval de somme chargé des joyaux et des bagages. Enfin, le roi lui-même, coiffé de son heaume, vêtu de son haubert et de ses chausses de fer, ceint de son épée, recouvert d’un grand manteau de pluie, chevauchait sur un bon palefroi bien éprouvé.

Ils allèrent ainsi dans la nuit, sans bruit. Après avoir traversé le marécage sur cette étroite chaussée, ils parvinrent sur une grande lande et s’y engagèrent en direction du nord. Le roi Ban savait que lui et les siens pourraient trouver refuge dans quelque hutte de charbonnier, dans la vaste forêt qui recouvrait alors le centre de la Bretagne armorique. Il savait également qu’au centre de cette forêt se trouvait un lac qu’on appelait le lac de Diane, et c’est de ce côté qu’il voulait aller, espérant que ses ennemis ne découvriraient pas sa fuite avant que le soleil ne fût levé. Lorsqu’ils parvinrent à ce lac, le roi résolut d’y faire reposer la reine et ses gens. Mais, comme l’inquiétude le rongeait, au lieu de dormir lui-même, il entreprit de gravir une colline voisine pour apercevoir de loin les tours de sa forteresse qu’on commençait à distinguer dans la lumière du soleil du matin.

Cependant, à Trèbe, à peine le roi Ban s’était-il éloigné que le sénéchal fit demander un sauf-conduit aux gens de Claudas afin d’aller parlementer avec celui-ci. Le sauf-conduit fut accordé, et le sénéchal se présenta bientôt dans la tente de Claudas, lequel entrevoyait bien dans cette démarche une demande d’arrangement à l’amiable. Claudas le reçut avec beaucoup d’amabilité et lui dit : « Ah, sénéchal ! quel malheur que tu appartiennes à un seigneur qui ne reconnaît pas tes mérites. Tu sais très bien que tu n’obtiendras jamais aucun avantage du roi Ban, qui est vieux et fatigué, et qui est incapable de se défendre. J’ai tant entendu parler de toi, de ta valeur et de tes prouesses, et il n’est chose que je ne ferais pour toi si tu voulais me servir fidèlement. Assurément, tu ne le regretterais pas. Je te confierais ce royaume et tu le tiendrais sous ma sauvegarde. Mais si je te prends de force, il me faudra bien te faire souffrir, car j’ai juré sur les saints que je ne ferai de captif en cette guerre qui ne soit tué ou emprisonné pour le reste de ses jours ! »

Cet habile discours laissa le sénéchal tout rêveur. En fait, s’il était venu parler à Claudas, c’était effectivement dans l’intention de lui proposer un arrangement de ce genre, mais il ne s’attendait pas que l’autre lui fît d’emblée une telle proposition. Il pensa qu’il serait très maladroit d’accepter tout de suite, et de plus, il se méfiait de Claudas dont la rouerie et les parjures étaient bien connus. Il se mit à discuter ferme, démontrant au roi que la forteresse contenait beaucoup de réserves de nourriture, que les défenseurs étaient nombreux et aguerris, qu’un assaut serait meurtrier pour ses troupes, et que lui seul détenait le moyen de prendre la forteresse avec un minimum de risques. Mais le sénéchal ne voulut s’engager à servir Claudas que lorsque celui-ci lui eut juré sur les saintes reliques qu’il serait roi de Bénoïc. Alors, le sénéchal avoua à Claudas le départ du roi Ban, de son épouse et de son fils. « Seigneur roi, ajouta-t-il, lorsque je rentrerai dans la forteresse, je m’arrangerai pour en laisser les portes ouvertes, et je dirai à tous que nous avons conclu ensemble une trêve de trois jours et de trois nuits. Nos gens en seront fort satisfaits, et ils iront se dévêtir et se reposer, car ils ont supporté assez de peines et de fatigues ces derniers temps. »

Le sénéchal regagna alors Trèbe et laissa les portes ouvertes derrière lui. Mais un guerrier qui avait nom Banin, et qui était filleul du roi Ban, avait aperçu la manœuvre du sénéchal alors qu’il était, comme toutes les nuits, en train de faire le guet sur les remparts. Il demanda au sénéchal d’où il venait et dans quel but il était sorti de la forteresse à une heure si matinale. « Je viens, répondit l’autre, de négocier avec Claudas la trêve qu’il octroie au roi, mon seigneur et le tien. » Quand il entendit ces paroles, Banin ne put s’empêcher de frémir de tout son corps. « Sénéchal, dit-il simplement, qui veut loyalement agir ne va pas à pareille heure demander une trêve à l’ennemi mortel de son seigneur ! »

Le sénéchal mit la main à son épée. « Me tiendrais-tu pour déloyal ? » s’écria-t-il avec colère. Banin n’osa rien répliquer. Le sénéchal était le plus fort et pouvait facilement le faire tuer. Il s’éloigna, mais se hâta de monter dans une tourelle pour guetter : il ne tarda pas à voir une vingtaine d’hommes, bientôt suivis par une troupe plus importante, en train de gravir le plus silencieusement possible la butte sur laquelle était bâtie la forteresse. Aussitôt, il descendit de sa tourelle en criant : « Trahison ! Les portes sont ouvertes et les ennemis arrivent ! » À ces cris, les gens de la garnison sortirent de leurs logis et coururent en toute hâte vers leurs armes. Mais avant qu’ils eussent pu faire quelque chose, les hommes de Claudas avaient déjà passé la première porte. Le sénéchal sortit à son tour, faisant semblant d’être tout surpris de l’aventure et regrettant à haute voix l’absence de son seigneur.

Mais il n’eut guère le temps de continuer ses lamentations hypocrites, car Banin, qui se trouvait alors à côté de lui, le poursuivit en criant : « Traître ! félon maudit ! Tu as trahi ton seigneur et maître qui, de rien que tu étais, t’a élevé au rang de sénéchal ! Tu lui as ôté tout espoir de recouvrer sa terre ! Mais cela ne se passera pas ainsi et tu iras où se trouve Judas qui vendit pour trente deniers celui qui était venu en ce monde pour le sauver ! » Et, sans plus attendre, Banin leva son épée sur le traître et, d’un seul coup, lui trancha la tête. Puis, voyant que les gens de Claudas devenaient de plus en plus nombreux, il courut au donjon dont il leva le pont en grande hâte. Là, en compagnie des trois sergents qui gardaient la tour, et dont l’un lui avait ouvert la porte, il se prépara à résister par tous les moyens dont il disposait.

En dehors de la tour, toute la forteresse était à présent aux mains des ennemis, et les bâtiments commençaient à flamber, au grand courroux de Claudas qui ne savait lequel de ses hommes y avait mis le feu : il aurait en effet voulu garder tout intact, comme preuve de sa victoire, mais comme il avait envoyé une troupe à la poursuite du roi Ban, il espérait bien se venger sur la personne de celui-ci, démontrant ainsi sa puissance et son triomphe. Il ne restait plus maintenant qu’à venir à bout de la résistance désespérée de Banin et de ses trois compagnons. Mais, pendant trois jours, les défenseurs de la tour repoussèrent tous les assauts. Claudas finissait par se lasser, et il ne pouvait s’empêcher d’admirer le courage de Banin. C’est pourquoi il lui cria : « Banin ! rends-toi ! Tu ne peux plus tenir bien longtemps ! Si tu persistes, tu seras tué ainsi que tes hommes. Je te fais une proposition : rends-toi et, en reconnaissance de ta valeur, je te donnerai des armes et de bons chevaux pour que tu puisses aller où tu voudras, à moins que tu ne choisisses de rester avec moi. Je rends hommage à ta prouesse et à ta loyauté et je m’en voudrais de te causer quelque tort ! »

Banin tint conseil avec ses compagnons. Ils furent d’avis qu’il fallait accepter les conditions posées par Claudas, car ainsi, une fois libres, ils pourraient voler au secours du roi Ban et l’aider de leur mieux dans la reconquête de ses terres. Banin s’adressa ainsi à Claudas : « Seigneur roi, nous avons décidé de te livrer la tour, mais seulement si tu nous fournis des chevaux et si tu nous laisses aller où nous voulons. Fais le serment de respecter tes engagements ! » Claudas fit apporter immédiatement les saintes reliques et jura solennellement ce que demandait Banin. Celui-ci et ses trois compagnons sortirent de la tour. On leur fournit quatre chevaux bien équipés, et, sans plus s’attarder, ils s’élancèrent au galop vers le nord dans l’espoir d’arriver à temps pour sauver le roi Ban.

Lorsque celui-ci était monté sur le sommet de la colline, non loin du lac de Diane, le jour était parfaitement clair. Le roi considéra de loin les murs blancs de la forteresse qu’il avait dû abandonner, ainsi que la tour qui se dressait, très haut dans le ciel, et les fossés très sombres, de l’autre côté des marais. Une grande tristesse s’empara de lui : pourrait-il un jour revenir dans ce lieu si cher à son cœur et, de là, procéder à la reconquête du royaume de Bénoïc ? Mais, tandis qu’il regardait dans la direction de Trèbe, il vit tout à coup une fumée monter, puis des flammes jaillir au milieu des bâtiments. Le feu se propagea à une vitesse terrible, sans doute attisé par le vent qui s’était mis à souffler, et bientôt un immense brasier s’éleva dans le ciel rougeoyant, illuminant les marais et les sombres forêts d’alentour. C’en était donc fini de la forteresse de Trèbe ? Le royaume de Bénoïc allait-il sombrer dans le malheur sous l’oppression du cruel Claudas de la Terre Déserte ?

Une lourde angoisse étreignit le roi qui assistait ainsi, impuissant, à la ruine de ce qui avait été son seul espoir. À cette vue, il lui parut que nulle chose en ce monde ne lui était plus rien, et il se sentit abandonné de Dieu, brisé dans tout son corps et dans toute son âme. Que pouvait donc son fils, qui n’avait pas encore un an, ce dernier rejeton d’une illustre lignée qui remontait, disait-on, au roi David ? D’ailleurs, cet enfant était lui-même en danger. Il fallait immédiatement conduire la reine et l’enfant de l’autre côté de la mer, auprès du roi Arthur qui se ferait un devoir de les protéger. Mais en aurait-il lui-même la force ? Il était vieux, usé par les fatigues, se remémorant tristement les belles années de sa jeunesse et les exploits qu’il avait accomplis grâce à Merlin. « Ah ! Merlin, s’écria-t-il, si tu avais été présent parmi nous, rien de tout cela ne serait advenu ! Et si, malgré tout, Dieu a voulu que je perdisse mon royaume, je t’aurais confié mon fils pour que tu puisses l’éduquer et lui montrer le chemin de l’honneur et de la prouesse ! Nul autre que toi, Merlin, n’aurait mieux réussi dans cette mission, toi qui as fait d’Arthur le valeureux souverain que nous admirons. Hélas ! je vois bien que tout est perdu à présent… »

Ainsi s’exprimait le roi Ban de Bénoïc, sur la colline, près du lac de Diane, alors qu’il voyait flamber la forteresse de Trèbe. Il aperçut également une troupe de cavaliers qui galopaient sur les landes, probablement des hommes de Claudas qui cherchaient à le rattraper. Il mit ses mains devant ses yeux, et une si grande angoisse l’oppressa que, ne pouvant verser des larmes, son cœur l’étouffa et fut la proie d’une grande faiblesse. Il tomba de son cheval si durement que, pour un peu, il se fût brisé le cou. Un sang vermeil sortit de sa bouche, du nez et des oreilles. Et quand il revint à lui, après un assez long temps, il regarda le ciel et murmura ces paroles : « Seigneur Dieu, je te demande merci. Je sais que ma fin est proche et que je ne verrai pas un autre jour se lever. Puisque telle est ta volonté, je m’y soumets en te priant de garder mon âme de tout péril. Pardonne les fautes que j’ai pu commettre dans la vie et accueille-moi en ton saint paradis. Mais, je t’en prie, seigneur Dieu, prends pitié de ma femme, la reine Hélène, et de mon fils, un enfant innocent menacé par tous mes ennemis. Donne à la reine force et courage pour qu’elle puisse sauvegarder cet enfant qui descend du haut lignage que tu as établi au Royaume Aventureux, puisqu’il est dit dans les prophéties que c’est de ce lignage que sortira le lion vainqueur des Ténèbres, qui sera admis aux grands mystères du Graal. » Il battit sa coulpe et pleura sur ses fautes. Puis, dans un grand effort, il se redressa, s’agrippa aux sangles du cheval et réussit à remonter en selle. Il eut à peine la force de diriger sa monture, la faisant redescendre de la colline, et il arrivait juste près du lac de Diane, quand une nouvelle faiblesse le fit tomber à terre. Cette fois, le roi Ban de Bénoïc venait de mourir.

Pendant ce temps, la reine qui attendait le retour de son mari, s’était assise au pied d’un arbre. Elle avait pris son enfant dans ses bras, le serrant contre elle avec beaucoup de tendresse, et disant en le baisant plus de cent fois : « Beau doux fils tant aimé, si tu peux vivre assez pour atteindre l’âge de vingt ans, tu seras le nonpareil, le plus beau de tous les jeunes gens de ce monde. Que Dieu soit béni de m’avoir permis de donner le jour à une aussi belle créature ! »

À ce moment, elle entendit le bruit du cheval qui descendait de la colline, mais elle ne le voyait pas, car il se trouvait derrière un écran d’arbres. Puis il y eut un choc, et le cheval apparut à ses yeux, mais sans cavalier. Inquiète, la reine demanda à l’écuyer d’aller voir ce qui se passait. Le valet se hâta, et bientôt la reine entendit le grand cri qu’il poussa lorsqu’il trouva le roi gisant sur le sol. Effrayée, elle déposa son fils dans l’herbe, sous l’arbre, et se mit à courir vers l’endroit d’où venait le cri.

Elle aperçut tout de suite le valet à genoux, penché sur le corps inanimé du roi Ban. Elle sentit ses forces l’abandonner, ses genoux fléchirent et elle tomba elle-même à côté du corps de son époux. Puis elle se mit à gémir, regrettant les grandes prouesses et la loyauté de celui dont elle avait partagé la vie, appelant pour elle la mort, trop tardive à son gré. Elle se mit à tirer ses beaux et blonds cheveux, à tordre ses bras, à égratigner son tendre visage si cruellement que le sang vermeil lui coulait sur les joues, et elle poussa de tels cris que la colline et le val, tout alentour, en retentirent tant qu’à la fin la voix lui manqua. Mais comme elle se lamentait ainsi, elle se souvint tout à coup qu’elle avait imprudemment laissé son fils tout seul sous un arbre, près du lac. Mue par une soudaine énergie, elle se leva et se mit à courir, dans le plus grand affolement, vers le lieu où se trouvait l’enfant. L’angoisse l’étreignait si violemment que le pied lui manqua et qu’elle tomba rudement plus d’une fois, au point d’en rester étourdie. Et lorsqu’elle arriva près de l’arbre, elle poussa un cri terrible.

L’enfant n’y était plus. Elle vit alors, non loin de là près du rivage, une jeune femme toute de blanc vêtue, au visage grave mais avenant, aux cheveux très blonds, qui serrait l’enfant contre sa poitrine et qui marchait vers le lac. « Mon fils ! s’écria la reine, pourquoi emportes-tu mon fils ? » La femme en blanc ne répondit rien. Elle s’arrêta un instant, se retourna et regarda la reine Hélène avec un sourire énigmatique. « Rends-moi mon enfant ! » cria encore la reine. Alors la jeune femme en blanc se détourna et se remit en marche. Ses pieds ne semblaient même pas frôler le sol tant elle paraissait légère et irréelle. Parvenue sur la berge descendant vers les eaux tranquilles du lac, elle continua d’avancer : les eaux semblèrent s’écarter pour la laisser passer et se refermèrent ensuite derrière elle. La reine se mit à courir sur le rivage. « Mon enfant ! rends-moi mon enfant ! » hurla-t-elle. Mais la jeune femme en blanc ne parut pas l’entendre et s’enfonça lentement dans le lac. Elle eut bientôt de l’eau jusqu’aux genoux, mais cette eau ne paraissait même pas la mouiller. Puis, elle en eut jusqu’aux hanches et se retourna une nouvelle fois, regardant la reine avec ce même mystérieux sourire qui l’avait fait tant souffrir, comme si rien ne pouvait fléchir sa volonté d’emporter l’enfant avec elle. Mieux, elle le serra encore plus étroitement contre sa poitrine et le couvrit de baisers. La reine Hélène fit une dernière tentative :

« Pour l’amour du ciel, rends-moi mon enfant ! » supplia-t-elle. Mais sa voix se brisa : une étrange brume se levait brusquement sur le lac, enveloppant la jeune femme en blanc qui disparut dans un tourbillon de vapeurs où ciel et terre se confondirent. Incapable de supporter davantage la douleur qui broyait ses entrailles, la reine s’effondra sur le sol et s’évanouit.

Quand elle reprit connaissance, la brume s’était dissipée. La surface du lac était si calme, si paisible, seulement troublée par le reflet des arbres d’alentour, qu’il lui sembla que rien ne s’était passé. Hélas, la reine savait que son enfant n’était plus là, et qu’une fée des eaux – que pouvait-elle être d’autre ? – le lui avait ravi pour l’emporter dans un domaine mystérieux, là où les êtres humains n’ont pas accès. Alors, elle poussa un hurlement sauvage, voulut se précipiter à son tour dans les flots, et son écuyer eut toutes les peines du monde à la retenir sur le rivage(10).

C’est alors qu’on entendit un cliquetis d’armes et le martèlement des sabots de plusieurs chevaux. Des guerriers firent irruption au bord du lac. Les hommes de Claudas, après une course folle à travers la forêt, avaient rejoint les fugitifs. Ils mirent pied à terre et se penchèrent sur le corps inanimé du roi Ban. Furieux d’être privés du triomphe de le ramener vivant ou de l’avoir tué dans la bataille, les hommes de Claudas tournèrent leur rage contre le malheureux écuyer qui fut percé de nombreux coups d’épée avant de s’écrouler dans l’herbe verte. Ils se saisirent du cheval qui portait les bagages et les richesses du roi défunt et emmenèrent avec eux la reine Hélène malgré ses cris et ses lamentations. Mais au moment où ils allaient quitter la rive, la reine entendit une voix lointaine, presque étouffée, une voix qui lui disait doucement : « Femme, ne t’inquiète pas ! Ton fils est sauvé ! La Dame du Lac l’a emporté avec elle afin d’en faire le meilleur chevalier du monde. Il reviendra un jour et tu seras fière d’avoir donné la vie à une telle créature ! Ne crains rien, femme, tout cela est écrit sur le grand livre des destinées ! C’est Merlin qui te le dit(11)… ».