INTRODUCTION

Celui qui devait venir

 

À considérer l’ensemble des multiples épisodes qui constituent la grande épopée arthurienne, et dont le couronnement sera l’étrange Quête du Graal, on discerne aisément les éléments d’une subtile théogonie devenue, par une sorte de jeu littéraire, une fantastique cosmogonie où rien n’est laissé au hasard. Chaque personnage apparaît au moment opportun, chargé non seulement de sa propre histoire mais aussi de celle des autres, de cette collectivité d’abord informelle puis régie selon des normes précises. Le but avoué est de créer sur cette terre une société parallèle à celle qui est supposée exister dans un autre monde, le monde des « idées pures » si cher à Platon et aux néo-platoniciens, dont le plan est tracé par Dieu dans le chemin des étoiles et que les êtres humains doivent retrouver coûte que coûte s’ils veulent aller au bout de leur destin, s’ils veulent enfin accomplir ce qui a été prévu de toute éternité. Mais les êtres humains sont doués de liberté, et cette liberté, dont l’apprentissage n’est pas toujours réussi, peut les conduire en des impasses d’où il n’est pas toujours possible de revenir indemne. L’erreur est toujours pardonnable, mais elle laisse des blessures qui ne se guérissent jamais vraiment.

Tout cela pose le problème, terriblement actuel, du déterminisme (voire du fatalisme) qui marque la recherche scientifique dans son ensemble, et plus particulièrement du « conditionnement » de l’individu humain qui serait emprisonné dans un programme génétique savamment mis au point, on ne sait d’ailleurs par quelle entité supérieure, au cours d’un « big-bang » aussi mystérieux qu’une équation mathématique prétendant expliquer le monde et l’existence. Mais les auteurs du cycle arthurien, loin de tomber dans le piège de l’analyse, tentaient de réintégrer l’humain dans une dimension cosmique à l’aide de notions simples et concrètes, matérialisées par des aventures, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire des événements « sur le point d’arriver », ce qui laissait, nul ne peut en douter, une certaine incertitude sur un futur à la fois proche et lointain, néanmoins riche de potentialités en tout genre. Les romans arthuriens déroulent leurs arcanes majeurs sur une scène constamment bouleversée, alternativement soumise aux influences de l’ombre et de la lumière, où se débattent des acteurs qui semblent avoir oublié leur texte et qui improvisent, au fil des minutes, un jeu dramatique dont ils n’ont plus conscience des significations réelles. Pourtant, le plan divin, quel que soit le nom du dieu invoqué, est présent, dans le labyrinthe déroutant d’une forêt de Brocéliande parfaitement mythique, dont les sentiers, d’abord larges et somptueux, se perdent dans des fouillis de broussailles où dominent les ajoncs, ces arbustes qui égratignent au passage les imprudents désireux de continuer à errer à travers l’obscur, dans l’espoir fou de découvrir la clairière où se dressent les structures immanentes du château du Graal.

Il y a pourtant des guides dans cette forêt. Toutes ces errances, qui peuvent paraître invraisemblables à des esprits mûris dans la logique méditerranéenne binaire héritée d’Aristote, ont été préparées de longue date par des précurseurs qui, chacun dans son époque, ont dévoilé une partie du message originel, celui qui a été perdu – symboliquement – durant l’épisode de la tour de Babel. Puis est apparu Merlin devant le roi Vortigern, traître, dictateur mais tristement faible par rapport au divin, avec toute sa verve diabolique, lui, l’enfant d’un démon incube, connaissant ce qui a été, ce qui est et ce qui sera. Merlin a été le « diable », « celui qui se jette en travers », le « provocateur » nécessaire à toute progression de l’aventure humaine, le prophète inspiré qui prêche le faux pour que surgisse le vrai, le « magicien » qui dérange l’ordonnancement d’un monde pourrissant pour que ce monde puisse renaître de sa dissolution et parvenir sinon à sa perfection, du moins à une étape supérieure de son évolution. Merlin, le diable… C’est-à-dire celui qui détruit le « ce qui va de soi » pour introduire la notion d’accomplissement. Merlin, le « Fou du Bois », qui vient réconcilier les inconciliables, le Bien et le Mal, et restaurer l’état primitif d’harmonie entre la Nature et l’Homme, en faisant prendre conscience à celui-ci qu’il possède en lui l’Esprit, ce qu’on avait tendance à oublier dans les turbulences théologiques qui, marquées par le passage de l’art roman à l’art gothique, allaient conduire, au cours des XIIe et XIIIe siècles, aux stérilités de la Scolastique.

Mais Merlin n’est là que pour montrer le chemin, pour organiser un monde en pleine dérive, symbolisé par un royaume de Bretagne parfaitement mythique et inexistant sur le plan des réalités, déchiré entre toutes ses pulsions contradictoires. Il a remis en place le roi Vortigern, l’usurpateur, redonné le sceptre à la lignée légitime, celle d’Emrys et de son frère Uther Pendragon ; il a réintégré le royaume dans ses dimensions idéales, établi, pour Uther, ce mystérieux ordre de la Table Ronde à l’image de la confraternité chrétienne des premiers âges. Cela est absolument conforme à l’esprit celtique qui animait les héros des anciens temps : réaliser l’unité entre les tendances nouvelles (chrétiennes) et l’héritage du passé (le druidisme), et surtout, constatant l’incapacité d’Uther à aller plus loin, il a agi, de façon trouble et ambiguë, pour procurer à celui-ci un fils digne de sa haute mission tout en se réservant le droit d’en être le « parrain » effectif. Car, en réalité, Merlin est le père spirituel de ce fabuleux roi Arthur autour duquel va se constituer le nouveau royaume terrien, dans l’attente du royaume célestiel que seront seuls à connaître les découvreurs du Graal(1). Merlin est une sorte de démiurge chargé de donner au royaume ses structures, chargé de préparer les routes sinueuses qui mèneront au Graal, mais ce n’est pas à lui d’agir : se retirant du monde comme Iahweh au septième jour, il devient le deus otiosus qui, ayant confié ses pouvoirs aux humains, attend d’eux qu’ils poursuivent l’achèvement de sa création.

Merlin a donc disparu de la surface de la terre. Il a choisi le retrait dans l’amour de Viviane, la timide – mais perverse – jeune fille qu’il a initiée aux grands secrets du monde. Car, il faut le remarquer, c’est à deux femmes que Merlin a dispensé son enseignement occulte, et non pas à des disciples mâles. Déjà, dans la version primitive de la légende, c’était à sa sœur Gwendydd qu’il confiait son don de prophétie. C’est maintenant, dans la légende évoluée, et chargée d’éléments hétérogènes, à deux êtres féminins qu’il transmet son héritage de démiurge : à Viviane, jeune vierge devenue la somptueuse Dame du Lac, image maternelle de la Déesse des Commencements, et à Morgane, la demi-sœur du roi Arthur, image inversée de cette Déesse des Commencements, provocatrice et fauteuse de troubles, mais pourtant celle qui recueillera, en fin de parcours, tout l’héritage de cette immense spéculation sur le monde mise en place au temps où il était l’Enchanteur, le Druide, le Démiurge. Morgane et Viviane, la nuit et le jour, l’ombre et la lumière, ne sont en fait que les prolongements du personnage ambigu qu’était Merlin, le Fou et le Sage, le Noir et le Blanc, le Druide et le Prêtre, le Fils du Diable et d’une Sainte Femme. Aux autres de choisir l’écueil contre lequel va se fracasser leur navire…

Car Merlin s’est contenté de mettre en place les éléments d’une gigantesque machinerie dont le fonctionnement va être l’œuvre d’acteurs prévus – et prédits – par lui. C’est d’abord et bien évidemment Arthur, authentique fils spirituel de Merlin dont celui-ci a tracé le destin sans pouvoir toutefois franchir les limites du libre arbitre. Bien avant d’être reconnu comme roi, Arthur a commis une faute – sans le savoir, mais la faute est quand même réelle –, dont Merlin sait qu’elle provoquera la fin de l’aventure : l’ombre de Mordret, fils incestueux d’Arthur, rôde sans cesse sur le royaume comme une menace, l’image de ces géants de la mythologie germano-scandinave qui, on le sait d’avance, envahiront un jour le domaine des dieux pour le détruire en un gigantesque embrasement. La première idée d’Arthur a été de faire disparaître cet enfant maudit afin de sauver le royaume, et il a même enclenché un savant processus pour effacer cette faute. Alors, Merlin s’est dressé contre lui, lui faisant reconnaître qu’un meurtre, condamnable en lui-même, ne pourra jamais lever la malédiction. Fatalisme ? Peut-être, mais c’est surtout la prise de conscience de la responsabilité individuelle dans le collectif qui est ici mise en évidence : après l’acte d’un individu, rien ne sera plus comme avant dans toute l’humanité, car chaque être vivant appartient au cosmos dont il n’est qu’une parcelle liée indissolublement à toutes les autres parcelles. Et, tant bien que mal, Arthur, privé de la présence de Merlin, devra assumer son rôle avec toute la responsabilité qui pèse sur lui.

Il ne faut pas oublier que, sous les apparences d’un roi capétien ou plutôt Plantagenêt, Arthur, tel qu’il est décrit dans les textes du Moyen Âge, est en réalité un roi de type celtique : il n’est que le pivot autour duquel tourne une société d’hommes libres et égaux entre eux, du moins dans le principe, ce que symbolise parfaitement le compagnonnage de la Table Ronde. Dans un célèbre récit irlandais, l’Ivresse des Ulates, on voit, au cours d’une bataille, le roi Ailill, au milieu de ses guerriers, se faire proprement houspiller par eux sous prétexte qu’il les gêne dans leur action. Et le roi leur répond : « Je le sais bien, mais si je n’étais pas là, vous ne pourriez pas obtenir la victoire. » C’est dire l’importance de la présence du roi, mais aussi son inutilité pratique. Dans la plupart des récits, sauf lors de sa prise de pouvoir et de la bataille finale, le roi Arthur n’est que le coordinateur d’une série d’actions individuelles ou collectives qu’il suscite mais qu’il n’accomplit pas en personne. Sa présence est essentiellement morale, et dans un sens magique, car il est revêtu d’une aura sacrée, un peu comme dans le jeu d’échecs où le roi n’accomplit rien, mais où la partie est perdue lorsqu’il est mis échec et mat.

En fait, le rôle du roi celtique apparaît très complexe. D’une part, il n’est rien sans le druide, mais l’un et l’autre ne sont rien sans un troisième élément qui est la communauté, celle-ci étant le plus souvent représentée symboliquement sous l’aspect de la reine : car la reine incarne à merveille la souveraineté collective, en tant que mère, épouse ou amante. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant de constater, à travers de multiples épopées celtiques ou d’origine celtique, que le roi est obligatoirement « cocu » et que le propre de la reine est d’être infidèle. Dans un autre récit irlandais, la Razzia des bœufs de Cualngé, on vient dire au roi Ailill qu’on a surpris en flagrant délit son épouse, la reine Mebdh, en compagnie du héros Fergus. Et le roi de répondre, avec une certaine philosophie : « Il fallait qu’il en fût ainsi pour assurer le succès de l’expédition. » Cela n’empêche nullement Ailill d’éprouver une intense jalousie et, plus tard, le moment venu, de se venger en provoquant la mort de Fergus. Mais il est bien établi, dans la tradition irlandaise, que la reine Mebdh « prodigue l’amitié de ses cuisses » (c’est dans les textes !) à tout guerrier dont elle a besoin pour son armée. Or la belle Guenièvre est l’héritière directe de ces reines celtes des temps anciens.

Lorsque Arthur a voulu épouser Guenièvre, Merlin l’a averti que Guenièvre provoquerait à la fois le salut et la perte du royaume de Bretagne. Arthur se souviendra de l’avertissement, mais d’une façon ambiguë, encourageant Guenièvre à retenir Lancelot à la cour « par tous les moyens », fermant les yeux sur l’adultère de Guenièvre tant que celui-ci demeure discret, voire secret, mais se révoltant lorsque cet adultère devient public et éclabousse son honneur : mais à partir de là, rien ne va plus, et Guenièvre sera l’une des causes profondes de la perte du royaume. Tout se passe comme si, selon les règles de l’Amour courtois, ou mieux la « Fine Amor », la société reposait sur l’équilibre du trio mari-femme-amant.

L’étude approfondie des épisodes les plus archaïques, ou les plus « archaïsants » (la date, parfois récente, de la mise par écrit importe peu), fait apparaître une constante au sujet de cette reine Guenièvre qu’on a trop tendance à considérer comme une héroïne « romantique », pour un doublet de la troublante Yseult la Blonde (dont elle emprunte d’ailleurs de nombreux traits), alors qu’elle est l’image parfaite, adaptée à la société courtoise aristocratique des XIIe et XIIIe siècles, de cette étrange et terrible « Femme celte » des origines, amoureuse certes, mais surtout souveraine, indépendante, attirante et terrifiante, dont le symbole, maintenu au cours des siècles, se retrouve tout au long du Moyen Âge sous les traits de ces énigmatiques Sheela-na-Gig qui ornent les murs des églises romanes en Irlande et en Grande-Bretagne(2). Cela ne correspond guère à l’idée qu’on se fait, à travers la vision romantique des âges sombres, de la Femme langoureuse et « chlorotique » du style de la célèbre Dame aux Camélias. Et pourtant, comme la Marguerite Duval d’Alexandre Dumas fils, Guenièvre est à la fois vierge et prostituée, celle par qui le scandale arrive mais qui est la bienfaitrice d’une humanité qui cherche sa voie à travers les sentiers impénétrables des forêts mythologiques.

Il semble donc que, dans la tradition la plus ancienne, l’épouse du roi Arthur, qu’elle s’appelle Guenièvre (Gwenhwyfar, soit « blanc fantôme ») ou Winlogee, comme sur la cathédrale de Modène et certains textes monastiques en latin (Winlogee contient le radical win, « blanc »), soit avant tout une Dame blanche, apparaissant parfois près d’une rivière, dans l’ombre d’une grotte, comme c’est le cas dans de nombreuses traditions dites folkloriques de l’Europe occidentale, particulièrement dans les Pyrénées. Et elle est réellement l’Immaculée Conception, puisqu’elle est l’image de la Déesse des Commencements, née de la seule volonté du dieu créateur inconnu pour donner naissance au monde et à ses créatures, dans un contexte qui rappelle incontestablement la pensée gnostique des débuts du Christianisme, en particulier le concept de la Pistis Sophia, ordonnatrice de l’univers dont l’action est contrecarrée par l’usurpation du dieu mâle. Dans ces conditions, comment s’étonner que la Guenièvre primitive soit la « Grande Prostituée » ? Il est visible, dans les textes les plus anciens, ou les plus archaïsants, qu’elle « prodigue l’amitié de ses cuisses » à tous les compagnons d’Arthur. Et même dans les textes « édulcorés », ses relations avec Kaï, le frère de lait d’Arthur, avec Yder (ou Édern), celui qui étouffe un ours entre ses bras puissants, ou encore avec Gauvain, le neveu – et héritier présomptif – d’Arthur, puis, à la fin du cycle, avec Mordret (ou Medrawt), neveu et fils incestueux d’Arthur, ne sont rien de moins qu’ambiguës.

Mais cette attitude de Guenièvre est totalement contraire à la morale d’inspiration chrétienne qui imprègne les esprits aux XIIe et XIIIe siècles. S’il est vrai que la morale n’a rien à voir avec la métaphysique et la religion en elle-même, l’infidélité d’une reine, fût-elle mythique, demeure choquante et tombe sous le coup d’interdits. C’est pourquoi l’adultère d’Yseult la Blonde est justifié par le fait qu’elle-même et Tristan ont bu le philtre sans savoir que ce breuvage les condamnait à s’aimer en dehors de toutes les normes en vigueur. Comme le dit Béroul, l’un des scripteurs de la légende, « Dieu protège les amants », car ce n’est pas de leur faute. Tout cela relève d’une suave hypocrisie, bien entendu(3), mais les apparences sont sauves. Il était plus délicat de justifier la reine Guenièvre, car, dans le schéma primitif, il n’est pas question de philtre bu par mégarde. Alors, dans les versions dites cisterciennes, très intransigeantes sur la morale, on s’est efforcé de canaliser la « nymphomanie » de Guenièvre et d’en démontrer les conséquences catastrophiques. D’une part, on a gommé les multiples amants de Guenièvre, ou plutôt on les a tous réunis en un seul, Lancelot du Lac, un nouvel arrivé qui ne s’était jamais encore manifesté dans le monde arthurien primitif, et qui devient la cristallisation héroïque du mythe ; et, d’autre part, on s’efforce de démontrer que l’adultère de Lancelot et de la reine empêchera le héros d’atteindre le « saint » Graal et provoquera, en dernier ressort, la dislocation et l’anéantissement de cette société idéale qu’était le compagnonnage de la Table Ronde. Mais à travers les divers aménagements, les multiples compromissions et l’autocensure des auteurs (c’est l’époque où commencent à s’allumer les bûchers de l’Inquisition !), le schéma mythologique demeure intact, y compris et surtout dans les versions en apparence les plus christianisées, donc les moins suspectes de déviations.

Ainsi donc surgit brutalement, dans l’épopée arthurienne, celui qu’on attendait sans savoir quel aspect il revêtirait, autrement dit Lancelot du Lac. C’est Chrétien de Troyes, le premier, qui le fait entrer dans la légende, brutalement, comme s’il y avait été toujours contenu, au cours du récit du Chevalier de la Charrette. Mais il ne faudrait pas croire que Lancelot est un personnage littéraire né de l’imagination fertile du conteur et poète champenois. Au moment où Chrétien, pour obéir aux ordres de la comtesse Marie de Champagne, fille d’Aliénor d’Aquitaine, sa protectrice, décrivait les exploits héroïques et amoureux de Lancelot dans le ton des « cours d’amour » dont étaient friandes la comtesse et sa mère, la deux fois reine, un autre écrivain, allemand celui-là, Ulrich von Zatzikhoven, racontait, d’une manière très différente, les premières années de ce héros qui allait devenir bientôt le parangon de toute la chevalerie arthurienne. Et Ulrich, qui était « clerc » lui aussi, se référait sans cesse à un welche buoch, autrement dit à un ouvrage en langue française, dont nous ignorons tout, mais qui, en aucun cas, ne pouvait être celui de Chrétien. C’est la preuve que Chrétien et Ulrich récupéraient une « histoire » plus ancienne pour en tirer parti, chacun selon son tempérament, Chrétien pour démontrer la puissance de l’Amour courtois, Ulrich pour avertir ses lecteurs qu’il ne suffit pas d’être né de famille noble pour être un héros mais qu’il est nécessaire d’accomplir des exploits pour mériter son nom, donc sa personnalité. Et si l’on étudie attentivement le texte d’Ulrich, on s’aperçoit, d’après les noms propres et certaines tournures de phrases, que le texte français qui lui a servi de modèle était en réalité la transcription d’une légende orale d’origine incontestablement bretonne-armoricaine(4) mais complètement étrangère au cycle arthurien primitif.

Effectivement, toutes les versions ultérieures feront de Lancelot du Lac un étranger au royaume d’Arthur. On signalera avec complaisance qu’il parle avec un « accent gaulois » et on insistera sur le fait que ses domaines sont, non pas dans l’île de Bretagne mais sur le continent, en Bretagne armoricaine. On mettra aussi l’accent sur l’existence d’un « clan armoricain » qui n’est pas vraiment intégré au monde arthurien, qui reste marginalisé, qui manifeste toujours son indépendance, et dont il est le chef moral incontestable, soutenu par ses cousins Bohort et Lionel. Certes, Lancelot agira pour le bien de la communauté de la Table Ronde, mais à sa façon, sans jamais s’y intégrer totalement, gardant toujours une immense marge de manœuvre, prêt à tout moment à reprendre sa liberté : il ne se sent pas lié par un serment définitif, même si, après la bataille finale où disparaît Arthur, et à laquelle il ne participe pas(5), il revient venger le roi en bon justicier qu’il est. Et, dans la Quête du Graal, il occupe une position également marginale : il est le meilleur chevalier du monde, mais en raison de son péché avec la reine Guenièvre, il ne pourra jamais découvrir le Graal. Et pourtant, dans la version cistercienne, il donnera naissance – dans des conditions plutôt sulfureuses – à un fils, Galaad, qui sera vraiment le Roi du Graal. Étrange personnage que ce Lancelot du Lac, souvent incompréhensible, déroutant, auréolé à la fois de gloire et d’opprobre, fantôme errant à travers les hautes figures des compagnons d’Arthur…

Mais sa complexité est riche d’enseignements. Sur le modèle historique d’un personnage ayant vécu au VIIe siècle dans le pays de Vannes, se sont greffées diverses composantes mythologiques dont la plus importante est l’image d’un dieu celtique, celui que Jules César, dans ses Commentaires, appelle le « Mercure gaulois », et qui est le célèbre Lug à la Longue Lance des traditions irlandaises, fondateur mythique des villes de Lyon (Lugu-Dunum = forteresse de Lug), de Laon, de Loudun et de bien d’autres cités de l’ouest de l’Europe. Et ce Lug, d’après les récits irlandais, est possesseur d’une lance magique, la Lance d’Assal, rapportée des « Îles du nord du monde » par les anciens dieux Tuatha Dé Danann, lance flamboyante qui ne manquait jamais son but. On voit ainsi d’où provient cette appellation de « Lancelot », terme bien français qui prouve que Chrétien de Troyes – le premier à le nommer – connaissait l’origine mythologique du personnage. De plus, Lug n’est pas un des dieux Tuatha Dé Danann : lorsqu’il se présente un jour à l’assemblée des dieux, le portier ne le laisse entrer qu’après avoir constaté qu’il connaît tous les arts et toutes les techniques. Il sera alors admis au conseil des dieux, mais n’en sera jamais le chef, seulement l’incitateur, celui qui les conduira à la victoire sur leurs ennemis. Il est donc indispensable à la communauté des Tuatha Dé Danann, mais il n’en fait pas réellement partie, comme Lancelot au compagnonnage de la Table Ronde. Et ce Lug, le « Multiple Artisan », est l’image d’un dieu indo-européen qui échappe la classification tripartite habituelle : il est hors fonction, puisque à lui seul il englobe toutes les fonctions prêtées à la divinité.

C’est dire l’importance exceptionnelle de Lancelot dans les multiples aventures des compagnons de la Table Ronde. Il surgit dans le récit au moment où en disparaît Merlin. Le roi Arthur avait besoin d’un guide : c’était Merlin. Maintenant Arthur a besoin d’un agent d’exécution hors du commun : ce sera Lancelot du Lac. Mais la filiation spirituelle qui unit Lancelot à l’Enchanteur est bien réelle ; et c’est sous la responsabilité discrète de Merlin que Viviane, devenue la Dame du Lac, sera la mère adoptive du jeune Lancelot et, d’initiation en initiation, le conduira à sa plus grande perfection. Plus que jamais, l’ombre de Merlin rôde au-dessus de la Table Ronde. Le démiurge, organisateur du monde idéal qu’est la Table Ronde, est infiniment présent à travers les créatures qu’il a disposées sur l’échiquier afin que la partie soit menée à son terme. Et si ce terme est tragique, c’est que la faiblesse humaine n’a pas encore été submergée par l’accomplissement des âmes : le monde n’en est pas encore parvenu au point où, pour reprendre une expression d’André Breton dans le Manifeste du Surréalisme, « le communicable et l’incommunicable cessent d’être perçus contradictoirement ». Et qui peut mieux incarner l’humanité que ce Lancelot, ancien dieu devenu héros de légende, déchiré entre toutes ses contradictions, accablé par son désir de pureté, submergé par sa folle passion pour la reine Guenièvre, éternel pécheur privé de la joie suprême qu’est la contemplation du Graal, et pourtant le meilleur chevalier du monde ?

Car Lancelot, à travers toutes les aventures fantastiques ou merveilleuses qu’il traverse, demeure profondément humain. Du petit enfant sans nom qu’il était à l’homme adulte qui finit ses jours dans un monastère(6), il parcourt un itinéraire symbolique qui est celui de l’humanité à la recherche de son âme. L’émerveillement, le combat contre soi-même, la lutte contre les forces des ténèbres, l’apprentissage de la souffrance, l’accession au nom qu’il ne possède pas encore mais qu’il doit gagner à force de prouesses, le dépassement continuel, tout cela est au programme. Et, répétons-le, ce programme a été tracé par Merlin qui, dans sa tour d’air invisible, continue à gérer la marche du destin. Lancelot va surgir du monde clos, subaquatique et rassurant du palais de la Dame du Lac pour investir le royaume de son héroïsme ; et son parcours sera jalonné par deux figures féminines qui sont les deux disciples de Merlin, Viviane et Morgane, l’une maternelle, protectrice, l’autre sensuelle et provocatrice. C’est entre ces deux femmes féeriques que Lancelot se lancera dans une grande épopée qui a pour but le Graal, et pour conséquence le visage rayonnant de la reine Guenièvre.

Voici donc Lancelot du Lac lancé sur les chemins tortueux de Brocéliande. Il ignorera longtemps qu’il est le fils de Ban de Bénoïc, et qu’il est un roi. Mais un héros authentique n’a pas besoin de savoir qu’il est un roi pour agir royalement.

 

Poul Fetan, 1993.