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Le Pont de l’Épée

Très tôt, le lendemain, ils partirent tous les trois, et parvinrent peu après au Passage des Pierres. Une bretèche en barrait l’entrée, avec un guetteur aux aguets. Alors qu’ils s’en trouvaient encore assez éloignés, le guetteur cria à pleins poumons : « Un ennemi vient à nous ! » Répondant à l’appel, surgit aussitôt un chevalier en selle, tout flambant dans son armure neuve, tandis que, de chaque côté, paraissaient simultanément des sergents portant des haches affilées. Quand Lancelot fut plus près, le chevalier, qui le toisait, s’exclama : « Vassal ! tu as beaucoup d’audace et la cervelle bien légère pour te risquer en ce pays ! Qui fut promené en charrette aurait dû renoncer à venir par ici. De ce que tu as fait, tu n’en tireras nul avantage, bien au contraire ! »

Pour toute réponse, Lancelot abaissa sa lance, et de tout l’élan de leurs chevaux, les deux adversaires fondirent l’un sur l’autre. Celui qui gardait le passage eut sa lance brisée en deux morceaux de sorte qu’il ne lui restait rien au poing. Mais Lancelot n’en avait pas fini. Il lui glissa son coup droit par-dessus la panne du bouclier, l’ajusta en pleine gorge et l’envoya, ventre en l’air, sur les rochers du défilé, pieds d’un côté, tête de l’autre. Les sergents, hache en main, bondirent en avant, mais ils manquèrent exprès Lancelot et son cheval, n’ayant visiblement aucune envie de continuer la lutte. Lancelot, s’apercevant alors qu’ils étaient inoffensifs, négligea donc de tirer son épée et franchit le défilé sans plus tarder.

Tous trois poursuivirent leur route sans autre aventure pendant toute la matinée, mais il était plus de midi quand ils rencontrèrent un indiscret qui leur demanda qui ils étaient. « Nous sommes des chevaliers qui allons où le devoir nous appelle ! » L’homme dit alors à Lancelot : « Seigneur, j’aimerais bien dès maintenant vous héberger, toi et tes compagnons ! – Prendre à l’heure qu’il est un logis pour la nuit, tu n’y penses pas ! répondit Lancelot. Lâche est celui qui s’attarde en route et fait halte à son aise alors qu’il a entrepris quelque chose de grand ! – Seigneur, ne te fâche pas, reprit l’homme. Ma demeure n’est pas tout près d’ici, et il faut du temps pour l’atteindre. Mais elle se trouve sur le chemin que tu vas suivre, et tu seras bien aise ce soir de t’arrêter chez moi pour y prendre ton gîte, car il sera très tard. – Dans ce cas, dit Lancelot, nous logerons dans ta demeure. »

Lancelot et les deux fils du vavasseur chevauchèrent le reste du jour. À la tombée de la nuit, ils retrouvèrent l’homme qui les avait invités et qui les guida jusqu’à son manoir. La Dame leur fit fête, et ses fils ôtèrent les selles des chevaux tandis que ses filles s’empressaient auprès des voyageurs pour les désarmer et leur offrir des manteaux. Quant aux valets, ils coururent hâter les apprêts du souper, allumer les flambeaux et apporter les bassins pour qu’ils pussent s’y rafraîchir les mains.

Comme ils entamaient le premier mets, à leur surprise, survint dans la cour un chevalier plus orgueilleux qu’un taureau. Il se tenait armé de pied en cap, mais à sa façon, prenant appui sur son étrier d’une seule jambe, allongeant l’autre pour faire l’élégant, sur le cou de son cheval à la belle crinière. S’approchant de la table où se tenaient les convives, il s’écria alors d’une voix puissante : « Lequel d’entre vous est assez fou et orgueilleux pour s’aventurer dans ce pays et s’imaginer qu’il pourra franchir le Pont de l’Épée ? Qu’il sache qu’il a perdu son temps et que, maintenant, il va perdre la vie ! » Entendant ces paroles, Lancelot conserva tout son sang-froid. « C’est moi qui prétends vouloir franchir le pont », dit-il simplement. Et il continua à manger comme si de rien n’était.

« Toi ! hurla le chevalier. Comment as-tu osé engendrer telle folie ? Avant de te risquer dans une telle entreprise, il aurait mieux valu te demander comment elle pouvait se conclure pour toi ! Tu aurais dû te souvenir de la charrette où tu es monté. De cette ignominie, tu ne gardes aucune honte ? Tout homme doué de bon sens n’aurait jamais tenté une aussi grande épreuve après avoir subi semblable flétrissure ! » Lancelot ne répondant toujours rien, ses hôtes se mirent à se lamenter. Et l’arrogant, ivre d’orgueil, reprit de plus belle ses injures : « Chevalier, toi qui prétends franchir le Pont de l’Épée, écoute un peu : tu passeras l’eau, si tu veux, sans peine et sans histoires. Grâce à moi, tu feras une rapide traversée dans une barque. Mais, s’il me plaît, quand tu seras sur l’autre bord, je viendrai te réclamer le prix du passage, et ce sera ta tête, selon mon bon plaisir. – Je n’ai pas l’habitude d’aventurer ainsi ma tête, dit alors calmement Lancelot. – Dans ce cas, abandonne ton projet et rebrousse chemin ! lança le chevalier. – Je ne sais pas reculer, reprit Lancelot. – Eh bien, puisque tu ne veux pas suivre mon conseil, il te faudra venir dehors et me combattre corps à corps, afin que pour toi ou pour moi honte et deuil en résultent ! »

Avant même de se lever de table, Lancelot demanda aux valets qui le servaient de seller rapidement son cheval et de lui apporter ses armes. Ils se hâtèrent d’obéir, et bientôt Lancelot sortit du manoir et se rendit sur une grande lande où celui qui l’avait défié l’attendait. Dès qu’ils se virent, les deux adversaires fondirent l’un sur l’autre à bride abattue. Dans ce violent affrontement, ils échangèrent de si rudes coups que leurs lances se rompirent et volèrent en éclats. Alors, du tranchant de leurs épées, ils mirent en pièces leurs boucliers, leurs heaumes et leurs hauberts, s’infligeant l’un à l’autre de multiples blessures. Bientôt privés de leurs montures, ils se ruèrent l’un sur l’autre au sol, leurs épées farouchement dressées. Tout le monde était sorti du manoir pour assister au combat, et quand Lancelot s’aperçut que tous les spectateurs avaient les yeux fixés sur lui, il eut un sursaut de fureur : allait-il passer pour un lâche, n’ayant pas encore triomphé de son adversaire ? Redoublant d’efforts, il fondit sur lui comme un ouragan, le forçant à reculer, le pressant sans relâche, à tel point qu’il commença lui-même à perdre le souffle. Mais se souvenant soudain que son offenseur lui avait reproché d’être monté sur la charrette, une bouffée de rage décupla ses forces. Il le déborda en l’attaquant de biais et le bouscula de telle manière qu’il le décoiffa de son heaume. Se voyant perdu, le malheureux demanda merci. Lancelot lui dit : « Ainsi, tu veux que je t’épargne ? – Je t’en prie, fais-moi grâce de la vie ! – Soit, je t’épargnerai, répondit Lancelot, à condition que tu me jures de monter toi-même sur une charrette. Tous les discours que tu pourras me débiter pour t’en dispenser ne serviront à rien, puisque tu me l’as si vilement reproché ! – Jamais ! s’étrangla le vaincu. – Tu refuses ? Alors, sois certain que ta mort est proche ! – Seigneur, dit encore le vaincu, je suis prêt à t’obéir en tout point, sauf à monter sur la charrette. J’aime mieux mourir ! D’avance, j’accepte tout ce que tu voudras mais non cette infamie(43) ! »

C’est alors que surgit sur le champ du combat, à grande allure sur un palefroi noir, une jeune fille aux cheveux couleur d’ébène. Elle s’arrêta devant Lancelot, le salua et sauta à terre. « Noble chevalier, dit-elle, je suis venue à toi le plus vite possible parce que j’ai besoin de ton aide. Je te conjure, au nom de l’être qui t’est le plus cher au monde, de m’accorder le don que je vais te demander. Il te vaudra plus d’honneur et de profit que tu n’en as jamais eus pour un service rendu ! » Surpris de cette irruption soudaine, Lancelot accorda le don. De joie, la jeune fille se jeta à ses pieds. « Noble chevalier, dit-elle, tu m’as donné la tête de ce chevalier que tu as vaincu. » Lancelot, comprenant que la jeune fille venait d’implorer la vie sauve de son adversaire, confirma sa parole : « Jeune fille, dit-il, je ne saurais rien te refuser. Sur ta prière, je ne mettrai donc pas à mort ce chevalier, mais je dois avouer qu’il m’a pourtant gravement offensé. Sois sûre, néanmoins, que je ne le tuerai pas. – Tu ne m’as pas comprise ! s’écria la jeune fille. Tu m’as donné la tête de cet homme, et c’est réellement sa tête que je veux et que je réclame, puisque tu me l’as promise. Remets-moi sa tête dans les mains, car c’est l’homme le plus vil, le plus fourbe, le plus déloyal que je connaisse. »

Lancelot paraissant éberlué par ces paroles, le vaincu se jeta à ses pieds, implorant sa pitié. « Seigneur ! dit-il, ne la crois pas ! Elle me hait, moi qui pensais qu’elle m’aimait ! » Voyant Lancelot indécis, la jeune fille se jeta de nouveau à ses genoux, le pressant de tenir la promesse qu’il lui avait faite au nom de l’être qu’il aimait le plus au monde, tandis que l’autre implorait de nouveau miséricorde au nom de Dieu et de la pitié. Lancelot avait pour principe de ne jamais tuer un ennemi qui demandait grâce, mais comment refuser ce que la jeune fille avait demandé de façon si ambiguë et si habile ? Comment faire pour concilier les droits de l’un et de l’autre ? Alors, il s’adressa au vaincu : « Chevalier, dit-il, si je te rendais ton heaume et ton bouclier, recommencerais-tu à te battre contre moi ? Vainqueur, je ferais de toi ce que bon me semblera, vaincu je serais à ta merci. – Seigneur, répondit son adversaire, je dirais alors que tu es la fleur de tous les chevaliers. – Il est bien entendu, insista Lancelot, que si je te conquiers, tu ne pourras sauver ta tête. – Je n’en demande pas plus », acquiesça-t-il, les yeux pleins d’espoir.

Lancelot lui fit donc apporter un bouclier intact, lui redonna son heaume, et le combat reprit. Mais comme Lancelot avait encore plus d’ardeur et de hargne, il ne mit pas longtemps à lui arracher son heaume. L’autre lui cria encore merci, mais la jeune fille, de son côté, répéta qu’elle voulait sa tête, au nom de l’être qu’il aimait le plus au monde. « Sache, noble chevalier, que ce service sera largement récompensé, et que tu en retireras encore plus que de l’honneur : cet homme est le plus déloyal de tous les chrétiens qui vivent sur cette terre ! » Lancelot leva alors son épée et l’abattit sur le cou du vaincu, lui tranchant net la tête. Il la saisit par les cheveux et la tendit à la jeune fille. Celle-ci eut un rire sauvage. Elle se saisit de la tête, l’emporta avec elle et la jeta dans un vieux puits. Puis, après avoir remercié Lancelot, elle prit congé de lui en l’assurant qu’ils se reverraient bientôt pour son plus grand bien à lui, et, sautant sur son cheval, elle s’éloigna à vive allure.

Quant à Lancelot, il revint chez ses hôtes où chacun s’empressa de lui enlever ses armes et de soigner ses blessures. Ce soir-là, on le combla de tout ce qui était nécessaire à ses aises, et après le souper, on alla se coucher. Mais Lancelot dormit peu et fut tôt levé. Il s’arma rapidement, et en compagnie des deux fils du vavasseur et d’un certain nombre d’exilés qui voulaient le suivre, il se mit en route, bien décidé à pénétrer là où se trouvait retenue la reine Guenièvre.

Ils atteignirent alors le Pont de l’Épée et aucun d’eux ne fut assez hardi pour ne pas s’émouvoir. Ils avaient mis pied à terre et regardaient avec stupeur ce pont effrayant. On voyait fuir l’eau perfide aux flots noirs et grondants, comme ceux d’un torrent infernal, et on savait tout aussitôt que, tombé dans ce courant périlleux, nul ne pourrait résister. Quant au pont qui le franchissait, on voyait bien qu’il n’était pareil à aucun autre : c’était une grande épée bien polie qui brillait de blancheur, jetée en travers de l’eau froide. Elle mesurait bien deux lances de longueur. Il y avait sur chaque rive un grand billot de bois où elle était fichée. Certes, on ne pouvait craindre une chute causée par sa rupture ou son fléchissement, car elle semblait d’une solidité et d’une raideur à toute épreuve. Mais, ce qui ajoutait encore à la terreur, c’était d’apercevoir sur l’autre rive deux lions, ou bien deux léopards, enchaînés à un bloc de pierre. L’eau, le pont et les fauves, tout alentour glaçait d’effroi.

À cette vue, les deux fils du vavasseur, qui s’étaient pris d’affection autant que d’admiration pour Lancelot, le prirent à part et lui dirent : « Chevalier, fie-toi au conseil que te donnent tes yeux : il te faut l’accepter. Ce pont ! quel assemblage affreux, quelle horrible charpente ! Si tu ne retournes pas maintenant sur tes pas, tu t’en repentiras trop tard. Dans la vie, on doit souvent délibérer avant d’agir, c’est la sagesse que notre père nous a enseignée. Imaginons que tu parviennes à passer de l’autre côté, ce qui nous paraît chose impossible, autant qu’interdire au vent de souffler, comment te persuader que ces deux lions ne voudront pas s’abreuver de ton sang ? En peu de temps, ils t’auront mis en lambeaux. Aie pitié de toi et reste avec nous. Tu manquerais à tous tes devoirs si, de toi-même, tu te jetais dans un péril où la mort est certaine. – Je vous remercie, mes doux amis, de vous préoccuper ainsi de mon sort. Votre émoi indique des cœurs généreux. Je sais qu’en aucune façon vous ne souhaitez mon malheur. Mais je me fie à Dieu, en qui je crois, et non à ce que je vois. Je sais que Dieu me protégera parce que j’agis pour une juste cause. Ce pont et cette eau traîtresse ne me font pas plus peur que le sol sous mes pieds. Passer sur l’autre rive est un péril où je veux me risquer. De toute façon, il vaut mieux mourir que reculer. »

Les deux compagnons, à bout d’arguments mais saisis de compassion, laissèrent libre cours à leurs pleurs et à leurs soupirs, tandis que Lancelot se préparait à franchir le gouffre. Il ôta son armure de manière à conserver toute sa souplesse. Il ne pouvait ignorer bien sûr qu’il n’arriverait pas indemne et sans entailles au terme de l’épreuve ; mais il avait la certitude que, sur cette épée plus affilée qu’une faux de moissonneur, il pourrait se tenir fermement, les mains nues et les pieds libres. Peu lui importaient alors les plaies aux mains et aux pieds : mieux valait s’estropier que tomber du pont et prendre un bain forcé dans une eau de laquelle il ne pourrait jamais sortir. Alors, il se lança hardiment, et à force de ténacité et d’endurance, ne cessant de penser à celle qu’il aimait, s’aidant des mains, des pieds et des genoux, il rampa sur l’épée et parvint enfin au but tant désiré.

Alors, il se rappela les deux lions qu’il avait aperçus de l’autre rive et promena son regard autour de lui. Mais il n’y avait rien, pas même un lézard. Il se souvint aussi de l’anneau qu’il portait au doigt et qui lui avait été donné par la Dame du Lac. Il le mit devant ses yeux : nul doute, il avait été abusé par un enchantement que la puissance de l’anneau avait dissipé. Il n’y avait, autour de lui, pas âme qui vive. Alors, tandis qu’il étanchait le sang de ses blessures avec l’étoffe de sa chemise, il vit droit devant lui une tour massive, puissante, comme jamais il n’en avait vu. C’était là que résidait le roi Baudemagu(44).

Or Baudemagu était à l’une des fenêtres de la tour quand Lancelot avait traversé le Pont de l’Épée. La reine Guenièvre se trouvant non loin de lui, il la fit venir et lui montra le chevalier en train d’accomplir son exploit. « Dis-moi, reine, demanda-t-il, dans ton intérêt et au nom des services que je t’ai rendus, dis-moi, je te prie, le nom du chevalier qui a franchi le pont. Je sais que c’est pour toi qu’il l’a fait ! – Je ne te cacherai rien, roi Baudemagu, répondit-elle. Je ne peux l’affirmer vraiment, mais je crois bien que c’est Lancelot du Lac, le fils du roi Ban de Bénoïc. Et je te prie de le protéger, car ton fils Méléagant sera fort courroucé lorsqu’il s’apercevra qu’un chevalier a réussi l’épreuve lui permettant d’entrer impunément dans la cité de Gorre. »

Baudemagu descendit de la tour, monta à cheval accompagné de quelques-uns de ses familiers et fit mener avec lui un cheval, là où Lancelot étanchait le sang de ses plaies. Voyant le roi venir, Lancelot courut à sa rencontre, car il le connaissait bien et le respectait. Le roi mit pied à terre, l’embrassa et l’accueillit avec joie : « Chevalier, lui dit-il, tu as couru un grand risque pour le grand bonheur que tu attends. Que Dieu te l’accorde, pourvu que je n’en aie pas à souffrir. Je veux que tu n’aies rien à craindre de la part de mon fils Méléagant, et je m’engage à assurer ta sauvegarde tant que tu seras mon hôte dans la cité de Gorre. – Seigneur roi, je te remercie, répondit Lancelot. Ce n’est pas après toi que j’en veux, mais après ton fils. Qu’il se présente puisqu’il veut et doit se battre contre moi. Que cela soit sans retard. Je suis prêt, cet emprisonnement n’a que trop duré. – Ce serait folie ! répliqua Baudemagu. Tu ne peux pas combattre dans l’état où tu es. Attends que tes blessures soient guéries. Je veillerai sur toi, je te le promets. – Roi, je n’ai reçu nulle blessure qui nécessite du repos. Presse-toi d’arranger ce combat, car il me reste d’autres choses à accomplir. – Impossible en tout cas que ce soit ce soir, dit Baudemagu. Il te faudra attendre jusqu’à demain, puisque tu ne tolères pas plus long délai. »

Le roi le fit monter sur le cheval qu’il avait fait amener et le conduisit lui-même dans sa demeure. Là, il donna des ordres aux valets et aux écuyers, disant que Lancelot était son hôte et que sous aucun prétexte il ne tolérerait la moindre marque d’hostilité envers lui. Ayant ainsi parlé, il sortit et s’en alla voir Méléagant. « Cher fils, lui dit-il, te voici en présence d’une occasion dont je t’ai souvent parlé : tu te demandais pourquoi Lancelot du Lac ne venait pas libérer les captifs de ce pays. Tu affirmais qu’il ne les délivrerait pas tant que tu serais en vie. Eh bien, ce Lancelot a tant fait qu’il a franchi le pont qu’aucun chevalier n’a jamais pu traverser. En considérant donc cet acte de courage pour le moins remarquable, tu devrais renoncer à une partie de ce à quoi tu prétends. Tu sais bien que Lancelot vient délivrer la reine Guenièvre sur laquelle tu n’as aucun droit. Si tu la lui rends de bon cœur, tu en retireras plus de renom et d’estime que lui de son exploit, car il a surmonté de graves dangers pour parvenir jusqu’ici. On dira que tu as rendu par générosité ce que tu as conquis par la force, et tout l’honneur t’en reviendra. Mais si Lancelot la conquiert par prouesse, tu perdras tout cet honneur dont je te parle. Je te conseille donc de lui rendre la reine sans plus tarder, et il tiendra ce geste comme une marque de bonté et de réconciliation. De toute façon, tu sais bien qu’il préférerait l’obtenir par bataille que par un don, car il n’est pas de meilleur chevalier que lui. »

Méléagant avait écouté son père avec respect. Mais quand ce fut à lui de parler, il exhala toute sa colère : « Comment ? Je devrais rendre à Lancelot ce que j’ai conquis par ma vaillance ? Tu n’y penses pas, mon père ! En vérité, je n’ai jamais eu une envie aussi irrésistible de combattre un chevalier de sa réputation. S’il est preux, je crois l’être davantage. Je ne suis ni moins grand ni moins vigoureux que lui, et ceux qui m’ont vu à l’œuvre ne m’ont jamais pris pour un lâche. Plus il est brave et renommé, plus j’aurai d’honneur et de gloire à l’emporter sur lui. D’ailleurs, j’ai risqué ma vie pour obtenir la reine : pour quelle raison la lui rendrais-je ? On attribuerait ce geste à la lâcheté et non à la générosité ! Et puisqu’il est venu, ce Lancelot, si brave et si prisé, qu’attend-il pour se mesurer à moi ? – Il attend que je décide le jour et l’heure où aura lieu le combat, dit Baudemagu, mais je te prie une dernière fois, au nom de Dieu et en mon nom, de lui restituer la reine, car tu n’as aucun droit sur elle. – Je n’y renoncerai jamais ! répondit Méléagant. – C’est bon, reprit le roi. Sache donc que demain, tu auras à livrer bataille contre Lancelot ! » Et, sur ces mots, Baudemagu, fort contrarié, quitta son fils et revint dans la tour où il s’efforça de faire dignement honneur à Lancelot.

Ce fut devant la demeure du roi que l’on prépara la bataille. Le champ était vaste, et, quand ce fut l’heure, les deux adversaires, bien armés, s’y présentèrent. Baudemagu s’adressa une dernière fois à son fils, plaida de son mieux, mais ses avertissements restèrent vains : Méléagant s’obstina à jurer qu’il se battrait jusqu’à la victoire ou la mort. Le roi alors s’adressa aux deux combattants : « Je vous prie et vous ordonne de ne pas vous lancer l’un contre l’autre avant d’avoir entendu le signal que je donnerai moi-même à haute voix ! »

Il remonta alors dans la tour et fit prendre place à la reine Guenièvre devant l’une des fenêtres de la grande salle, pour qu’elle pût assister, selon ses vœux, au combat. Mais la reine, entourée de dames et de jeunes filles, ne lui posa aucune question sur Lancelot, ce qui l’étonna. Elle lui demanda seulement de faire porter le sénéchal Kaï au même étage, afin qu’il pût lui aussi suivre les péripéties de la lutte. Ainsi fut fait : on disposa un lit à la fenêtre, car Kaï, qui souffrait de nombreuses blessures, ne pouvait se tenir ni debout ni assis.

Baudemagu donna le signal. Aussitôt, les deux adversaires se précipitèrent l’un contre l’autre sur leurs coursiers. Le roi avait donné à Lancelot le meilleur qu’il possédait. Le champ clos était beau, bien plat. Les chevaliers s’étaient élancés de loin, leurs lances courtes, résistantes et au fer tranchant, sous leurs aisselles. Alors, les coups plurent comme grêle sur les boucliers qui commencèrent à se délabrer. Celui de Lancelot fut bientôt déchiqueté par un habile coup de Méléagant, mais le choc fut si violent que sa lance vola elle-même en éclats. Lancelot, lui, repartit de plus belle à l’attaque et sa lance toucha son adversaire en haut de la poitrine, atteignant l’os de l’épaule et pénétrant dans la chair. Désarçonné, Méléagant s’effondra sur le sol, le tronçon de lance fiché dans son corps. Lancelot descendit alors de cheval et courut sus à l’ennemi, l’épée dégainée, près de frapper de nouveau. Mais ayant réussi à se relever, Méléagant rebondit sur ses pieds, arracha le tronçon de son épaule et dégaina lui-même son arme.

Le duel se prolongea longtemps. Les deux combattants étaient couverts de sang et leur souffle devenait haletant. Accablé par la chaleur, Méléagant sentit bientôt ses forces l’abandonner et commença à perdre du terrain, dominé par Lancelot. C’est alors que la reine, incommodée par la chaleur torride, souleva le voile qui lui cachait le visage. Les yeux sans cesse tournés vers elle, Lancelot, subitement, le vit à découvert. Il en fut si ébloui que son épée manqua, un instant, lui échapper de la main. Ne pouvant détourner son regard de Guenièvre, il ne prêtait plus attention à Méléagant et perdait peu à peu son avantage, à la grande stupéfaction de tous les assistants. « Seigneur, dit Guenièvre à Baudemagu, est-ce donc Lancelot ? – Certes, répondit le roi, sans nul doute ! – Quelle pitié ! s’écria Kaï, il aurait sauvegardé son honneur s’il était mort comme on le croyait ! Mais je vois bien qu’il va être vaincu ! »

Lancelot reculait maintenant devant les assauts redoublés de Méléagant. N’y tenant plus, Kaï ne put s’empêcher de passer la tête par la fenêtre et de crier de toutes ses forces : « Ah ! Lancelot, qu’est donc devenu le courage qui était tien quand tu faisais le vide autour de toi, comme à Galore, devant les hommes de Galehot ? » Par chance, Lancelot perçut distinctement l’appel. Sur-le-champ, recouvrant ses esprits, il se lança sur Méléagant, le pressant si brutalement qu’en quelques instants il reprit l’avantage, menant son adversaire où il voulait. Cette fois, il semblait plus alerte que jamais, et la consternation des spectateurs se changea en liesse. « Par Dieu, s’exclama Kaï, mes blessures sont guéries, puisque je vois que Lancelot l’emporte ! »

Méléagant, il est vrai, accusait maintenant l’épuisement et tous ceux qui le voyaient sentaient bien qu’il était perdu. Le roi pensait de même. Il s’approcha donc de la reine et dit : « Dame, je t’ai honorée et je n’ai jamais agi contre ta volonté, ce qui devrait me valoir une faveur de ta part. – C’est chose naturelle, répondit-elle. Mais pourquoi dis-tu cela ? – Dame, ce n’est pas pour moi, mais pour mon fils qui est dans une situation désespérée, ce dont je me serais bien passé. Lui aussi, d’ailleurs, s’il n’était habité par l’orgueil. Je ne suis pas fâché de sa défaite, à condition qu’il n’y trouve ni la mort ni la mutilation. C’est pourquoi je te prie de daigner mettre fin au combat. – En toute sincérité, dit la reine, cette bataille m’a aussi chagrinée. Va vite les séparer avant qu’il ne soit trop tard. »

Pendant ce temps, Lancelot avait acculé Méléagant au bout du champ, et tous deux se trouvaient désormais sous les fenêtres de la tour. Aussi entendirent-ils parfaitement les paroles de Guenièvre. Aussitôt, Lancelot abaissa son arme et rengaina son épée. Mais Méléagant en profita pour le blesser par traîtrise en lui portant un mauvais coup. Lancelot n’en fit pas volte-face pour autant. Le roi descendit en courant et tira son fils en arrière. « Laisse-moi faire ! cria Méléagant. C’est ma bataille, et non la tienne ! – Non pas, dit le roi, elle me concerne autant que toi et je vois bien qu’il te tuerait si tu persistais à le combattre. – Mais j’ai l’avantage ! s’écria Méléagant au comble de la fureur. – Balivernes ! cingla Baudemagu. Nous voyons tous ce qu’il en est. Il te faut renoncer, mon fils, avant qu’il ne soit trop tard ! – Mon père, tu peux faire tout ce qu’il te plaira. J’irai donc chercher justice ailleurs ! » Puis, il s’adressa à Lancelot : « Si tu quittes le champ maintenant, tu devras te déclarer vaincu. – Je n’en ferai rien », répondit Lancelot. Alors, le roi prit à part son fils et lui proposa de surseoir à la bataille, sous réserve qu’à une date de son choix, il pourrait se rendre à la cour du roi Arthur et sommer Lancelot de vider leur querelle par un nouveau combat. La reine enfin jura sur les saintes reliques de revenir avec lui s’il parvenait à la conquérir lors de cette rencontre. « Qu’il en soit donc ainsi », accepta Méléagant, visiblement de mauvaise grâce, car il ne pouvait pas agir autrement.

Après avoir prononcé lui aussi le serment, Lancelot fut conduit dans la tour où les valets le désarmèrent et pansèrent ses blessures. Mais Kaï enrageait de la conclusion de l’accord, ayant mille fois préféré que Lancelot achevât la bataille. Ainsi aurait-il été vengé lui-même de l’affront que lui avait fait subir Méléagant. Quant à la reine Guenièvre, elle n’en était pas plus satisfaite, car elle voyait bien que rien n’était réglé et que, tôt ou tard, son sort serait encore lié à l’issue d’un combat. Aussi, se retira-t-elle dans sa chambre, après avoir erré tout le reste du jour dans les salles, silencieuse et mélancolique.

C’est alors que Lancelot, après s’être remis de ses fatigues, pria le roi Baudemagu de le conduire auprès de la reine. « Je n’entends pas m’opposer à ce vœu, répondit le roi, tant je le trouve tout naturel. Je te ferai aussi rencontrer le sénéchal Kaï. » Pour un peu, Lancelot se serait jeté aux pieds du roi, tant il était éperdu de joie, mais le roi l’emmena sans délai dans une chambre où il avait fait dire à Guenièvre de l’attendre. Quand elle aperçut Baudemagu qui venait en tenant Lancelot par la main, elle se dressa vivement devant le roi, montra un visage chagrin, baissa la tête et garda le silence. « Dame, dit le roi, voici Lancelot du Lac. Il m’a prié de le conduire jusqu’à toi. Je pense que cette visite te sera agréable. – À moi, seigneur roi ? répondit la reine. Je ne vois pas en quoi elle me ferait plaisir. Elle est sans intérêt ! »

Baudemagu crut avoir mal entendu. « Comment ! Dame, dit-il, d’où te vient cette étrange humeur ? Tu commets une grande injustice envers celui à qui tu dois tant ! Lancé à ta recherche, il s’est souvent vu en péril mortel. Ne t’a-t-il pas aussi libérée en combattant pour toi mon fils Méléagant, lequel ne t’a rendue que bien à contrecœur ? – Eh bien, seigneur roi, il a perdu son temps, car de tout ce qu’il a fait, je ne lui sais aucun gré ! »

En entendant ces paroles, Lancelot se sentit foudroyé, comme si le ciel venait de lui tomber sur la tête. Cependant, il se risqua à demander d’un ton doux et humble : « Dame, en quoi t’ai-je fait tort ? » Mais Guenièvre ne daigna pas répondre et sans même jeter un regard sur Lancelot, elle tourna les talons, et sortit sans se retourner. « Par ma foi ! s’écria Baudemagu, j’avoue que je suis stupéfait de cet accueil ! D’où vient que la reine répugne à t’accorder un regard et ne consente à te parler ? Voilà qui est étrange, après tout ce que tu as fait pour elle. Dis-moi donc quel motif est la cause de cette attitude déplaisante. – Seigneur roi, dit piteusement Lancelot, j’en suis aussi surpris que toi, et, ce qui est certain, c’est que je ne m’attendais pas à une telle froideur. Sache bien que cela me bouleverse grandement. – En vérité, ajouta le roi, je pense qu’elle a tort, car tu as affronté pour elle des périls mortels. Son attitude n’est pas convenable. Mais qui peut donc savoir ce qui se passe dans le cœur des femmes ? Allons, ami, veux-tu parler au sénéchal ? – Avec joie », répondit Lancelot.

Quand Lancelot fut devant Kaï, celui-ci lui lança : « Tu m’as couvert de honte et de désespoir ! – Et comment cela ? s’exclama Lancelot commençant à se demander s’il ne rêvait pas. Pourquoi dis-tu cela ? Comment aurais-je pu te causer de la honte ? – Tu as achevé l’exploit que je n’ai pas accompli, tu as triomphé quand j’ai connu l’échec », répondit Kaï d’un air sombre. Entendant ces mots, le roi se retira discrètement et les laissa seuls. « Ne t’ai-je pas vengé ? demanda Lancelot. – Oui, certes, mais pas complètement, car tout doit être remis en cause. – On en reparlera, dit Lancelot. Mais sais-tu au moins pourquoi la reine m’a montré si mauvaise figure et a refusé de me parler ? – Par ma foi, répondit Kaï, je l’ignore. Tout ce que je peux affirmer, c’est que j’endure des douleurs plus vives que jamais et que je serais mort depuis longtemps sans l’amitié du roi qui sort d’ici. Grâce à lui, je n’ai manqué d’aucun soin propre à ma guérison. Mais pour chacun de ses bienfaits, Méléagant, son fils perfide et cruel, mandait traîtreusement des médecins et leur ordonnait d’étendre sur mes plaies certains onguents qui causeraient ma mort. Ainsi, lorsque le roi, avec un louable zèle de compassion, faisait préparer un bon emplâtre, son scélérat de fils, dans le dessein de me tuer, s’empressait d’ordonner qu’on l’enlevât ! Ah ! s’écria Kaï, au comble de l’excitation, que n’en as-tu fini avec ce démon ? – Patience, le calma Lancelot, je te garantis qu’il paiera largement pour tout ce qu’il a fait. Et Guenièvre, comment a-t-elle été traitée ? – Elle a failli connaître le pire, reprit le sénéchal. Méléagant a voulu coucher avec elle dès la première nuit. Elle s’en est défendu, disant qu’elle n’y consentirait que s’il l’épousait d’abord. Et comme Méléagant se disait prêt à l’épouser sur-le-champ, elle lui a rétorqué qu’elle ne lui appartiendrait que lorsqu’il l’aurait épousée par-devant son père. C’est ainsi qu’elle a gagné du temps, et quand Baudemagu est venu à notre rencontre, ma Dame, sautant de son palefroi à terre, s’est jetée en larmes à ses pieds, poussant des cris comme si elle allait se donner la mort. Baudemagu l’a relevée avec douceur, lui affirmant qu’elle ne risquait rien et qu’elle était sous bonne garde par ses soins. Elle s’est plainte alors que Méléagant voulait la déshonorer, à l’indignation du roi qui s’est tourné vers son fils, en lui faisant les plus vifs reproches. Méléagant cependant n’en a pas démordu, affirmant, envers et contre tous, qu’elle serait sa femme. J’étais encore très affecté par mes blessures, mais je ne pus me retenir d’intervenir, déclarant que c’était un bien étrange échange que celui du plus parfait chevalier contre un goujat. C’est pour cela que Méléagant a eu tant de rancœur contre moi et a voulu envenimer mes plaies. Se rendant compte de la situation, le roi, ne supportant pas que son fils disposât librement de la reine, a donc fait en sorte de l’héberger dans cette tour, dans une chambre voûtée, et de coucher lui-même juste au-dessus afin de veiller à la sécurité de Guenièvre. » Kaï et Lancelot parlèrent encore longuement, puis Lancelot le quitta pour aller se coucher, et malgré le chagrin qui le tenaillait, il s’endormit, recru de fatigue et d’émotion.

Le lendemain, le bruit se répandit partout dans le royaume de Gorre que la reine Guenièvre avait été libérée et que tous les captifs avaient permission de rentrer chez eux dès que bon leur semblerait. Ils furent nombreux à se réjouir et à acclamer le nom de Lancelot qui les avait libérés de l’oppression dans laquelle ils étaient plongés. Aussitôt, de nombreux exilés s’en allèrent, encombrant les routes et les chemins et se bousculant aux gués. Mais certains voulurent demeurer, car ils savaient que Gauvain, le neveu du roi Arthur, avait entrepris lui aussi une expédition par le Pont sous l’Eau, afin de pénétrer dans la cité de Gorre. Et ils ne voulaient pas partir avant d’avoir des nouvelles du preux chevalier. Ce fut le cas de la reine Guenièvre, qui décida de rester dans la tour du roi Baudemagu tant qu’on n’aurait pas retrouvé le neveu d’Arthur, et aussi tant que ne seraient pas guéries les blessures du sénéchal Kaï. Quant à Lancelot, il erra toute la journée, cherchant, par tous les moyens, à rencontrer la reine.

Vers la fin de l’après-midi, juste avant le souper, le roi Baudemagu, qui l’avait aperçu l’âme en peine, le fit appeler. « Chevalier, dit-il en souriant, je pense que tes soucis vont bientôt s’envoler. Les jours se suivent, mais ils ne se ressemblent pas toujours. Viens avec moi. » Et il le conduisit vers la grande salle de la tour, où se trouvait la reine, assise dans un grand fauteuil et conversant avec ses suivantes. Et Baudemagu se retira, laissant Lancelot au milieu de la salle, tremblant de peur d’être rabroué comme la veille. Mais au lieu de baisser la tête, Guenièvre lui sourit et lui dit d’approcher. Il s’agenouilla devant elle, tandis qu’elle congédiait ses suivantes. Lancelot lui dit alors : « Que t’ai-je fait, ma reine, pour mériter l’affront que tu m’as infligé hier alors que je venais de combattre durement pour ta seule gloire et pour mon unique amour ? Il s’en est fallu de bien peu que la mort ne me saisît en découvrant ton dédain et ton indifférence. Mais si je t’ai fait le moindre tort, je suis prêt à le réparer sur-le-champ. Commande, ma reine, et je t’obéirai loyalement en fidèle chevalier que je suis, tout entier à ton service ! »

La reine se mit à rire, mais elle se leva et alla vers Lancelot qu’elle prit par la main et qu’elle mena s’asseoir à côté d’elle. « Lancelot, dit-elle, il me semble que tu as oublié quelque chose : la charrette. Sais-tu que tu as hésité avant d’y monter ? La charrette te faisait trop peur et trop honte, sans doute, mais tu devrais savoir qu’un véritable amant n’hésite pas à tout entreprendre pour rejoindre celle qu’il aime ! » Lancelot sentit le rouge lui monter au front. « Dieu me préserve une autre fois d’un tel méfait ! s’exclama-t-il. Ne peux-tu pas me pardonner cette faute ? Au nom du Ciel, dis-le-moi, car je risque d’en souffrir mortellement. – Ami, dit Guenièvre, ton péché t’est remis entièrement, et je te pardonne de tout mon cœur, car je sais que c’est ton honneur qui t’a fait hésiter, et non ton amour. – Grâces te soient rendues, douce Guenièvre. Je ne sais comment te manifester ma reconnaissance ! Ah, si nous pouvions nous voir dans un endroit plus discret ! »

La reine, du coin de l’œil, et non du doigt, lui montra une fenêtre. « Viens ce soir, murmura-t-elle, jusqu’à cette fenêtre à l’heure où tout le monde dormira en ces lieux. Tu passeras par le verger. Tu ne pourras pas toi-même entrer comme un hôte accueilli pour la nuit, car je serai dedans et toi dehors. Mais nous pourrons parler et nous tendre la main à loisir, et je resterai à la fenêtre jusqu’à la jeunesse du jour, si tel est ton plaisir. Mais il ne faut pas songer à nous rejoindre, car, dans la chambre à côté, est couché Kaï, qui ne cesse de languir et de gémir à cause de ses blessures. De plus, tu ne pourras pas entrer par la porte, car elle est soigneusement fermée et non moins bien surveillée. Quant à la fenêtre, elle est munie d’épais barreaux. Va, mon ami, à ce soir, et prends garde que nul espion n’aille ensuite rapporter des propos médisants sur mon compte et le tien. »

Lancelot ce soir-là n’eut de cesse que la nuit tombât. Devant tout le monde, il se donna un air de lassitude. Il avait trop veillé et avait besoin de repos. Il rentra donc en son logis, et dès que l’on ne fit plus attention à lui, il sortit par une porte dérobée. Constamment aux aguets, il s’avança, se gardant de donner l’alerte, étant évident pour tous qu’il dormait à poings fermés dans son lit. Sans compagnon pour l’escorter, il se hâta d’aller du côté du verger et ne fit aucune rencontre. Se glissant par une brèche du mur, il arriva bientôt près de la fenêtre, s’y tenant immobile et muet, se gardant bien d’éternuer ou de tousser. Alors la reine apparut dans la blancheur de sa chemise, portant sur les épaules un manteau d’écarlate. Elle appuya son front contre les barreaux qui protégeaient la fenêtre, et Lancelot, passant sa main au travers, saisit sa main.

Hélas, ce n’était guère satisfaisant ni pour l’un ni pour l’autre. « Maudits barreaux ! » pensait Lancelot. Et il dit à la reine qu’il se faisait fort, si elle y consentait, de les écarter pour la rejoindre. « Tu ne pourras pas, dit-elle, ils sont bien trop épais, et tu auras beau les serrer et les tirer vers toi, tu ne pourras les écarter ! » Lancelot répondit : « Ne t’inquiète pas ! Je ne crois pas que ce fer me résistera car rien au monde ne peut m’empêcher d’aller à toi. Si tu y consens, bien sûr, j’ouvrirai ce chemin. – Je le veux, répondit Guenièvre, mais attends que je sois recouchée, et surtout ne fais aucun bruit, car le sénéchal dort à côté. – Ne reste donc pas là davantage. Je crois que ces barreaux vont céder sans que je rompe aucun sommeil ! »

La reine s’en alla et il se mit en devoir de vaincre la fenêtre. S’attaquant aux barreaux, il les tira si bien qu’il parvint à les desceller en les ployant. Mais le fer était si coupant qu’il s’ouvrit le petit doigt et entama la chair d’un autre, sans s’apercevoir qu’il perdait du sang, goutte à goutte, ne souffrant de rien, bien trop troublé par son émoi et son désir. La fenêtre était à quelque hauteur, mais Lancelot la franchit aisément d’un seul bond. Doucement, il s’avança jusqu’au lit de la reine qui lui tendait les bras. Ce fut pour lui le plus beau des accueils et, toute la nuit, les amants se livrèrent au jeu fou de l’amour dans un bonheur qui n’eut jamais d’égal.

À l’approche du jour, il fallut cependant penser à se séparer. Lancelot, à regret, quitta le lit de la reine et s’en revint à la fenêtre, ne s’apercevant pas qu’il avait laissé des traces de sang sur les draps. Une fois dehors, il redressa les barreaux de fer et les remit en place, manœuvrant si habilement que personne ne pouvait soupçonner qu’ils avaient été malmenés pendant la nuit. Alors, se tournant vers la chambre avant de s’éloigner, il fléchit les genoux comme s’il se trouvait devant un autel, puis se fondit dans la nuit, heureux et malheureux à la fois. Ce n’est que dans son lit qu’il remarqua que ses doigts étaient blessés, mais cela ne le troubla guère, trouvant naturel de s’être écorché en tordant les barreaux. Il ne songea même pas à s’en plaindre, car, pour l’amour de Guenièvre, n’aurait-il pas sacrifié ses deux bras ?

Quant à la reine, sur le matin, elle s’abandonna au sommeil le plus doux dans la chambre aux belles tentures. Le soleil était déjà haut dans le ciel quand Méléagant, comme à l’accoutumée, vint lui rendre visite. Elle dormait encore profondément, mais la première chose qu’il vit fut le sang qui tachait les draps. Aussi s’en alla-t-il vers le lit de Kaï dont les plaies s’étaient ouvertes et avaient abondamment saigné pendant la nuit. La fureur saisit le fils du roi Baudemagu. Il revint vers Guenièvre et la réveilla brutalement : « Dame ! s’écria-t-il, voilà qui est grande vilenie ! » La reine ouvrit les yeux et, ne comprenant pas cet accès de colère, en demanda la raison. Alors il lui montra le sang sur les draps. « Certes, reprit-il, mon père a bien veillé sur toi, il t’a bien protégée de moi, mais très mal du sénéchal ! C’est une infamie peu ordinaire de la part d’une dame de ta réputation que de déshonorer ainsi l’homme le plus accompli au profit du plus lâche, et c’est une grande humiliation pour moi que de me le voir préférer ! Je vaux mieux que lui puisque je t’ai conquise en combat loyal, les armes à la main. À dire vrai, si tu avais choisi Lancelot, j’aurais pu le comprendre, car il vaut davantage que le sénéchal, et je dois reconnaître qu’il a enduré bien des souffrances à cause de toi. Son dévouement a été mal placé : servir femme ou diable n’est payé que d’une ignoble récompense !

— Seigneur, répondit calmement la reine, tu peux dire tout ce que tu voudras, mais Dieu sait que Kaï n’a jamais souillé ce lit de son sang. Il m’arrive seulement assez souvent de saigner du nez ! – Que Dieu me garde ! répliqua Méléagant. Quel beau prétexte ! Tu es confondue et tu n’échapperas pas au déshonneur ! »

Guenièvre, paraissant parfaitement à l’aise, décupla sa colère. Quant à Kaï, qui ne comprenait rien à la situation, il était si indigné qu’il pensa devenir enragé, se disant prêt à défendre sa bonne foi par serment ou par bataille. Méléagant alors envoya chercher son père qui arriva au moment où la reine se levait, et constata que le lit de la reine et celui de Kaï étaient également tachés de sang. « Dame, dit-il d’un ton amer, voilà qui va fort mal, si mon fils dit vrai ! – Roi, s’écria Guenièvre, c’est une histoire folle ! Le sénéchal Kaï est assez courtois et loyal pour mériter qu’on s’en rapporte à lui. Mais ton fils m’accuse d’être une femme perdue qui se vend et se livre à celui qui veut son corps. Vraiment, Kaï n’est pas un homme à réclamer de moi une telle folie, et moi-même, je ne suis pas femme à me laisser faire de cette manière(45), sois-en persuadé ! »

Méléagant se tourna vers son père : « Les choses sont claires, dit-il, maintenant, c’est à toi de faire justice, car le sénéchal a trahi ta confiance et la reine est sa complice. – Roi, intervint Kaï, je suis prêt à me disculper quand on le voudra ! – Par Dieu tout-puissant ! s’écria Méléagant, les diables de l’Enfer, les démons en personne t’ont joué un vilain tour, il me semble ! Trop d’ardeur t’a saisi cette nuit ! Tu as peiné à faire la besogne et tes plaies en ont crevé ! La preuve est sous nos yeux, et elle n’est pas sans éclat. Maintenant, il te faudra payer le prix de ta faute ! – Je suis prêt à prouver mon innocence les armes à la main, dit Kaï. – Tu es dispensé de combat dans l’état où tu te trouves », fit le roi. Kaï se redressa fièrement : « Seigneur, avec ta permission et malgré ma faiblesse, je saurai défendre mon droit devant quiconque ! »

Cependant, la reine avait envoyé une servante chercher Lancelot. Il arriva sur ces entrefaites et quoiqu’il sût parfaitement ce dont il retournait, il se fit expliquer la situation par la reine : « Lancelot, dit-elle, Méléagant vient de m’accuser d’ignominie. À l’en croire, j’aurais accueilli cette nuit Kaï dans mon lit, sous prétexte qu’il a vu mes draps et les siens tachés de sang. Le sénéchal, a-t-il dit, sera convaincu de sa félonie s’il ne peut, contre lui, se disculper par les armes, ou si quelqu’un, prompt à le secourir, n’accepte d’affronter la bataille à sa place. – Ces discours sont inutiles, répondit Lancelot. Je suis prêt à soutenir la cause de Kaï, à condition que les serments soient d’abord échangés. – Qu’à cela ne tienne ! » dit Méléagant. Et il fit apporter les reliques. Méléagant étendit la main et jura : « J’en atteste Dieu et tous les saints, cette nuit, le sénéchal Kaï est venu tenir compagnie à la reine dans son lit et a obtenu d’elle ses faveurs ! » Ce fut au tour de Lancelot : « Moi, dit-il, je récuse en toi un parjure et je réfute cette accusation. J’en atteste Dieu et tous les saints, Kaï n’a pas commis de faute avec la reine ! »

Baudemagu, une nouvelle fois, se trouvait bien ennuyé par l’affaire. Pourtant, il ne put qu’ordonner le combat entre son fils et Lancelot. Puis, en compagnie de Guenièvre, il alla se placer à l’une des fenêtres de la tour. Les combattants, bien armés et montés sur de bons chevaux, se précipitèrent l’un sur l’autre avec furie, les yeux étincelants, remplis de haine. Les plaies de Méléagant se rouvrirent aussitôt, et Lancelot, mettant la main à l’épée, jeta son bouclier sur sa tête et courut sus à celui qu’il haïssait mortellement. Celui-ci se défendit avec énergie et bravoure, bien qu’il fût fourbe et impitoyable. Mais sa défense n’eut guère de résultat et Lancelot le malmena plus encore que la première fois.

Baudemagu comprit vite que la bataille tournait au déshonneur de son fils. La pitié et l’amour paternel le poussèrent à demander l’indulgence de la reine. « Dame, dit-il, au nom de Dieu et des services que je t’ai rendus, je te supplie de mettre un terme à ce duel. – Va les séparer toi-même ! » répondit Guenièvre. Ce qui fut fait, malgré la mauvaise grâce de Méléagant. « Je tuerai Lancelot de mes propres mains avant qu’il quitte le pays ! » hurla-t-il à son père, qui le rabroua impitoyablement : « Dans ce cas, s’écria-t-il, tu ne posséderas pas un pouce de mon royaume, car un traître et un assassin ne sera pas mon héritier après ma mort ! » Furieux et déconfit, Méléagant quitta la ville en compagnie de quelques-uns de ses fidèles(46).