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Les Sortilèges de la Douloureuse Garde

Il chercha longtemps sans rencontrer âme qui vive à travers landes, forêts et vallons. Mais, vers le soir, le ciel s’obscurcit, le vent se leva, des tourbillons de poussière virevoltèrent autour de lui, des éclairs percèrent l’écran des nuages, si violents qu’on se serait cru au jour du Jugement. Enfin, la pluie se mit à tomber tandis que la foudre fracassait les arbres autour de lui. Lancelot tenta de se mettre à l’abri, mais il n’y avait rien qui pût le protéger contre les éléments déchaînés. Il tourna son bouclier contre l’orage et s’abrita ainsi du mieux qu’il put jusqu’au moment où le ciel s’apaisa. La nuit était maintenant tombée et, pour mieux se repérer, Lancelot gravit un tertre afin d’examiner l’horizon. Il aperçut un grand feu qui brûlait au loin, à au moins une lieue et demie de distance. Il décida d’aller dans sa direction, mais ce ne fut pas sans mal. Il dut en effet traverser d’épais fourrés de ronces et d’épines avant de parvenir à une clairière, à l’entrée d’un grand village. Là, flambait le bûcher qu’il avait aperçu du tertre.

Il fut accueilli dans la maison d’un riche bourgeois qui possédait tout ce qu’il fallait pour héberger un chevalier errant. L’hôte appela sa fille et lui recommanda de prendre soin de ce Blanc Chevalier fatigué, encore tout ruisselant de la tempête qu’il avait essuyée. La jeune fille le mena dans une chambre où, avec l’aide de sa mère, elle le désarma, le lava soigneusement, l’essuya doucement avec une serviette blanche richement ouvragée et le revêtit d’une robe de grand prix. Après quoi, la jeune fille le prit par la main et l’emmena dans la salle. Une femme magnifiquement parée s’y trouvait assise, et, à la lueur des chandelles dont la salle était illuminée, Lancelot reconnut Saraïde, la fidèle suivante de la Dame du Lac.

« Ah ! douce amie, s’exclama-t-il joyeusement, sois la bienvenue ! Comment va ma Dame, celle qui m’a si tendrement nourri et éduqué ? – Ma Dame va très bien, Fils de Roi, répondit Saraïde. C’est elle qui m’envoie vers toi. » Et, le prenant à part, elle lui dit : « Fils de Roi, c’est demain que tu pourras faire connaître à tous que tu es Lancelot du Lac, fils du roi Ban de Bénoïc. Je vais t’expliquer ce qu’il faudra qu’auparavant tu accomplisses. Au-dessus de ce village, s’élève une fière et orgueilleuse forteresse qu’on appelle la Douloureuse Garde. D’où provient ce nom ? D’une étrange coutume : aucun chevalier errant ne s’y est jamais présenté qui n’y ait été tué ou retenu prisonnier sans espoir d’en sortir. Et le feu que tu as vu ce soir, à l’entrée du village, doit être allumé toutes les nuits pour attirer les chevaliers qui passent aux alentours. Les gens du pays, en effet, espèrent tous que viendra enfin celui qui les délivrera du sortilège qui pèse sur la contrée. Sache que la forteresse a deux murailles, chacune percée d’une porte que défendent dix guerriers. Pour réussir, il te faudra les vaincre tous ensemble, et non un par un, car dès que l’un d’eux est en mauvaise posture, il appelle les autres à la rescousse. L’épreuve risque d’être longue et pénible, Beau Trouvé, mais je sais que tu réussiras. D’ailleurs, pour te protéger, j’ai apporté trois boucliers. » Ce disant, elle les lui montra, posés contre la muraille, tous trois peints de couleur argentée, l’un avec une bande vermeille, le deuxième avec deux bandes, le troisième en possédant trois.

Et Saraïde reprit : « Le premier de ces boucliers ajoute la force d’un homme à celle de l’homme qui le porte. Le second lui apporte la force de deux hommes, et le troisième la force de trois. Certes, tu en auras besoin demain quand viendra le moment. Et souviens-toi de ne pas révéler ton nom avant d’avoir accompli ce que tu dois accomplir, au nom de Dieu et de ma Dame. » Ainsi parla Saraïde. Puis, tout le monde s’assit pour se restaurer, et l’on servit nourritures et breuvages les plus délicats. Enfin, tandis que le Blanc Chevalier dormait dans le beau lit qu’on lui avait préparé, tous les gens du village prièrent pour son succès, tant ils souhaitaient voir rompre les enchantements et les mauvaises coutumes de la Douloureuse Garde.

Le lendemain, comme le soleil se levait, Lancelot se fit armer et, monté sur un grand et fort destrier, il gravit la colline vers la porte de la forteresse. Un cor sonna et un homme parut sur le haut de la muraille. « Que veux-tu, étranger qui trouble notre tranquillité ? – Je veux qu’on ouvre la porte ! répondit Lancelot. – Ah ! seigneur ! s’écria l’homme. Je voudrais bien que tu fusses assez preux pour mener à bien cette aventure, car notre douleur n’a que trop duré ! Mais il convient que nous gardions notre loyauté et que nous tenions notre serment : puisque tu en manifestes le désir, nous allons t’ouvrir ! » Alors, le pont-levis s’abaissa et dix chevaliers sortirent un par un avant de se ranger en ordre au bas du tertre.

Ce fut une rude bataille pour Lancelot. Il heurta les uns si rudement de sa lance qu’ils se retrouvèrent à terre sans plus avoir jamais besoin de médecin. Il faussa les heaumes des autres, fendit leurs boucliers, rompit leurs hauberts sur les bras et les épaules. Cependant, certains l’atteignirent et le blessèrent, car dès que l’un avait le dessous, un autre se précipitait à la rescousse. Pourtant, grâce à deux des trois boucliers argentés à bandes vermeilles qui lui refirent deux fois des forces nouvelles, il se battit si rudement qu’enfin ses adversaires ne furent plus que trois. Ce que voyant, l’un des trois s’écria qu’il n’était pas assez stupide pour perdre la vie comme ses compagnons et qu’il préférait s’avouer vaincu. Aussi tendit-il son épée à Lancelot qui continua de combattre les deux derniers sans avoir recours au troisième bouclier. Mais les deux survivants demandèrent grâce et Lancelot les laissa aller. Alors, la porte du château s’ouvrit à grand fracas.

On en était à peu près à l’heure de none(28). Le Blanc Chevalier, ivre de sa victoire, gravit le tertre et pénétra à travers le mur d’enceinte. Mais quand il eut franchi le seuil, il aperçut la seconde muraille, avec une seconde porte devant laquelle se tenaient dix autres chevaliers bien armés et d’allure redoutable. Il sentit alors que Saraïde, aidée de plusieurs hommes, lui délaçait son heaume tout bosselé et fendu, et qu’elle lui en ajustait un autre. Puis elle lui passa au cou la courroie du bouclier à trois bandes. « Ah ! s’écria-t-il. Saraïde, mon amie, tu me feras perdre mon honneur ! Le second bouclier était déjà de trop ! Tu veux vraiment que je sois vainqueur sans faire preuve de ma valeur ! » On le hissa sur un destrier frais. En même temps, un valet lui glissa dans la main une lance grosse, courte et solide, dont le fer tranchait comme un rasoir. « Je veux à présent te voir jouter avec la lance, dit encore Saraïde, car je sais assez comment tu t’y prends à l’épée ! Mais regarde donc au-dessus de la seconde porte ! »

Il y avait là une statue de cuivre en forme de chevalier tout armé et monté et qui tenait en main une hache. Et cette figure était enchantée de telle sorte, qu’elle devait choir sitôt que le futur conquérant de la forteresse jetterait un regard sur elle. Le Blanc Chevalier leva donc les yeux : au même instant, la statue tomba dans un grand bruit et rompit le cou à l’un de ceux qui se trouvaient en dessous. Sans s’étonner, Lancelot baissa sa lance, piqua des deux et fondit comme une tempête soudaine sur les autres. Il en tua deux coup sur coup. Pris de peur à la vue de cette prouesse qui leur paraissait digne d’un diable plus que d’un homme, les autres se laissèrent glisser à bas de leurs montures et s’efforcèrent de gagner le guichet. Mais avant qu’ils y fussent parvenus, leur adversaire, qui s’était jeté sur eux, l’épée nue, en força trois à se rendre et à demander grâce. Les cinq derniers eurent la chance de passer le guichet et ils s’enfuirent de toute la vitesse de leurs jambes. Alors la seconde porte s’ouvrit devant Lancelot.

Il vit immédiatement venir une longue procession de dames, de jeunes filles et de bourgeois bien vêtus qui manifestaient la plus grande joie du monde. L’un des hommes vint à sa rencontre et lui annonça que Brandus des Îles, le mauvais seigneur de la Douloureuse Garde, venait de s’enfuir au galop sur son cheval, sans espoir de retour. « Ai-je encore quelque chose à accomplir pour achever l’aventure ? » demanda le Blanc Chevalier. Mais personne ne répondit. On le mena seulement à travers les rues de la forteresse jusqu’à un cimetière. La crête du mur d’enceinte était recouverte d’un grand nombre de heaumes, et, sous chacun d’eux, il y avait une pierre tombale sur laquelle des lettres disaient : « Ci-gît un tel, et voyez sa tête. » Mais il y avait aussi des tombes que ne surmontait aucun heaume. Lancelot se pencha et lut le nom de plusieurs chevaliers qu’il connaissait bien, en particulier celui d’Yvain, le fils du roi Uryen, et de Gauvain, le neveu du roi Arthur. Enfin, au milieu du cimetière, s’étendait une immense pierre tombale recouverte d’une plaque de métal, merveilleusement ouvragée d’or et de joyaux. Au-dessus étaient gravées ces lettres : « Cette pierre ne sera levée par aucune main d’homme hormis par le Grand Léopard, celui qui conquerra la Douloureuse Garde. » Brandus des Îles avait souvent tenté par la force ou par d’ingénieux procédés de soulever cette dalle, mais il n’y était jamais parvenu. Le Blanc Chevalier se pencha et déchiffra sans difficulté l’inscription qui s’y trouvait, car il connaissait tant de lettres qu’il pouvait comprendre n’importe quelle sorte d’écriture. Puis, comme tous les autres le regardaient en silence, il appuya ses deux mains sur un des côtés de la tombe et la souleva avec une étonnante facilité à un pied plus haut que sa tête. Alors, il aperçut d’autres lettres qui disaient : « Ci-gît Lancelot du Lac, fils du roi Ban de Bénoïc. » Et tous ceux qui étaient là purent lire l’inscription. Ainsi apprirent-ils le nom du Blanc Chevalier qui avait réussi à conquérir la forteresse de la Douloureuse Garde.

Lancelot laissa retomber la dalle. Il savait maintenant qu’il reposerait en ce lieu quand son destin le mènerait à la mort. À côté de lui, Saraïde songeait que ce temps-là n’était pas encore venu et que Lancelot avait encore bien d’autres prouesses à accomplir. Mais elle ne dit rien. En sortant du cimetière, Lancelot du Lac fut conduit à un palais, très petit mais richement orné, qui avait été la résidence de Brandus des Îles. Là, on le désarma et on soigna ses blessures. Cependant, les gens de la forteresse soupiraient en pensant que Lancelot ne consentirait peut-être pas à demeurer quarante jours encore parmi eux, et que les sortilèges qui, nuit et jour, les tourmentaient, ne seraient peut-être pas levés. Car ils étaient tous la proie de terreurs mystérieuses, et nul d’entre eux ne pourrait vivre en paix tant que le sortilège ne serait pas aboli. Mais cela, ils ne pouvaient le dire.

Parmi les habitants de la Douloureuse Garde, il y avait un valet qui était le frère d’un des compagnons du roi Arthur, nommé Aiglain des Vaux. Il avait assisté à la conquête de la forteresse et s’en réjouissait fort. Et, pensant que le roi Arthur serait très heureux d’en apprendre au plus tôt la nouvelle, il partit avant la fin du jour sur un bon cheval de chasse et se dirigea tout droit vers Camelot. Deux jours plus tard, il se présenta au palais et demanda à voir le roi, disant qu’il apportait une étonnante nouvelle. Le roi le reçut à la porte de sa propre chambre. « Roi Arthur ! s’écria le valet, que Dieu te sauve et tous ceux de ton royaume ! Je viens t’annoncer un prodige tel que tu n’en as jamais entendu de semblable ! – Qu’est-ce donc, beau valet ? demanda le roi. – La Douloureuse Garde est conquise et Brandus des Îles s’est enfui pour ne jamais plus revenir ! J’ai vu un chevalier passer les deux portes par la force de ses armes et de son courage ! – Valet, ne me dis point de mensonge. Je sais que tout cela est impossible ! répliqua Arthur. – Et pourtant, reprit le valet, c’est la pure vérité ! Tu peux me faire pendre si je mens ! » Là-dessus, Aiglain des Vaux entra dans la chambre et fut bien étonné de voir son frère à genoux aux pieds du roi. Il en demanda la raison et on lui transmit le surprenant message. « Seigneur roi, dit-il, mon frère est incapable de mentir. Il faut le croire. Dis-moi, quelles étaient les armes du chevalier que tu as vu franchir les deux portes de la Douloureuse Garde ? – Elles étaient blanches, exactement comme son cheval, et c’est pourquoi on l’appelle le Blanc Chevalier. Il est capable de tuer à lui seul plus d’hommes qu’on n’en pourrait enterrer sous deux arpents ! Que Dieu m’aide, mais je n’ai jamais vu guerrier si redoutable ! » Arthur se mit à songer, puis il dit : « Ce doit être ce jeune homme que m’a présenté la Dame du Lac et que j’ai adoubé le matin de la Saint-Jean. À vrai dire, je ne le regrette pas, et j’avais raison de vouloir le retenir à mon service, car il me semble qu’il a ce qu’il faut pour devenir le meilleur chevalier du monde ! » Alors qu’il parlait ainsi, la reine Guenièvre eut bien du mal à cacher son émoi. Elle détourna la tête, ne voulant pas montrer son trouble. Le roi lui dit cependant : « Guenièvre, il nous faut faire honneur à ce chevalier ! Prends avec toi les suivantes que tu préfères, car je vais partir demain matin pour la Douloureuse Garde et je tiens à ce que tu m’y accompagnes ! »

Le roi Arthur et sa compagnie arrivèrent quatre jours plus tard devant la forteresse. « Qui êtes-vous ? demanda le guetteur quand il les vit se rassembler auprès du pont-levis. – Je suis le roi Arthur ! Laisse-nous entrer ! – Et qui est cette dame qui t’accompagne ? – C’est la reine Guenièvre, mon épouse. Nous venons pour saluer celui qui a conquis cette forteresse ! – Fort bien, dit le guetteur, pour toi et pour la reine, je ferai selon mon pouvoir. » Et il envoya un valet prévenir le nouveau seigneur que le roi Arthur était devant la porte.

Le Blanc Chevalier, dès qu’il apprit la nouvelle, se hâta de monter à cheval et d’aller à la rencontre du roi. La porte une fois ouverte, il se trouva soudain en présence de la reine, et cette vision, à laquelle il ne s’attendait pas, le plongea dans une profonde extase. Les yeux fixés sur elle, il fit reculer son cheval jusque sous la voûte sans même s’en apercevoir. Là-dessus, croyant bien faire, le guetteur laissa tomber la herse, et le Blanc Chevalier, toujours hors de sens, demeura immobile à contempler à travers les barreaux celle qui, depuis le premier moment de leur rencontre, occupait nuit et jour ses pensées. Kaï lui cria : « Seigneur ! Tu agis vraiment comme le dernier des vilains ! » Lancelot ne l’entendit même pas. Alors, Saraïde surgit derrière lui et le tira par le pan de son manteau. Il sursauta et reprit tout son sens. « Seigneur, dit-il à Kaï, que dis-tu ? – Je dis que tu offenses mon Seigneur et ma Dame la reine, car tu leur fermes la porte au nez, et tu m’offenses également puisque tu ne daignes même pas me répondre ! »

À ces mots, le Blanc Chevalier se sentit consterné et honteux. Tirant son épée et la brandissant, il cria au guetteur : « Ne t’avais-je pas dit de laisser entrer ma Dame la reine ? – Seigneur, tu ne m’en as jamais parlé ! » répondit le guetteur. Hors de lui, Lancelot s’écria : « Si tu n’étais si vieux, je te couperais la tête ! Ouvre cette porte, lève la herse et ne t’avise jamais plus de la faire retomber ! » Cela dit, il tourna bride et se sauva au galop vers le palais.

Le roi, la reine et tous ceux qui étaient venus avec eux entrèrent dans la forteresse de la Douloureuse Garde. Ils franchirent les deux enceintes et pénétrèrent dans les cours où ils virent d’étranges spectacles : à toutes les fenêtres se pressaient dames, jeunes filles, chevaliers et petites gens qui pleuraient à chaudes larmes, dans le plus grand silence. « Certes, murmura Arthur, je suis dedans maintenant mais je n’en sais pas plus que si j’étais resté dehors ! – Seigneur, dit la reine, je ne vois ici que des gens qui souffrent. Espérons que celui qui nous en a tant montré, nous en montrera encore davantage ! » À ce moment, le Blanc Chevalier traversa la cour sur son cheval tout armé, le heaume en tête, la lance au poing et le bouclier argenté à trois bandes vermeilles sur le dos, bien résolu à s’éloigner à tout jamais, ne pouvant supporter plus longtemps la honte de sa conduite. En le voyant partir, tous ceux qui pleuraient silencieusement aux fenêtres se mirent soudain à crier de toutes leurs forces : « Roi Arthur, roi Arthur ! Par pitié, retiens-le ou fais-le prendre par tes gens ! »

Arthur, qui comprenait de moins en moins ce qui se passait, demanda : « Que voulez-vous ? Pourquoi devrais-je le retenir ou le faire prendre par mes gens ? » Quelqu’un répondit : « C’est par lui seul que peuvent être levés les sortilèges de cette forteresse ! S’il s’en va, nous sommes perdus ! » Le roi alors se précipita vers la porte, mais il était trop tard : le Blanc Chevalier était déjà loin et on le voyait galoper en direction d’une forêt très sombre où il disparut bientôt. Et comme le roi, de plus en plus perplexe, se perdait en conjectures, Saraïde s’approcha de la reine et lui murmura à l’oreille : « Reine Guenièvre, ce chevalier qui se conduit si étrangement se nomme Lancelot du Lac. Il est le fils du roi Ban de Bénoïc. Souviens-t’en, Guenièvre, souviens-t’en… »

Cependant, Kaï voyant s’enfuir ainsi le Blanc Chevalier, s’était fait armer en toute hâte, et, monté sur son destrier, s’était élancé à sa poursuite. Tout le jour, il chevaucha sans pouvoir le rejoindre, et la nuit le surprit au milieu de la forêt. La pluie s’était mise à tomber, épaisse et drue, et il fut tout heureux, après avoir longtemps erré, d’arriver près d’une maison forte, bien close de fossés profonds et pleins d’eau, cernée de gros chênes très denses. Pensant bien y trouver refuge et pouvoir sécher auprès d’un bon feu ses vêtements et ses armes ruisselants, il s’avança donc à travers les ronces jusqu’au bord du fossé et appela si fort, par trois fois, qu’une jeune fille apparut en haut d’un mur et lui demanda ce qu’il voulait.

« Douce amie ! dit-il, je suis un chevalier errant, trempé à un point que tu ne peux imaginer. Je voudrais bien avoir le gîte ici, et plus encore pour mon pauvre cheval, car il a galopé tout le jour par un temps exécrable ! – Seigneur, répondit la jeune fille, tous les chevaliers errants qui veulent être hébergés dans cette maison doivent obéir à la coutume. Il faut d’abord qu’ils combattent et soient vainqueurs. S’ils sont blessés ou défaits par le champion qui est ici, ils doivent alors se rendre dans notre prison. En revanche, s’ils sont vainqueurs, sais-tu ce qu’ils gagnent ? Non seulement d’être hébergés ici, mais aussi d’obtenir les faveurs de ma maîtresse et d’en jouir selon leur bon vouloir jusqu’au matin. – Voilà une bien étrange coutume, dit Kaï. – Je n’y peux rien, reprit la jeune fille. Acceptes-tu de combattre ? – Et que faire d’autre ? » s’écria Kaï de fort méchante humeur, maudissant le Blanc Chevalier qui l’avait entraîné dans des aventures qui risquaient de tourner fort mal.

Aussitôt la porte fut ouverte et des valets vinrent l’aider à descendre de cheval. Puis, la jeune fille qui lui avait parlé du haut des remparts le prit par la main et le conduisit dans une vaste salle où brillaient tant de torches et de chandelles qu’il semblait vraiment que toutes les étoiles errantes du ciel y avaient rassemblé leur clarté. À peine était-il entré qu’un grand et vigoureux chevalier bondit sur lui, l’épée à la main. Mais le sénéchal se méfiait : il repoussa fermement les assauts de son adversaire et le serra si fort dans un angle de la salle qu’il le força à demander grâce. Alors la jeune fille vint de nouveau le prendre par la main, et tandis que les valets emportaient le blessé, elle lui enleva ses armes et l’habilla d’un riche manteau, puis elle le mena dans une autre salle où un bon feu flambait dans la cheminée, et où des tables étaient dressées.

Kaï s’en alla d’abord devant le foyer où il se réconforta et se sécha. Puis il prit place pour le souper. À son côté, fut placée une jeune femme qui semblait très belle, mais qui était si enveloppée dans un voile qu’on ne pouvait guère distinguer plus que la peau de ses paupières. D’ailleurs, peu lui importait, car il était recru de fatigue et ne ressentait que le besoin de manger et de boire avant d’aller dormir. À la fin du souper, la jeune fille qui l’avait accueilli se mit à chanter des chants très langoureux et doux. Kaï les écoutait à peine, et éprouvait de plus en plus l’envie d’aller s’allonger sur un lit et de sombrer dans un profond sommeil. Sentant qu’il se refroidissait, car sa robe n’était pas sèche, il alla s’asseoir près de la cheminée, le dos et l’épaule tournés vers les flammes, et se sentit si bien qu’il s’endormit bientôt sans s’en rendre compte.

« Belle et même gentille sœur, dit la jeune fille qui chantait et jouait de la harpe à la femme voilée, voici un chevalier qui ne paraît pas désirer ardemment ce qu’il a gagné en combattant ! » Et elle se mit à rire. La femme lui répondit : « Nul ne fait de plus grandes folies que celui qui se croit sage. Je vais me coucher, ma sœur, mais n’oublie pas ce dont nous sommes convenues, car autrement je serais déshonorée à jamais ! » La femme fit comme elle avait dit. Elle se leva et se rendit dans sa chambre. La jeune fille à la harpe demeura dans la salle jusqu’au moment où le sénéchal se réveilla, très avant dans la nuit. Quand il reprit ses sens, elle lui versa à boire, puis lui fit traverser deux petites chambres dont les murs étaient recouverts de bêtes, d’oiseaux et de poissons peints de toutes les couleurs, et le fit pénétrer enfin dans une troisième pièce où se trouvait un lit très haut qui paraissait bien douillet. « Jeune fille, dit Kaï en riant, ce lit est l’un des plus attirants que j’aie vus depuis longtemps, mais rien n’est plus triste qu’un lit où l’on se retrouve seul ! Tiens la promesse que tu as faite, car je ne veux point que l’aventure soit diminuée à cause de moi pour les futurs chevaliers qui viendront ! – Certes, dit la jeune fille, je tiendrai ma promesse. Sache cependant que tu es le premier qui ait ainsi conquis le gîte et ma maîtresse. L’aventure est désormais achevée. Ceux qui passeront désormais pourront être hébergés sans condition, mais la dame de céans ne sera plus tenue à rien pour eux. – C’est bien, dit Kaï. J’ai l’impression d’avoir fait un gain plus riche encore que je ne le pensais ! » La jeune fille le fit alors passer dans une quatrième chambre, qui était encore mieux ornée que les précédentes. Là, il vit dans un grand lit la plus belle et la plus avenante des femmes, qui paraissait dormir. « Seigneur, que penses-tu de ma maîtresse ? » Kaï se garda bien de répondre, mais songea qu’après tout, il avait bien mérité ce qu’on lui proposait.

La jeune fille l’aida à se dévêtir, et il se coucha tout nu dans le lit, comme c’était la coutume. La jeune fille à la harpe sortit. Alors Kaï prit la femme dans ses bras et la serra contre lui. Mais elle faisait semblant de dormir profondément, ce qui le lassa vite, d’autant plus qu’il se sentait harassé et désireux de bien dormir. Cependant, un peu avant que l’aube ne se levât, il se réveilla. Sentant la chaleur de sa présence auprès de lui, il se rapprocha de la femme, et elle se laissa faire. Mais quand il voulut lui écarter les jambes pour prendre son plaisir, la femme tira discrètement un cordon qui mettait en mouvement une sonnette au-dehors. Aussitôt quelqu’un sonna du cor derrière la porte, si rudement que la voûte en trembla et que le malheureux sénéchal sursauta et perdit du même coup toute son énergie naissante. Mais comme, un peu plus tard, le désir recommençait à le tenailler, il étreignit à nouveau la femme pour une nouvelle tentative. En vain. La sonnette retentit et le cor éclata derrière la porte, deux fois plus fort cette fois. Le sénéchal, plus ébahi encore, demanda à la femme ce que cela signifiait. « C’est un épouvante-mauvais ! » répondit-elle en se retenant de rire. Kaï en ressentit si grande honte qu’il se mit à transpirer abondamment, ce qui acheva de lui ôter tout désir. C’est alors qu’entra la jeune fille à la harpe. « Lève-toi, beau seigneur, dit-elle, car il fait jour. » Et elle tira la tenture qui voilait la fenêtre. Puis elle ajouta en souriant : « Qui dort trop au matin maigre devient ! »

Kaï, ébloui par la clarté du soleil, se leva tout dolent et courroucé. Il descendit dans la salle où étaient restées ses armes et s’en revêtit sans plus tarder. Il monta sur son destrier qu’on lui avait amené et s’éloigna sans dire un mot, à la suite de la jeune fille à la harpe qui lui avait promis de le remettre sur le bon chemin. Elle allait un peu devant lui, montée sur une mule et elle chantonnait. Kaï la rattrapa. Elle lui dit : « J’ai l’impression que tu dors, chevalier ! Peut-être ton amie t’a-t-elle fait veiller plus que tu ne peux le supporter ? » Kaï ne fut pas dupe de son ironie. « Jeune fille, dit-il, je sais bien que tu me railles, et je n’y peux rien. Toutefois, puis-je te rappeler un proverbe qui prétend qu’il vaut mieux être trompé que d’être le trompeur ? » Mais la jeune fille ne répondit pas et le laissa à un carrefour d’où l’on pouvait apercevoir au loin la forteresse de la Douloureuse Garde. Kaï s’éloigna sans un regard de plus pour sa compagne, se disant en lui-même qu’il ne se laisserait désormais plus jamais prendre aux pièges subtils de la rouerie féminine.

Il ne mit pas longtemps à regagner la forteresse. Là, bien qu’il restât muet sur la mésaventure dont il avait été le héros et la victime, il fut bien obligé de dire au roi Arthur et à la reine Guenièvre qu’il n’avait pas retrouvé le Blanc Chevalier. Arthur en fut très déçu et demanda à tous ses compagnons de faire l’impossible pour lui ramener celui qu’il tenait en si haute estime. Guenièvre, elle, ne disait rien, mais elle espérait de toute son âme revoir au plus tôt ce chevalier dont elle savait maintenant le nom et le lignage, et qui avait tant ému son cœur et son esprit. Quant aux habitants de la Douloureuse Garde, ils continuaient à se lamenter car le seul être qui aurait pu les délivrer avait disparu.

Pendant ce temps, Lancelot, qui avait pris beaucoup trop d’avance pour pouvoir être rejoint par Kaï, avait passé la nuit chez un ermite. Le lendemain, à la pointe du jour, il était reparti au hasard. Mais une profonde mélancolie le tourmentait, dévoré qu’il était par l’amour pour Guenièvre et désespéré d’avoir offensé la Dame qu’il jugeait la plus belle et la plus digne de toutes celles qu’il avait connues. Il erra donc ainsi jusqu’à l’heure de none, lorsqu’il rencontra un valet qui galopait à vive allure sur un grand cheval de chasse qui paraissait exténué. « Valet ! lui cria-t-il, d’où viens-tu si vite ? – De la Douloureuse Garde, répondit le valet. Ma Dame la reine y est emprisonnée ! Les gens de la forteresse jurent que, quoi que fasse le roi Arthur, ils ne la libéreront pas avant que le Blanc Chevalier qui conquit le château par sa bravoure ait défait les sortilèges qui pèsent sur eux et qu’il est le seul à pouvoir lever ! Aussi la reine a-t-elle envoyé des messagers par tous les chemins pour le retrouver ! – Ami, lui dit Lancelot, sois sans crainte et retourne d’où tu viens. Tu diras à la reine que le chevalier qui conquit le château sera ce soir auprès d’elle ! »

Le valet repartit aussi vite qu’il était venu. Quant à Lancelot, il pressa lui-même son allure, si bien qu’il atteignit la Douloureuse Garde au moment où la nuit tombait. À peine eut-il franchi la porte que celle-ci se referma derrière lui. La cour était tout illuminée de chandelles ardentes et de torches : au plus beau jour d’été, en plein midi, il n’aurait pas fait plus clair. Lancelot reconnut le valet qu’il avait rencontré dans l’après-midi. « Où est ma Dame, la reine ? demanda-t-il. – Suis-moi, seigneur, je te conduis auprès d’elle. »

Ils se trouvèrent bientôt au pied de la roche sur laquelle se dressait le corps principal du logis. Le valet ouvrit une lourde grille et le fit entrer. « Seigneur, prends cette torche pour nous éclairer ! » Mais pendant que Lancelot essayait de voir ce qu’il y avait dans le réduit, l’autre tira traîtreusement la porte et l’enferma. Quand il se vit ainsi pris au piège, Lancelot en fut fort marri, car il savait bien qu’il ne sortirait pas de cette prison à sa guise. Néanmoins, il résolut de passer son temps à dormir pour se remettre des fatigues de sa chevauchée.

Au matin, quand il se réveilla, il aperçut une femme assez âgée, d’une allure très noble, qui se tenait de l’autre côté de la grille. « Que signifie cela, lui demanda Lancelot, et pourquoi m’a-t-on enfermé ici ? » La femme répondit : « Seigneur chevalier, nous y sommes obligés. Tu resteras dans cette prison pendant quarante jours, car il a été dit que les sortilèges qui pèsent sur la Douloureuse Garde ne cesseront que si celui qui s’est emparé de la forteresse y demeure quarante jours pleins, à moins qu’il n’aille chercher lui-même la clef des enchantements, ce qui représente un grand péril. Tu devras donc demeurer ici quarante jours, à moins de jurer sur les saintes reliques d’aller chercher la clef des enchantements. – Et ma Dame, la reine ? demanda Lancelot. Où est-elle ? – Elle n’est plus ici. Elle est repartie avec le roi Arthur et le sénéchal Kaï. Ce que t’a raconté le valet était une invention pour te faire revenir ici. Mais voudras-tu jurer de délivrer la Douloureuse Garde de ses sortilèges ? – Qu’on m’apporte les reliques ! » s’écria Lancelot.

La femme sortit et revint peu après en compagnie de trois hommes et d’un prêtre qui portait les saintes reliques. On les lui tendit à travers la grille et il fit son serment. Alors, on lui ouvrit la porte et il sortit. « Je n’allais pas rester ici quarante jours, dit-il, j’ai tant d’autres choses à accomplir ! » On lui servit alors un repas succulent qu’il mangea de bon appétit, car il était à jeun depuis la veille au matin. Quand il se fut rassasié, il demanda : « Maintenant, que dois-je faire pour trouver la clef des sortilèges ? – As-tu assez de force et de courage pour tenter l’épreuve ? lui demanda la femme. Tu risques d’y perdre non seulement ton corps, mais ton âme. – Par Dieu ! s’écria Lancelot, je me sens assez fort pour lutter contre tous les diables de l’Enfer ! » Alors, sur-le-champ, on lui donna ses armes blanches et on le mena dans le cimetière, à l’entrée d’un souterrain. « C’est là, lui dit-on, mais tu dois y aller seul. » Lancelot se signa, puis, l’épée nue à la main et le bouclier argenté aux trois bandes vermeilles devant la poitrine, il entra hardiment.

Le souterrain était long et profond. Lancelot s’avança et vit une grande lueur poindre au fond. Et, comme il avançait, il entendit une grande et horrible rumeur. Il serra son épée et continua d’avancer. Il lui parut alors que la terre tremblait, que la voûte menaçait de s’effondrer sur sa tête et que tout se mettait à tournoyer autour de lui. Il s’appuya contre le mur et poursuivit tant bien que mal son chemin vers la lueur. Il parvint ainsi à une porte. Sur le seuil, il aperçut deux hommes d’armes en cuivre, chacun tenant une épée qu’on aurait eu peine à soulever et dont ils faisaient des moulinets si serrés qu’une mouche n’aurait pas pu passer sans être atteinte. Lancelot mit son bouclier sur sa tête et s’élança entre eux. Il reçut alors un coup si violent que son bouclier fut rompu et que son haubert fut tranché à l’épaule. Le sang se mit à couler sur son bras et sur sa main, mais il ramassa son épée qui était tombée et se redressa. Il se couvrit de nouveau avec ce qui restait de son bouclier et, sans jeter un regard en arrière, il franchit la porte.

Devant lui se trouvait un puits d’où sortait une sombre fumée d’une affreuse puanteur. Une rumeur terrifiante se fit entendre et un homme noir, aux yeux brillant comme des charbons ardents, la bouche vomissant des torrents de flammes bleues, surgit de l’ombre. Il tenait une hache qu’il brandit à deux mains, menaçant Lancelot qui approchait. Hésitant, celui-ci s’arrêta. Que devait-il faire ? D’un côté, il y avait le puits ; de l’autre, l’homme noir. Il fallait vaincre l’homme noir et se garder d’être précipité dans le puits.

Il remit son épée au fourreau, fit passer son bouclier dans sa main droite et, brusquement, il se rua sur l’homme noir avec une telle violence qu’il le heurta en plein visage. Le bouclier vola en éclats, mais Lancelot, sans perdre de temps, saisit l’homme noir à la gorge. Sous cette étreinte mortelle, l’homme lâcha sa hache qui tomba sur le sol avec un bruit épouvantable. Alors, Lancelot le traîna d’une seule main vers le puits et l’y jeta. Puis, le corps ayant disparu au milieu de la fumée, il dégaina de nouveau son épée.

À ce moment, il vit devant lui une forme féminine en cuivre richement émaillé, qui tenait dans sa main droite deux clefs. Auprès d’elle, sur un pilier de bronze, une inscription disait : « La grosse clef me déferme, la petite déferme le coffre périlleux. » Lancelot s’empara de la plus grosse clef et ouvrit le pilier où se trouvait un coffret de métal rouge. Mais ce coffret comprenait une trentaine de tuyaux, également en métal rouge, d’où sortaient des voix affreuses. Lancelot comprit alors que c’étaient ces voix qui provoquaient le malheur des habitants de la forteresse. Après s’être signé au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, il mit la petite clef dans la serrure du coffret et souleva le couvercle. Un tourbillon s’en échappa aussitôt avec un bruit si épouvantable qu’il tomba sur le sol, évanoui.

Quand il reprit ses esprits, il s’aperçut qu’il n’y avait plus rien dans le souterrain. Le puits, le pilier d’airain, la femme et les géants de cuivre, tout avait disparu. Il reprit donc son chemin en sens inverse et, parvenu au grand jour, eut encore une autre surprise : à l’emplacement du cimetière, il y avait maintenant un magnifique verger rempli d’arbres de toute espèce et de massifs de fleurs. Seule au milieu, se trouvait encore la tombe dont il avait soulevé la dalle et qui était la sienne. De toutes parts, les habitants s’en venaient à sa rencontre, animés d’une joie sans pareille et le bénissant d’avoir réussi l’épreuve. On l’entraîna dans une grande salle, on le désarma et on pansa ses blessures, puis on lui servit en abondance à boire et à manger. Quand Lancelot se fut ainsi réconforté, il dit : « Puisque les sortilèges ont cessé, il n’y a plus de raison pour que ce lieu soit encore nommé la Douloureuse Garde. Je veux désormais que cette forteresse prenne le nom de Joyeuse Garde ! » Et il en fut ainsi. Tous les habitants applaudirent sans réserve à cette volonté, et les réjouissances se prolongèrent très tard dans la nuit.

Cependant, le matin, au jour naissant, Lancelot se leva discrètement et quitta la chambre où il avait été hébergé. Abandonnant ses armes et ne gardant que son épée, il emprunta un haubert et un heaume qui se trouvaient dans la grande salle et un vieux bouclier terni. Ainsi armé de telle sorte que personne ne pouvait le reconnaître, il choisit un cheval vigoureux, le sella et quitta le château de Joyeuse Garde sans attirer l’attention de quiconque(29).