42.

 

 

 

NA-CHAM, 10 octobre. Le poste tient toujours. Pendant les trois jours qui ont suivi le coup d’arrêt qu’il a donné aux viets à Bo-Cuong, Mattei n’a pas changé son dispositif. Son artillerie dans les calcaires prévient toute manœuvre viet sur dix kilomètres de la R. C. 4. Lorsque, soit par radio, soit à vue, un convoi civil ou militaire est repéré, on cesse le tir pour lui laisser le temps de passer. À partir du col de Lung-Vaï c’est le salut pour tous les réchappés de l’enfer.

Le 10, l’ordre de repli est donné à tous les postes de la R. C. 4 à partir de That-Khé. Mattei devrait sans discussion évacuer ses positions. L’ennemi n’étant pas parvenu à déborder Na-Cham, le repli de sa compagnie ne représente aucun problème. Mais derrière, il reste encore à That-Khé la garnison, les parachutistes coloniaux du 3e B. C. C. P., des civils, les quelques rescapés des colonnes Charton et Lepage, sans compter ceux qui vraisemblablement errent encore dans la jungle, espérant trouver le salut à That-Khé, et vont se trouver face à l’ennemi qui n’attend que le départ des Français pour s’installer.

Alors qu’il a parfaitement compris les ordres de Lang-Son, Mattei décide de ne plus attendre. Il appelle le P. C. de Constans, obtient le colonel en personne.

« Mon colonel, déclare-t-il avec une parfaite mauvaise foi, je viens de capter votre ordre d’évacuation de That-Khé. Je pense que vous allez me faire monter des renforts ?

– Vous vous foutez de moi, Mattei ! Ce sont tous les postes de la R. C. 4 qui se replient ! Vous comme les autres, vous le savez parfaitement ! Il y a suffisamment de casse comme ça.

– Mon colonel, si j’évacue Na-Cham, plus personne ne passe. C’est un massacre supplémentaire. Et sur mes talons, les viets prennent Dong-Dang en six heures ; même Lang-Son ne sera plus en sécurité. »

Constans fait machine arrière :

« J’y avais pensé, Mattei, mais c’était une responsabilité lourde à prendre que de vous faire rester derrière les autres.

– Je suis installé, je peux protéger le repli de la garnison de That-Khé ; elle aura suffisamment de mal à percer. Envoyez-moi si c’est possible l’appui de feu, et je vous affirme qu’au moins à partir de chez moi on passera.

– Je n’ai plus aucune artillerie disponible. Les seules unités dont je pourrais disposer sont deux compagnies disciplinaires de Sénégalais. Peut-être un peu plus, si je compte une centaine d’entre eux qui se trouvent en prison. Mais vous savez ce qu’ils sont, Mattei : des Nègres accusés de viols, de pillages, d’assassinats…

– Je ne suis pas raciste, mon colonel, envoyez-les, je m’en charge. Je tiens tant que je peux tenir. Après je vous rejoindrai.

– Parfait, Mattei. Les Sénégalais partent sur l’heure. Bonne chance… »

Rapidement, le capitaine réunit ses sous-officiers.

« Lang-Son nous envoie du renfort, déclare-t-il. Des disciplinaires sénégalais. Ce ne sont pas des enfants de chœur, mais je ne compte pas les employer à un travail d’enfant de Marie ! Dès qu’ils arriveront, démerdez-vous pour vous partager leur encadrement, et grimpez-les dans les calcaires. Jusqu’à preuve du contraire, j’exige que vous les considériez comme de bons soldats : pas de brimades, pas de coups de pied au cul.

– S’ils cherchent à tailler la route, mon capitaine ? interroge Klauss.

– Je ne pense pas que ce soit à redouter si vous savez les prendre. C’est-à-dire s’ils ne se sentent pas méprisés par vous. »

Encadrés par les légionnaires, les trois cents Sénégalais se révèlent une troupe courageuse et disciplinée. Na-Cham continue de tenir.

 

Pendant trois jours, une véritable rage s’empare des deux camps. Na-Cham et ses positions refusent de succomber. Plus au nord, la garnison de That-Khé et les parachutistes coloniaux du 3e B. C. C. P., d’embuscade en embuscade, parcourent le chemin de croix de la retraite, mais Na-Cham tient toujours. Et les viets sont pris d’une colère frénétique contre cette poignée de combattants qui, imitant leur tactique, à l’abri dans les hauteurs, les empêchent de donner l’ultime coup de grâce aux unités qui se replient sur la R. C. 4.

Les 11 et 12, une horde désordonnée passe. Thabors en déroute, civils affolés, survivants d’unités massacrées, blessés, mourants, foule désespérée de vaincus harassés.

Le 13, quelques rescapés épars débouchent encore de la jungle ou de la route. Puis c’est le silence. Les viets renoncent à l’assaut de Na-Cham qui leur a déjà causé trop de pertes. L’étreinte se desserre. Du plan viet, c’est le seul échec.

Officiellement l’abandon de la R. C. 4 de Cao-Bang à Lang-Son est porté sur tous les rapports à la date du 11 octobre 1950. En réalité, le capitaine Mattei, sa 2e compagnie et ses disciplinaires sénégalais, ont tenu Na-Cham trois jours de plus, jusqu’au 14 octobre.

 

Le 14, le feu cesse. Sur l’ordre de Mattei les survivants se regroupent dans le village. Le capitaine ignore si l’ennemi a décroché ou s’il a seulement interrompu son tir. Mais il n’en peut plus, il est à bout de forces. Il n’a pas fermé l’œil depuis quatre jours. Aucun de ses hommes non plus. Ils sont tous dans un état second, ils s’affalent sur la place, près de la chapelle ; en tout il ne reste que deux cents hommes valides. Le seul civil qui soit demeuré parmi eux est le père Mangin. Il est aussi le moins éprouvé, il lui reste la force de parler et de marcher. Il s’approche de Mattei qui s’est effondré, la tête appuyée sur un tube de mortier.

« Capitaine, votre combat est fini.

– Nous sommes tous finis, mon père.

– Si les viets descendent des montagnes cette nuit, ils nous exterminent.

– Sans aucune difficulté, nous n’avons plus de munitions, et en aurions-nous qu’il ne nous resterait pas la force de recharger nos armes.

– Dans ce cas, je vous propose de remettre notre sort à tous entre les mains de Dieu. À minuit, ce sera la Sainte-Thérése, autorisez-moi à illuminer la chapelle en son honneur.

– Illuminez tout ce que vous voudrez, mon père, mais foutez-moi la paix et laissez-moi dormir. »

Il y a des centaines de cierges dans la chapelle. Pendant plus de deux heures, le père Mangin s’occupe à les disposer à l’intérieur et à l’extérieur. L’illumination qui dure toute la nuit doit se remarquer dans un rayon de plusieurs kilomètres. Autour, les hommes dorment. Ils se foutent de tout, du curé, de ses cierges, de vivre -ou de mourir, de la guerre, du Viet-minh, du courage, de la défaite, de l’avenir… Ils dorment comme des masses inertes tandis que seul dans sa chapelle, au centre des étincelants flambeaux, le père Mangin prie pour eux.

 

De la nuit entière il ne se passe rien. Et à l’aube lorsque les premiers hommes sont tirés de leur sommeil par la lueur du jour, le calme est toujours absolu. Quelques cierges achèvent de se consumer, de faibles flammes dansent encore sur des blocs de cire fondue.

Mattei a puisé dans son sommeil des forces nouvelles, il réveille les sous-officiers.

« Tout le monde debout ! On fout le camp ! Maintenant, c’est notre tour. »

Une demi-heure plus tard, une colonne s’est formée, elle quitte Na-Cham. Les hommes qui se traînent sans conviction provoquent chez Mattei un violent réflexe d’indignation :

« Klauss ! En ordre, la colonne ! Et au pas jusqu’à Lang-Son ! Que personne n’oublie que nous, nous ne sommes pas des vaincus. »

Et la longue marche commence sur la R. C. 4 abandonnée. En ordre, comme l’a voulu Mattei, les restes de la 2ecompagnie progressent à l’allure lente et lourde de la Légion étrangère. Derrière eux, instinctivement, les survivants des disciplinaires sénégalais trouvent et adoptent la même cadence.

La colonne traverse Dong-Dang sans rencontrer une âme, et le 15 octobre à 19 heures, elle pénètre dans Lang-Son.

 

Mattei croyait trouver une ville dans laquelle on se préparait à repousser l’ennemi, sur laquelle on avait reporté tous les espoirs. Dans la Haute-Région, depuis le 3 octobre, c’était la défaite ; le 15, à Lang-Son, c’est la honte.

Tout est intact mais tout est désert. Des cent mille habitants il ne reste que quelques attardés. Il reste aussi le P. C. Constans et sa « Garde Royale ». Le colonel a voulu partir le dernier. Mattei renonce à le voir. Il installe ses hommes et traîne avec « sa bande » dans la cité qui, dans quelques jours, tombera sans combattre, entre les mains de l’ennemi auquel elle ouvrira les portes du Tonkin.

Mattei rencontre Burgens. Le sergent-major lui aussi a prévu les événements ; il a stocké tous les cadenas de la ville, il en a fait venir d’Hanoï, il vient de les revendre à prix d’or à tous les fuyards qui désiraient boucler leur cantine.

Au milieu de cette détresse, Mattei ne connaîtra qu’une joie : apprendre que parmi les douze rescapés du B. E. P., se trouve le capitaine Jeanpierre.

Le 16 octobre, Mattei reprendra le chemin de la sécurité provisoire, la route vers Hanoï. Une route qui, pour la Légion, ne s’arrêtera qu’à Dien-Bien-Phu.

REVENONS une semaine en arrière, dans les gorges de Coc-Xa au moment où l’ordre est donné du « chacun pour soi ».

Le colonel Charton s’enfonce dans la forêt au milieu des cadavres et des mourants. Il est suivi par quatre hommes : le lieutenant Clerget, le lieutenant Bross, son ordonnance Walter Reiss, et le sergent-chef Schœnberger. Le petit groupe parvient à parcourir un kilomètre avant de se trouver encerclé. Le tir ennemi se déclenche à bout portant. Schœnberger cherche à protéger le colonel, il est littéralement coupé en deux par une rafale. Reiss tombe à son tour mortellement frappé, tandis que Charton reçoit une balle qui lui brise le nez, une seconde dans la hanche et des éclats de grenade dans l’abdomen.

Les viets s’approchent. Le colonel tue le premier d’un coup de carabine, c’était sa dernière balle. Les lieutenants Bross et Clerget sont miraculeusement indemnes, mais eux aussi sont à bout de munitions. Ils se défendent encore à coups de crosse, cherchant à se faire tuer pour en finir tout de suite. Lorsque, ceinturés, ils finissent par lâcher leurs armes, ils s’attendent à être abattus. On se contente de les entraver.

Un chef viet s’avance et, en français, il donne l’ordre de lier également les mains de Charton.

Bross gueule de toutes ses forces :

« Je vous interdis d’attacher un colonel français ! »

Il est le premier stupéfait de la réaction des viets.

« Très bien, admet le chef, nous n’attacherons pas votre colonel. Du reste, nous allons vous détacher vous aussi et vous allez le porter. »

Un second gradé viet rejoint le groupe. Il semble plus important que son prédécesseur ; pourtant il approuve les décisions qu’a prises celui-ci. Il fait examiner les blessures de Charton par un homme, médecin ou infirmier, le colonel ne le saura jamais. Les viets sont habillés de tuniques noires dépourvues d’insignes, ils ont sur la tête des casques couverts de feuillage, tous se ressemblent comme des jumeaux.

Infirmier ou médecin, l’homme est habile. Mais son diagnostic paraît optimiste à Charton.

« Ce n’est pas grave, colonel, vous pouvez marcher. »

Charton le sait, mais il le nie, feint des douleurs qui ne dupent personne.

« Colonel, vos amis vont vous aider pour marcher, répète le viet. C’est seulement pour quelques heures. Après on vous portera. »

Charton ne comprend pas, mais que peut-il faire d’autre ? Les lieutenants Bross et Clerget le soutiennent. Les légionnaires commencent leurs premiers mouvements de captifs. Autour d’eux, les viets apparaissent par centaines. Ils surgissent de derrière chaque sinuosité, ils étaient littéralement intégrés à la végétation.

Lorsque les trois officiers se rendent compte du chemin que l’on compte leur faire emprunter, ils comprennent pourquoi il ne pouvait être question de porter Charton. C’est un sentier abrupt qui a été tracé dans la montagne. À cinq mètres, il est indécelable. Ils vont mettre quatre heures pour le gravir. Bross et Clerget se lancent dans de véritables prouesses d’équilibre pour parvenir, mètre après mètre, à hisser le colonel, puis il faut redescendre, remonter de l’autre côté, redescendre encore, et remonter encore. Ça dure toute la nuit. Les trois officiers cherchent à situer leur position sans aucun succès, jusqu’à l’aube. Alors ils ont un repère, la R. C. 4 qu’ils traversent. Ça ne prouve qu’une chose, ils ont progressé d’est en ouest. Maintenant ils vont marcher en direction de la Chine. À nouveau ils gravissent un massif montagneux.

Si les prévisions qu’ils firent à l’époque étaient exactes (ce que Charton ignore encore aujourd’hui), il s’agissait des montagnes de Na-Gnaum.

 

Le 8 octobre, quelques minutes avant midi, les légionnaires prisonniers arrivent sur un immense plateau qui domine toute la vallée pour redescendre ensuite en pente douce vers l’est. Charton, Bross et Clerget sont frappés par le désolant spectacle qu’ils découvrent. C’est le point de rassemblement des prisonniers blessés. Ils sont là par centaines, couchés sur les brancards de fortune ; la plupart d’entre eux agonisent au soleil qui vient de faire une timide apparition.

Cette fois, c’est sûrement un chef important qui vient à la rencontre du colonel et des deux lieutenants, accompagné de brancardiers qui portent une civière réglementaire de l’armée française.

Le chef viet se conduit avec morgue et assurance, mais ne fait preuve d’aucune agressivité. Il cherche même à jouer un rôle théâtral de vainqueur compatissant.

« Colonel Charton, dit-il, je m’excuse de n’avoir pu vous faire transporter plus tôt par mes hommes, le terrain que vous venez de couvrir en est l’unique raison. Vous avez compris par vous-même que l’emploi d’une civière aurait été impossible.

– Je préfère avoir été aidé par mes officiers, réplique sèchement Charton.

– Hélas ! Colonel, vous allez devoir les quitter. Ils ne sont pas blessés, et vont prendre immédiatement la direction d’un camp de rééducation. Mais ne vous inquiétez pas, maintenant nous vous porterons et nous vous soignerons. »

Deux hommes en armes se sont approchés de Bross et de Clerget. Malgré la protestation des officiers de la Légion, ils les repoussent vers l’arrière. Bross, d’un mouvement vif, écarte les soldats viets et s’approche du colonel étendu sur sa civière. Les viets s’apprêtent à réagir ; d’un geste leur chef les arrête. Bross pleure, il tend sa main à Charton, hésite un instant, puis se penche sur lui et l’embrasse. Derrière lui, Clerget répète les mêmes gestes. Les trois hommes se quittent sans échanger une parole supplémentaire.

Charton est transporté sur son brancard jusqu’au centre du rassemblement des blessés qui sont alignés par rangées. À sa droite repose un légionnaire dans le coma. À sa gauche, un tirailleur marocain qui ne parle pas le français. Le ciel se recouvre après l’éclaircie que le colonel avait tant souhaitée quelques jours plus tôt. Il reste là, immobile, ignorant tout, étranger à tout, il fixe dans le ciel les nuages qui s’épaississent, il n’a qu’une idée en tête : va-t-il pleuvoir ou ne pas pleuvoir ?

Juste après leur capture, les viets avaient fouillé Charton, Bross et Clerget, s’assurant qu’ils ne dissimulaient pas d’armes, mais ils n’avaient pas touché à leurs papiers, leurs montres, leur argent. Ils avaient même laissé à Charton son canif. Le colonel consulte sa montre-bracelet toutes les cinq minutes. Il la remonte sans cesse comme s’il craignait qu’elle ne s’arrête. Vers seize heures, un regard vers le légionnaire de droite lui apprend que l’homme est mort. Moins d’un quart d’heure après, deux soldats viets, un mouchoir blanc leur protégeant le visage, arrivent et enlèvent sans ménagement le corps du malheureux.

Un quart d’heure se passe encore et un nouveau blessé prend la place du précédent. Il semble également très mal en point. Charton se demande si on va le faire assister à l’agonie de tous ses compagnons. Les porteurs disparus, le légionnaire ouvre les yeux et se tourne vers le colonel. Malgré la gravité évidente de ses blessures, l’homme est conscient. Il déclare, dans un faible sourire :

« Lieutenant Faulque, mon colonel ! 1er B. E. P. J’ai appris votre présence, j’ai demandé à être installé à vos côtés, ils ont accepté.

– Faulque, réplique Charton surpris, j’ai souvent entendu parler de vous. Quelle étrange façon de faire connaissance, vous êtes là depuis longtemps ?

– Hier soir, mon colonel.

– Vous avez pu apprendre quelque chose ?

–  Ils parlent de libérer les plus atteints d’entre nous. Mais je n’ai aucune idée du crédit que l’on peut apporter à ces ragots.

– Le B. E. P., Faulque ?

– Le B. E. P. est mort, mon colonel. Je n’ai pas vu tomber Jeanpierre, mais je sais que le commandant Segretain a été tué.

– Ici, comment vous ont-ils traité ? Ils vous ont laissé vos affaires personnelles, à vous aussi ?

– Affirmatif, mon colonel. Ce ne sont pas de mauvais bougres. Du reste, je crois que nous allons en savoir davantage, voilà de la visite. »

En file indienne, une vingtaine d’hommes s’approchent de la civière de Charton. Le premier d’entre eux s’incline et déclare :

« Je suis colonel dans l’armée du Viet-minh. Je suis venu saluer un combattant courageux, voulez-vous serrer ma main, colonel Charton ? »

Ému et surpris, Charton tend sa main que l’officier viet saisit et secoue deux fois, avant de reprendre :

« Tous les hommes derrière moi sont des officiers, eux aussi voudraient serrer votre main. »

L’émotion est remplacée par l’amusement chez Charton qui acquiesce d’un signe. Un à un, les officiers viets s’approchent, s’inclinent, et lui serrent la main en déclarant simplement : « Colonel Charton. »

« Tout ceci est plutôt sympathique, déclare Charton à l’adresse de Faulque, dès que le dernier homme de l’étrange défilé s’est éloigné.

– Ne vous y fiez pas, mon colonel, ce sont des militaires. Tant que nous serons chez eux, tout demeurera parfait. Je tiens le tuyau de l’un des leurs. Méfiez-vous à partir du moment où ils ne vous appelleront plus par votre grade et où vous entendrez pour la première fois : « Camarade Charton ». Cela signifiera que vous serez entre les mains des politiques. À ce mo-ment-là la musique risque de changer.

– J’en prends note, Faulque, merci. »

 

À dix-neuf heures, sans explication, deux brancardiers se saisissent de la civière de Charton et l’emmènent d’un pas hâtif. Le colonel tente de comprendre, mais ses deux porteurs ne parlent pas ou feignent de ne pas parler un mot de français. Il a tout juste le temps de faire un signe d’adieu à Faulque.

Pendant près de six heures, sans prendre une seconde de repos, les deux petits porteurs progressent à une allure rapide et régulière. Par moments, ils courent presque, jamais ils ne secouent la civière, ils font jouer à leurs bras agiles les fonctions d’amortisseurs et de régulateurs, leur habileté stupéfie Charton. Il est près d’une heure du matin lorsque le trio parvient à un village.

Après sa libération, le colonel Charton a cherché à situer ses mouvements de captivité. Il ignore toujours s’il a commis des erreurs. D’après lui, en tout cas, le village auquel il parvint dans la première heure du 8 octobre, était Poma, situé sur la route coloniale 27, à trois kilomètres de la frontière chinoise.

On installe Charton dans une paillote entourée de quatre hommes en armes. Le colonel s’endort aussitôt. Il ne peut prendre qu’une heure de repos. À deux heures quinze, il est brutalement réveillé par un homme qui lui tend une tasse de thé avant de déclarer :

« Réveillez-vous, colonel, notre général désire vous parler.

– Votre général ?

– Le général Giap, votre vainqueur. »

Charton est intrigué. Il va rencontrer ce petit bonhomme dont on parle tant sans que personne l’ait jamais vu. Il est porté jusqu’à un petit bâtiment de pierre. Avant d’entrer, son accompagnateur fait arrêter les brancardiers et se penche à son oreille :

« Je vous recommande bien une chose, soyez très poli avec le général.

– S’il est poli avec moi, je serai poli avec lui », réplique Charton.

Dès qu’il est introduit à l’intérieur du petit bâtiment, Charton réalise qu’il s’agit d’une école, qu’il se trouve dans une salle de classe. Derrière les pupitres réservés aux élèves, une vingtaine d’hommes sont assis. Chacun a devant lui un cahier, à la main un crayon ; sur chaque encrier une bougie éclaire les pupitres. Sur l’estrade réservée au professeur, se tient un petit viet, encadré par quatre lumignons. C’est le général Giap. Sans se lever et sans la moindre formule de politesse, Giap se lance immédiatement dans un interrogatoire.

« Colonel Charton, pourquoi avez-vous évacué Cao-Bang ? »

Jetant un coup d’œil vers l’arrière, Charton aperçoit le troupeau attentif qui s’apprête à prendre des notes. Il répond simplement :

« Parce que tels étaient mes ordres.

– Général.

– Pardon ?

– Parce que c’étaient mes ordres, général. Je vous appelle colonel, vous m’appelez général.

– Si ça peut vous faire plaisir, général. »

Giap frappe sur la table de sa main à plat.

« Il n’est pas question de me faire plaisir. C’est mon grade. Vous êtes mon subordonné. Je vous ai vaincu et vous êtes mon prisonnier. Alors, soyez poli.

– C’est entendu, général, concède Charton qui s’en fout.

– Que pensiez-vous de ces ordres que vous avez reçus ?

– Je n’ai pas à discuter les ordres que je reçois. »

Triomphant, Giap s’adresse au groupe des élèves studieux.

« Vous avez entendu ? Notez : « Dans les armées « impérialistes, un officier supérieur, jouissant de la « notoriété du colonel Charton, n’est qu’une machine « qui exécute les ordres sans discuter, même si on lui « ordonne d’assassiner les femmes et les enfants. »

– Je n’ai pas dit ça, objecte Charton.

– C’est-ce que vous avez fait, car vous saviez que je vous vaincrais, colonel.

– Ce n’est pas vous qui m’avez vaincu, général, c’est la jungle, la nature, la proximité de la frontière, l’appui de la population civile que vous vous êtes assuré par la terreur. »

Furieux, Giap se lève.

« C’est un mensonge ! (S’adressant aux spectateurs, il poursuit :) Ne notez pas ça. »

Toute la nuit, le dialogue s’éternise sans qu’il en sorte rien. À l’aube, les militaires disparaissent. Un nouvel homme arrive, c’est le premier commissaire politique.

« Camarade Charton, nous allons vous rééduquer », déclare-t-il en guise de préambule.

 

Aussitôt, Charton pense au lieutenant Faulque, mourant, sur sa civière. « Attention, mon colonel, quand ils vous appelleront camarade, méfiez-vous… »

Ce n’est que quatre ans plus tard, lors de sa libération des camps viets, que le colonel Charton apprendra que Faulque a survécu. Le lieutenant du B. E. P. a fait partie du troupeau de morts-vivants que le Viet-minh rendit aux Français sous condition qu’un Junker vienne les chercher sur la piste de That-Khé – une piste trop courte pour un avion de cette puissance et où son atterrissage était considéré comme impossible.

Le pilote qui avait réalisé l’exploit de poser son appareil, de charger les mourants et de repartir sans casse, était le capitaine de Fontange. On prétend que ce jour-là il était plus soûl que d’habitude. Ce n’est pas les quarante hommes à qui il sauva la vie qui le lui reprochèrent…