16.
TANDIS que le 3EÉtranger est au seuil de sa grande aventure tonkinoise, que ses éléments s’apprêtent à occuper vers le nord les villes maudites de la frontière de Chine – That-Khé, Dong-Khé, Cao-Bang – qui seront son tombeau, deux autres formations de Légion étrangère sont chargées d’assurer la protection du Cambodge, du Centre-Annam et du Sud-Annam. La 13e demi-brigade est implantée au Cambodge et dans le Centre-Annam ; le 2e Étranger au Sud-Annam.
Comme pour l’ensemble de l’Indochine, le souci principal de l’état-major français est de maintenir la sécurité des voies de communication. Dans le Sud-Annam les viets, dans leur rage de détruire, ont rayé de la carte, mètre après mètre, le réseau routier. La route coloniale qui s’étend sur 300 kilomètres de Ninh-Hoa à Song-Phan, longeant la mer à hauteur de Phang-Rang et de Phan-Thiet, est devenue impraticable.
Le seul moyen de communication qui offre encore quelques garanties de sécurité est la voie ferrée qui serpente parallèlement à la route. Des embranchements relient son axe principal Ninh-Hoa-Suoi-Kiet (environ 290 km) aux principales villes du bord de mer : Phan-Thiet, Ninh-Hoa, Nha-Trang ; des navettes assurent le ravitaillement de ces villes côtières.
La bataille du rail commence. Embuscades, sabotages et destructions se succèdent à une cadence qui ne cesse de croître, et, à la fin de l’année 1947, l’ensemble du réseau ferroviaire du Sud-Annam est devenu, à son tour, d’une totale insécurité.
Le 13 février 1948, à huit heures du matin, une navette part de Phan-Thiet pour rejoindre la voie principale aux abords de Dakao. Le train ne comprend que quatre wagons. Trois d’entre eux sont occupés par des civils, le quatrième est réservé à l’escorte : une section de légionnaires (moins d’une vingtaine d’hommes) pour lesquels cet aller et retour hebdomadaire est devenu une routine presque divertissante. La navette n’a jamais été attaquée, non pas que le terrain qui entoure la voie ferrée ne se prête pas à toutes sortes d’embuscades, mais simplement parce que la voie secondaire n’offre qu’un piètre intérêt aux yeux des viets. Des deux côtés, on est conscient de cette situation, ce qui explique un certain relâchement dans la vigilance des légionnaires.
La vingtaine de kilomètres qui sépare Phan-Thiet de l’axe principal est généralement parcourue en deux heures. Les pointes de vitesse maximum du convoi ne dépassent jamais 20 km-heure, et le franchissement de plusieurs rampes oblige même la vieille locomotive à réduire sa vitesse au-dessous du pas d’un homme.
Dans le wagon de l’escorte, quatre guetteurs seulement sont en position de tir aux fenêtres et encore ils se retournent fréquemment pour prendre part à la conversation ou aux jeux de leurs compagnons. Un sergent et deux caporaux sont les seuls gradés du groupe qui comprend, entre autres, un légionnaire d’origine hongroise : Oscar Quint.
La plupart des hommes connaissent par cœur le trajet. Ils savent qu’environ à mi-chemin, ils vont se trouver à moins de deux kilomètres de Tan-Xuan, camp retranché viet-minh ; juste après, la locomotive gravira sa montée la plus raide dont l’approche se devine par une recherche d’élan maximum. La pente qui débute faiblement se prolonge sur deux kilomètres durant lesquels elle ne cesse de croître. Lorsque la locomotive arrive enfin au sommet, elle semble sur le point d’exploser, et le convoi progresse avec une telle lenteur que, par moments, les hommes se demandent s’il n’est pas arrêté.
C’est à cet endroit précis que le 13 février 1948, à 9 h 02, se déclenche le tir de l’ennemi, embusqué dans la forêt à moins de cinq mètres des wagons.
Un véritable carnage. Les viets ne se sont groupés que du côté droit. L’efficacité de leur feu ne permet aucune riposte. Les wagons sont criblés, troués, transpercés. Des grenades lancées par chaque fenêtre concluent le travail des armes automatiques. Puis les combattants viets surgissent de la forêt, se précipitent dans le train et achèvent à la mitraillette les rares survivants.
Oscar Quint est atteint par six balles, mais il vit et il est conscient. Il gît sur le dos, protégé par les corps de deux de ses compagnons. Il fait le mort.
Quatre autres légionnaires sont encore en vie, deux d’entre eux ne sont que superficiellement atteints. Les viets les tirent du train, leur lient pieds et mains et les couchent sur le bas-côté de la voie. Le wagon est tellement criblé de balles que Quint peut suivre, impuissant, le déroulement de la scène. Il aperçoit un soldat qui s’approche de ses camarades. Le viet a des galons sur sa tunique noire, un pistolet au poing ; il dévisage un instant les prisonniers. Quint pense qu’il va les achever d’une balle dans la nuque, mais un conciliabule s’engage. Quint ne comprend que les mots « Légion étrangère » qui reviennent à plusieurs reprises.
Les quatre blessés ne sont pas achevés sur place : enlevés par les pieds et les épaules, ils disparaissent de la vue de Quint. Quelques secondes plus tard, Quint est frappé d’horreur par un hurlement inhumain et désespéré. Saisi par l’odeur, il comprend le sort infligé à ses quatre camarades.
L’un après l’autre, ils sont jetés vivants dans la chaudière de la locomotive.
Oscar Quint et deux civils eurent miraculeusement la vie sauve. Malgré le nombre de ses blessures, le légionnaire ne gardera que des séquelles secondaires des six balles dont il fut atteint ; jamais pourtant Oscar Quint ne redeviendra parfaitement normal. Dès qu’il reprit conscience à Phan-Thiet, il fit un rapport cohérent sur l’attaque, mais dès qu’il arriva à la fin de ses quatre compagnons, Quint fut pris de tremblements, puis de véritables convulsions, qui ne devaient jamais s’atténuer. Il sera réformé après un an d’hôpital psychiatrique.
Après le massacre de la navette de Phan-Thiet, le colonel Le Pulloch, chef du secteur Sud-Annam, sort d’un tiroir les plans d’un train blindé que lui avait, jadis, soumis un officier du Génie. Jusqu’alors le projet était resté vague et confus ; la construction d’un gigantesque tank sur rail avait fait sourire, et la plupart des spécialistes consultés l’avaient considéré comme une extravagante divagation d’un officier ambitieux. Depuis l’attaque sauvage du 13 février 1948, l’optique a changé ; il faut faire quelque chose et le colonel Le Pulloch arrive rapidement à une triple conclusion : seul le trajet de train blindé peut lui permettre de gagner la bataille du rail ; seule la Légion peut réaliser une entreprise où doivent s’allier courage et imagination, bricolage et discipline ; seul un officier exceptionnel peut en assurer le commandement.
Quelques jours de recherche suffisent au colonel Le Pulloch pour mettre la main sur l’homme qu’il lui faut.
Le capitaine Raphanaud vient de rejoindre la Légion étrangère en Indochine. Ses états de service et ses citations sont impressionnants. De plus, il sort d’une école de commando et il est considéré comme un grand spécialiste de la guérilla. À l’heure présente, il se trouve à Phan-Rang où il attend une affectation.
Le colonel Le Pulloch convoque aussitôt Raphanaud au P. C. de Nha-Trang et lui communique tous les plans concernant la création éventuelle d’un train blindé.
Raphanaud est étonné, mais aussitôt l’idée le passionne. S’il formule des réserves et se montre sceptique, c’est dans l’espoir d’obtenir le maximum de pouvoirs et une aide financière supérieure aux prévisions du colonel.
Les détails administratifs sont réglés en moins d’une semaine. Raphanaud a obtenu satisfaction sur trois points qu’il considère essentiels. Primo, l’aide sans conditions des chemins de fer indochinois ; secundo, la collaboration totale d’un ingénieur civil de la compagnie, Philippe Labrice ; tertio, le droit de choisir, au sein du 2e Étranger, les officiers, sous-officiers et hommes de troupe qui formeront l’équipage du train blindé.
Vers la fin du mois de février, le capitaine Raphanaud se dirige de sa démarche nerveuse vers le dépôt central des chemins de fer de Nha-Trang. Il a un premier rendez-vous avec l’ingénieur Labrice.
Raphanaud est un petit Champenois au visage sanguin et, hors sa voix au timbre fracassant, il n’a rien de l’officier de Légion typique. Pourtant, une véritable légende court sur son compte : il totalise huit évasions pendant l’occupation, dont une de la prison de Moulins, dans la nuit qui précédait son exécution.
L’ingénieur Labrice, en revanche, a un physique qui correspond parfaitement à ses fonctions. À peine plus grand que le capitaine, il est prématurément chauve et porte de fines lunettes sans monture qui accentuent son allure d’élève consciencieux et appliqué.
Deux heures suffisent à l’officier pour faire connaître le projet à l’ingénieur. Une question, toutefois, n’est pas résolue : la main-d’œuvre.
Raphanaud, qui, depuis le début, a son idée, explique :
« On a mis à ma disposition une compagnie du Génie qui travaillera sous vos ordres, mais, demain, je commence une inspection des postes Légion du Sud-Annam. C’est bien le diable si je n’y trouve pas une dizaine de spécialistes qui pourront vous aider. » Raphanaud ne sous-estimait pas les possibilités de la Légion. Au 1" bataillon, on lui signala un caporal-chef, Emil Kaunitz, ancien officier mécanicien à bord des U-Boot de la Kriegsmarine allemande. Technicien habile, bricoleur-né, Kaunitz fut rapidement désigné pour seconder l’ingénieur Labrice, et c’est lui qui résolut le problème, apparemment insoluble, du blindage du futur train. Sur la grève, à quelques kilomètres de Nha-Trang, le sous-marinier allemand repéra l’épave d’un L. S. T. japonais ; découpées au chalumeau, ses plaques servirent de protection aux quatorze wagons qui allaient composer l’arme secrète des légionnaires.
Sur le toit de chaque wagon, une tourelle mobile, armée d’une mitrailleuse lourde, est aménagée. Sur les parois les plaques de blindage sont renforcées de briques et de ciment. Deux rangées de meurtrières superposées et intercalées permettent à dix-huit tireurs de repousser toute attaque. Quatre armes lourdes (mortiers de 81) sont en batterie aux deux extrémités du convoi. Deux wagons ne sont pas armés ; destinés à la compagnie du Génie, ils transportent le matériel pour réparer immédiatement tous les sabotages, ainsi qu’un grand nombre de rails pour le cas où la voie aurait été détruite sur un long parcours.
Après six mois de travail acharné le train sort des chantiers de Nha-Trang. Son aspect est ahurissant. Bardé de toutes sortes de plaques de protection, rapiécé par différents blindages, le mastodonte peut affronter, sans dommage, les armes les plus lourdes dont dispose l’ennemi. L’étrange convoi comprend : 2 locomotives blindées, 14 wagons, dont 8 de combat, 1 wagon P. C. destiné aux officiers,
1 wagon infirmerie blindé,
2 wagons pilotes chargés de rails et de traverses,
1 wagon cuisine-restaurant.
De plus, les tenders et les citernes des locomotives, également blindés, contiennent 6 000 litres d’eau, ce qui assure au convoi une autonomie de 72 heures.
L’armement automatique comprend en outre :
8 jumelages de mitrailleuses Reibel sur chariot,
1 canon 40 mm « Beaufors » sur tourelle,
1 canon 20 mm « Flack » sur tourelle avec lunette et alimentation infrarouge,
1 bombarde lançant simultanément 10 grenades,
2 mortiers 81 mm et 60 mm ;
Le tout disposé de façon à être servi par un personnel à l’abri des coups de l’ennemi.
En plus des transmissions radio, un téléphone relie tous les wagons et la locomotive.
Des règles de circulation spéciales ont été établies, donnant la priorité absolue au train blindé sur tous les autres convois.
Sa vitesse maximum sera : en ligne droite, avec visibilité totale, 20 km-heure ; en courbe, 10 km-heure ; en marche de nuit, 4 km-heure.
L’arrêt du convoi est en outre imposé avant tout pont d’une longueur de plus de six mètres et avant chaque tunnel. Une patrouille armée devra faire la reconnaissance des tunnels, s’éclairant à la torche.
Pendant que l’ingénieur Labrice et le caporal-chef Kaunitz bricolaient leur train, Raphanaud rassemblait les soldats d’élite qui devaient combattre à son bord.
Deux officiers vont le seconder. Le lieutenant Lehiat est un ami personnel du capitaine. Quant au sous-lieutenant Ernst Noack il est aussi spectaculaire que Raphanaud est discret.
Amoureux de son personnage, Noack, lui aussi ancien officier allemand, mesure 1,95 m et pèse 120 kilos. Il se rase le crâne chaque matin et porte monocle.
Il est constamment torse nu, mais soutient son pantalon à l’aide de bretelles de cuir dans lesquelles, à hauteur de la poitrine, sont passés les étuis de deux poignards commando. Autour de sa taille, trois bidons d’alcool pendent en permanence. Il sanctionne les incartades de ses hommes par des gifles qui les envoient généralement à plusieurs mètres, mais il fait preuve, même dans ses moments de fureur, d’une inaltérable bonne humeur qui se manifeste par des éclats de rire sourds et caverneux. La quantité d’alcool qu’il ingurgite chaque jour semble ne produire aucun effet sur sa santé et son comportement.
Quant au recrutement des sous-officiers et des légionnaires, Raphanaud l’a confié à un homme qu’il connaît bien et qui a instantanément accepté de le suivre : l’adjudant Parsianni. Comme Mattei, Parsianni est Corse. Il est breveté de l’école de commando du capitaine Raphanaud, spécialité dans laquelle il s’est révélé plus que brillant. C’est Parsianni qui visite les compagnies du 2e Étranger, étudie les dossiers de chaque homme, examine leurs faits d’armes et leurs réactions au combat. Achevant son étude par des interrogatoires prolongés, il finit par recruter une centaine d’hommes exceptionnels.
Le 10 novembre 1948 la fabrication du train blindé est achevée. Le convoi est toujours garé au secret dans les ateliers de Nha-Trang. Les trois officiers, Raphanaud, Noack et Lehiat sont confortablement installés dans le wagon-restaurant. L’humour ne perdant jamais ses droits à la Légion, des pancartes touristiques récupérées par Noack ornent ses parois, vantant les avantages des voyages par rail, et de coquets rideaux plissés dissimulent les meurtrières. Depuis deux jours déjà une cinquantaine de partisans, composant l’effectif combattant supplémentaire, sont arrivés et ont pris possession des wagons auxquels ils sont affectés. Eux non plus, n’ont pas été choisis au hasard. Ce sont des Rhadès, race descendante des Moï qui sont considérés comme les meilleurs combattants asiatiques. Ils sont encadrés par un sous-officier et deux caporaux de la Légion. Mais le grand événement est attendu dans la soirée : l’arrivée de l’adjudant Parsianni et de ses 96 légionnaires. Raphanaud, un verre de whisky en main, jubile, expliquant à ses adjoints :
« La Légion étrangère est formée des plus prestigieux régiments du monde. Parmi ces régiments, le 2e Étranger est composé de vétérans sélectionnés ; au sein du 2eÉtranger, le 1er bataillon fait depuis deux ans figure de vedette ; et c’est parmi ces hommes que Parsianni a fait un tri méticuleux pour en choisir les meilleurs. Vous vous rendez compte de la compagnie qui va se trouver sous nos ordres : des super lions choisis parmi des lions.
– Sans compter les Rhadès, ajoute Lehiat. J’ai passé une inspection hier soir, ils m’ont l’air de tueurs nés.
– Je connais la race, approuve Raphanaud, ils ne nous décevront pas. »
À dix-huit heures, les trois officiers quittent le wagon et se dirigent vers une voie secondaire. Le train transportant la compagnie arrive à l’heure prévue. Parsianni saute du premier wagon, avant l’arrêt, et se présente réglementairement. Noack et Lehiat sont étonnés de s’apercevoir que l’adjudant, malgré l’application scrupuleuse du protocole militaire, tutoie le capitaine.
« Mon capitaine, je fais rassembler les hommes sur le quai ?
– Non, tu me les présenteras au dépôt, c’est à cinq minutes de marche. Je tiens à leur faire un exposé sur leur nouvelle arme et sur son utilisation.
– À tes ordres, mon capitaine. »
Tandis qu’ils descendent des wagons, Raphanaud observe ses légionnaires. Ils sont tous tirés à quatre épingles, les chemises sont immaculées, les trois plis réglementaires du dos soigneusement dessinés, pas une trace de fatigue ne se lit sur leurs visages fraîchement rasés ; les mains sont propres, les ongles impeccables ; pas un fil ne dépasse des sacs et les armes sont étincelantes. Raphanaud sourit.
« Tu as préparé ton arrivée, Parsianni !
– Mon capitaine, ces 96 types, ce n’est qu’une seule machine. Regardez-les bien, je crois qu’ils sont les cent meilleurs soldats du monde. »
Même Noack qui pourtant, des trois officiers, s’était montré le plus sceptique sur le mode de recrutement décidé par Raphanaud, est impressionné par le résultat et par l’allure générale du groupe. Le sergent Célier commande la manœuvre et le commando prend la direction du dépôt.
« Pourcentage d’Allemands ? questionne Raphanaud.
– Vingt-six Allemands, mon capitaine. Douze Italiens, trois Russes – des vétérans –, vingt et un Français. Les autres d’un peu partout. Le cuisinier est Hongrois, il s’appelle Flinck, il a été pendant trois ans chef dans un bistrot de luxe de New York. Il faudrait lui attribuer un aide ou deux.
– Parsianni, tu me plais, interrompt Noack. La bouffe, c’est sacré. »
Arrivés devant le train blindé, les hommes restent figés, contemplatifs. Raphanaud se fait présenter un à un les légionnaires. Puis il ordonne le repos et les laisse s’installer.
Il faut moins d’un quart d’heure aux légionnaires pour prendre possession des lieux. Sans heurts, sans discussions, ils trouvent leurs places, étudient les positions de défense. Ils comprennent en un instant comment va fonctionner la machine et ce qu’on attend d’eux.
Chaque wagon de combat est prévu pour quinze hommes qui dorment sur des couchettes superposées par trois dans le sens de la hauteur. Ils possèdent une armoire pour deux, une table et six tabourets par wagon. L’exiguïté du logement oblige les occupants à observer une propreté méticuleuse. La vie à bord du train blindé doit ressembler en tous points à celle des marins ; même discipline, mêmes consignes.
Le 13 novembre, c’est au tour de la compagnie du Génie de rejoindre le train et de s’installer. Et le 15 à l’aube, le monstre blindé part pour sa première mission.