1.
Au mois de mars 1946 l’acheminement des troupes françaises vers l’Extrême-Orient commence à s’effectuer à une cadence accélérée : tous les navires disponibles sont mis à la disposition de l’armée ; on affrète de nombreux paquebots étrangers afin d’assurer le transport en Indochine du Corps expéditionnaire français. Parmi les premières unités, s’embarque la Légion étrangère.
Un an a passé depuis l’agression japonaise du 9 mars 1945. Les massacres de la garnison d’Ha-Giang, de Lang-Son, de la citadelle d’Hanoï sont connus de tous les légionnaires. Les récits de ces tueries, souvent déformés et amplifiés, courent de bouche à oreille. Tous savent que du 5e Étranger, il ne reste qu’un bataillon restreint.
Le 2erégiment étranger d’infanterie est regroupé au complet à Saigon le 2 mars ; puis c’est le tour de la 13e demi-brigade qui débarque le 10 sous le commandement du colonel Brunet de Sairigné ; enfin suivra le 3e Étranger dont le regroupement s’échelonnera jusqu’au 22 mai.
Jamais, dans l’histoire de la Légion, un régiment ne fut constitué par des éléments aussi disparates que ce 3e Étranger. Survivants du célèbre Afrika Korps, S. S. du front de l’Est, nazis de tout âge et de tout grade, avaient cherché un refuge au sein de la Légion et s’étaient retrouvés à Bel-Abbès pour s’engager vers d’autres combats.
Les statistiques de l’époque établissent que le 3eÉtranger était formé de 33 p. 100 d’Allemands, 7 p. 100 d’Espagnols, 6 p. 100 de Polonais, 5 p. 100 de Français, 5 p. 100 d’Italiens et 17 p. 100 de Suisses (la plupart des Français et beaucoup d’Allemands qui s’engageaient dans la Légion étrangère prétendaient être de nationalité suisse). Mais ce qui différenciait ces hommes bien plus que leur nationalité et que leur mentalité, c’était la diversité de leur expérience militaire. Il y avait là de tout jeunes gens, presque des enfants qui venaient d’être transformés en soldats après quatre semaines d’une instruction hâtive à Sidi-Bel-Abbès ; d’autres, au contraire, étaient des militaires chevronnés, des vétérans de tous les combats du monde ; certains s’étaient affrontés sur les champs de bataille de la deuxième guerre mondiale.
Le 31 mars 1946, 1 740 légionnaires appartenant au 3e Étranger quittent Marseille à bord du Johan de Witt, paquebot hollandais affrété par la France. Ils constituent trois bataillons placés sous le commandement du colonel Lehur.
La traversée du canal de Suez est marquée par la désertion du légionnaire Wrazzouk. Ce passage deviendra par la suite le lieu de prédilection des déserteurs. À chaque traversée d’un transport de troupes, des dizaines d’hommes sauteront par-dessus bord dans l’espoir d’atteindre la rive égyptienne à la nage. Vingt pour cent seulement y parviendront, les autres, surpris par les remous, périront noyés ou broyés. Wrazzouk fut le précurseur de cette série d’évasions téméraires. Il réussit à atteindre la terre. Plusieurs de ses compagnons qui l’observaient à la jumelle le virent s’écrouler, épuisé, sur la rive ouest du canal.
Dans la nuit du 20 au 21 avril, le Johan de Witt se trouve dans le détroit de Malacca. La veille, il avait fait escale à Sabang. Le paquebot glisse sur une mer d’huile. La nuit est superbe. À bâbord, on aperçoit les lumières de la côte. La ville de Kelang semble être à portée de voix, bien qu’une dizaine de kilomètres séparent le navire du rivage.
Il est près d’une heure du matin. Dans la cabine qu’il partage avec trois autres gradés, le sergent-chef Edwin Klauss est tiré brusquement de son sommeil. Aussitôt il se rend compte des raisons de son réveil en sursaut : les machines du navire ont changé de rythme, puis elles ont stoppé totalement tandis que sur le pont les haut-parleurs hurlent en hollandais d’incompréhensibles instructions.
Klauss est un grand diable sec d’une maigreur extrême. Son crâne rasé accentue les angles coupants de son visage. Ses yeux sont si clairs que parfois, au soleil, le bleu et le blanc se confondent. Dans les diverses compagnies de Légion qu’il a traversées depuis douze ans, il est resté célèbre pour son extraordinaire instinct de bête de combat.
Tandis que Klauss enfile son pantalon, Bianchini, à son tour, se réveille.
« Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ? marmonne-t-il.
– Je n’en sais rien. Le bateau s’arrête et les Hollandais braillent. Je vais voir. »
Sur les deux autres couchettes, affalés, les sergents Favrier et Lantz dorment tout habillés. On les y a transportés moins d’une heure avant, ivres morts, conséquence de l’apparition d’une bonbonne de cinq litres de bols après l’escale de Sabang.
Klauss se dirige à grands pas vers l’échelle d’accès au pont des 2e classe. Il est suivi de Bianchini qui, hébété, tente en marchant de mettre de l’ordre dans sa tenue. Le pont grouille de marins qui s’agitent. Trois d’entre eux manœuvrent un projecteur. Le commandant du paquebot est là, un haut-parleur autonome à la main. Klauss reconnaît un des marins et l’interroge en allemand. Le marin répond brièvement. Klauss hoche la tête, puis se tourne vers Bianchini.
« Trois rombiers qui ont cherché à tailler la route en sautant par-dessus bord. Les cons ! Pas une chance sur un million : le détroit est infesté de requins et la terre est à plus de cinq milles.
– Dans ce cas, je vais me recoucher », annonce Bianchini.
Le colonel Lehur et le lieutenant Mattei ont rejoint le commandant hollandais. Ils assistent en spectateurs à la manœuvre. Avec des gestes rapides et précis six marins s’affairent pour mettre un canot à la mer. Dans un grincement de palans, l’embarcation se rapproche de la surface calme de l’eau, puis à cinquante centimètres, elle est larguée brusquement. Les six hommes détachent alors la chaloupe, prennent leur place aux avirons, et se mettent à ramer en cadence en direction des fugitifs.
Le projecteur a repéré deux des déserteurs. Ils nagent maladroitement avec des mouvements rageurs qui les essoufflent. Lorsque l’embarcation parvient à leur hauteur, ils se laissent hisser à bord sans résistance.
Du pont du Johan de Witt le projecteur décrit des demi-cercles méthodiques pour tenter de découvrir le troisième homme, tandis que, debout à l’arrière du canot, le patron marin attend les ordres. Le colonel Lehur et le lieutenant Mattei suivent sur l’eau la lente exploration du faisceau lumineux.
« Vous êtes sûr qu’ils étaient trois ? interroge le colonel.
– L’homme de quart est formel, répond Mattei. Il les a vus sauter, deux les pieds en avant, le troisième a plongé.
– Alors il s’est noyé, consignez-le au rapport. »
Le projecteur s’éteint. Le commandant hollandais donne l’ordre au patron du canot de retourner à bord. La manœuvre a duré une vingtaine de minutes.
Le sergent-chef Klauss qui avait quitté le pont, vient de réapparaître. Un instant, il regarde la chaloupe et ses huit occupants. Un coup d’œil lui suffit pour identifier les deux légionnaires qui ont été repêchés. Il s’approche du colonel et du lieutenant, salue à distance réglementaire, puis se présente d’une voix de stentor.
« Sergent-chef Klauss, 1er bataillon, 4e compagnie, au rapport, mon colonel.
– Oui, répond distraitement Lehur.
– Mon colonel, j’ai identifié les déserteurs, ils appartiennent à ma compagnie. »
Mattei dresse l’oreille. Il commande la 4ecompagnie.
« Transmettez une note écrite au lieutenant Mattei, lance Lehur en se retournant, indifférent.
– Mon colonel, si je peux me permettre, insiste Klauss.
– Quoi encore ?
– Mon colonel, les deux repêchés, c’est rien du tout. Mais le troisième, c’est Krugger.
– Et alors ?
– Mon colonel, Krugger, ce n’est pas le genre qui se noie bêtement. »
Lehur se tourne vers Mattei, interrogateur.
« Exact, mon colonel ! Je vous parlerai de Krugger.
– Bien. Mattei, demandez au commandant s’il est possible de poursuivre la recherche dix minutes. »
Le Hollandais accepte de faire remettre la chaloupe à la mer. Il donne l’ordre à ses marins de contourner le navire. Un petit projecteur est branché sur une batterie à l’avant du canot.
Krugger est repéré à l’arrière du paquebot. Dès qu’il se sent pris dans le faisceau du projecteur, il s’enfonce dans l’eau. Puis il se met à nager en souplesse obligeant la chaloupe à le suivre. Il est en slip. Il nage admirablement. Il faut plusieurs minutes au canot pour le rejoindre.
Du pont, ils sont maintenant une centaine à suivre l’opération. Deux marins tendent leurs bras à Krugger qui les saisit. Pendant une fraction de seconde il feint la soumission. Puis il tire à lui brusquement les deux hommes qui, déséquilibrés, tombent à la mer. Le légionnaire agrippe le bord, fait un rétablissement. Il est dans le canot. Le patron, surpris, est projeté à l’eau d’un violent coup de poing.
Krugger attrape un aviron qu’il tient par la pelle. Les trois marins restants le dévisagent, affolés. D’un coup de bélier, Krugger expédie le plus proche par-dessus bord en lui brisant trois côtes. Pris de panique, les deux autres se jettent à l’eau le plus loin possible. Krugger s’installe alors aux avirons et se met à ramer, rageusement. L’embarcation est trop lourde pour un seul homme. Il la déplace à peine.
Sur le pont du paquebot, le commandant hollandais a donné l’ordre de mettre une seconde embarcation à la mer. Lehur et Mattei ont suivi la scène sans un mot. Le colonel s’est saisi du haut-parleur. Il se place près du projecteur qui tient maintenant le canot de Krugger dans son faisceau. Tous à bord suivent les vains efforts du légionnaire qui tente de s’éloigner du navire. La voix du colonel, déformée par le mégaphone, rompt le silence.
« Krugger ! Je vous donne une minute pour vous rendre. Après je fais ouvrir le feu. Vous n’avez aucune chance. »
Krugger arrête de ramer. Il jette un regard circulaire. Il semble sortir d’un cauchemar. Il aperçoit les six marins qui nagent autour du canot. Deux d’entre eux soutiennent le blessé qui fait la planche. Alors, Krugger les aide à remonter à bord. Aucun n’a le moindre mouvement d’animosité à son égard. Épuisé, vaincu, le légionnaire va s’asseoir à l’arrière de l’embarcation.
Lorsque, quelques instants plus tard, Krugger prend pied sur le pont, le colonel Lehur lui assène une gifle d’une telle violence qu’il est projeté par terre. Autour d’eux des rires nerveux éclatent. L’incident est momentanément clos. Les trois fugitifs sont mis aux fers. Le colonel Lehur a simplement déclaré qu’il aviserait.
En pénétrant dans sa cabine, Klauss trouve Bianchini souriant, allongé sur sa couchette. La veilleuse est allumée et il fume tranquillement un petit cigare hollandais.
« Tu as vu ? questionne Klauss.
– Oui, par le hublot. Il les a foutument fait gicler, les Hollandais.
– Pas si malin que ça, constate Klauss. Les types ne s’y attendaient pas. Et puis, c’est pas leur boulot. Leur boulot, c’est la marine. Et ça, ils l’ont fait proprement. On ne peut pas reprocher à des spécialistes de ne pas être brillants en dehors de leur spécialité.
– Krugger ne s’est pas mal défendu dans la sienne.
– Grotesque, tranche Klauss. Notre spécialité, c’est la discipline, pas la bagarre de beuglant.
– Au fait, d’où sort-il ce Krugger ?
– Je n’en sais pas beaucoup plus que toi. De l’armée allemande certainement. Il est arrivé à Bel-Abbès, il y a deux mois. Sans doute un soldat de métier. Je mettrais ma main au feu qu’il était officier.
– En tout cas, il va déguster. »
Le 21 avril à neuf heures du matin, le lieutenant Mattei se présente dans la cabine du colonel Lehur. Il tient à la main la feuille dactylographiée qui constitue le dossier du légionnaire Rudolf Krugger. Le colonel y jette un bref regard.
« Vous en savez davantage, je suppose ? questionne-t-il.
– Oui, mon colonel. Krugger est un ex-lieutenant de la Wehrmacht. Croix de fer. Multiples citations. Évadé d’un camp de prisonniers américain de la région de Munich l’année dernière. À gagné l’Algérie par l’Autriche, l’Italie, la Tunisie, apparemment seul. Sa mère était d’origine australienne. Il a de la famille à Sydney. Je suppose que le but de sa tentative d’hier était de gagner l’Australie. Sinon il aurait déserté à Port-Saïd comme tout le monde.
– Et les deux autres ?
– Sans intérêt. Ils ont été probablement entraînés par Krugger. Il devait compter sur eux pour créer une diversion.
– C’est bon, Mattei. Faites monter Krugger. » Le lieutenant Mattei est un petit Corse courtaud et trapu, à la nuque de buffle. De la tête aux pieds, tout est carré, taillé à coups de hache. Il sort de la cabine sans répondre. À pas lents il se dirige vers la cale où se trouvent les quartiers disciplinaires du bord.
Deux hommes gardent l’entrée de la cellule improvisée : un marin hollandais et un légionnaire. À l’arrivée de Mattei, le légionnaire se fige dans un garde-à-vous spectaculaire qui surprend le marin. Par réflexe, il se redresse gauchement.
Les trois déserteurs sont assis sur un banc. Krugger est toujours en slip, les deux autres sont vêtus de leur pantalon et de leur chemise encore humides. Mattei les dévisage un instant, sans un mot, puis il se tourne vers la sentinelle.
« Va me chercher une tenue pour le grand et ramène-lui aussi de quoi se raser. »
Quelques instants plus tard Krugger est prêt. Pendant qu’il se rasait et s’habillait, Mattei n’a pas prononcé une seule parole. Au moment où le légionnaire ajustait le dernier bouton de sa chemise, le lieutenant lui dit simplement : « C’est bon. Suis-moi. »
L’un des deux déserteurs se lève alors timidement. « Mon lieutenant. Vous ne voulez pas rassurer Péjou ? Il pense qu’on va nous fusiller. » Mattei hausse les épaules.
« Sûrement pas à bord d’un bateau. Tout ce que vous risquez, c’est qu’on vous pende. »
Dans la cabine du colonel, Krugger se tient au garde-à-vous, immobile depuis plusieurs minutes. Lehur consulte des dossiers, affectant d’ignorer la présence du soldat auquel il n’a pas ordonné le repos. Assis sur le bras d’un fauteuil, Mattei attend lui aussi. Enfin Lehur lève les yeux vers le légionnaire figé : « Alors, si je comprends bien, tu as pris la Légion étrangère pour une agence de voyages ? »
Krugger ne répond pas. Il demeure immobile.
« Je vais te dire une chose, poursuit le colonel. Peu m’importe ton passé : il ne me regarde pas. Mais, dans le présent, tu viens de te conduire comme une gouape et, ce qui est plus grave pour toi, comme un imbécile et un mauvais soldat. Si l’homme de quart ne vous avait pas repérés immédiatement, tu entraînais deux de mes légionnaires vers une mort certaine. »
Lehur s’est levé. Il contourne son bureau et fait face à Krugger.
« Tu as quelque chose à dire ?
– Rien, mon colonel. »
Sans transition et sans colère, le mince et sec colonel Lehur frappe alors brutalement Krugger à l’estomac. Le grand légionnaire se casse en deux. Lehur cogne ensuite plusieurs fois sur la pommette droite qui éclate, puis du poing gauche sur l’œil qui enfle instantanément. Krugger chancelle mais ne tombe pas. Lorsque la grêle de coups cesse, il se remet péniblement au garde-à-vous. Son visage est couvert de plaies. Il saigne du nez. Il n’a pas proféré une plainte. Il n’a pas cherché à se protéger de ses mains.
« C’est bon, déclare Lehur. Mattei, reconduisez-le. »
Krugger ramasse son képi, s’en coiffe, salue et effectue un demi-tour réglementaire. Mattei conduit à l’infirmerie le légionnaire toujours muet.
« Ah ! je vous attendais, mon lieutenant, annonce le caporal infirmier, qui rit de bon cœur en badigeonnant au mercurochrome le visage tuméfié de Krugger.
– Et les deux autres ? ajoute-t-il.
– Ils passent à travers », répond simplement Mattei.
Avant de s’engager dans le labyrinthe qui mène aux locaux disciplinaires, Mattei s’arrête dans sa cabine et y fait entrer Krugger. Il lui verse une rasade de whisky :
« Je suppose, Krugger, que vous avez compris. Ce qui vient de se passer fait partie des traditions de la Légion. C’est en quelque sorte notre manière à nous de laver notre linge sale en famille. Vous n’êtes pas le premier et vous ne serez pas le dernier. Mais considérez que c’est un traitement réservé aux hommes que le colonel estime. »
Krugger hoche la tête.
« Mon lieutenant, ce qu’il n’aurait pas dû faire, c’est de me gifler devant les autres hier au soir. La trempe, je m’en fous. Pensez-vous que je sois un mauvais soldat ? Détrompez-vous : si je reste dans votre compagnie, je vous montrerai comment sait mourir un officier allemand. »
Rudolf Krugger devait tenir sa parole. Moins de deux mois plus tard, le 18 mai 1946, lors d’une embuscade légère dans la région de Thu-Duc, il était frappé d’une balle dans la gorge. Il se trouvait derrière une jeep qu’il avait évacuée au premier coup de feu. Il trouva la force de dire à Mattei :
« Ça y est, mon lieutenant. »
S’appuyant du coude sur le pneu de secours de la jeep, il réussit à rester au garde-à-vous, immobile, inondé par son sang. Lorsque, enfin, il bascula en avant pour s’effondrer, le visage dans la boue, il avait cessé de vivre.
Le légionnaire Rudolf Krugger était mort debout.