36.
EN février 1950, le capitaine Mattei a reçu sa nouvelle affectation : Na-Cham, kilomètre 33, sur la R. C. 4. Il prend le commandement de la 2e compagnie du 1" bataillon. Il a récupéré, à la 4e, Klauss, Osling, Clary et Fernandez. Le gang est reformé.
La responsabilité de Mattei ne se borne pas à la bourgade de Na-Cham, et au poste militaire qui la surplombe. Il est en outre chargé d’assurer la sécurité du blockhaus de Bo-Cuong qui protège le passage du col de Lung-Vai. Sa mission consiste enfin à veiller sur la colonie catholique, une centaine de Tonkinois chrétiens placés sous la tutelle d’un patriarcal missionnaire, le révérend père Mangin.
De plus en plus rares les convois ne font généralement qu’une brève halte à Na-Cham, pressés de gagner la cité-étape de Dong-Khé.
Il est un équipage pourtant qui a pris l’habitude de s’arrêter à Na-Cham, C’est un camion solitaire qui emprunte la R. C. 4 au mépris de tout danger, contre tous ordres.
Ses occupants sont deux légionnaires du 3e Étranger qui, ayant fini leur temps, ont choisi de se faire démobiliser sur place, dans l’espoir de s’enrichir en six mois. L’un d’eux est un Méridional, Félix Gidotti, originaire de Menton, l’autre, son meilleur ami, un Danois qui a dépassé la quarantaine, Jan Kirsten. L’idée des deux hommes commercialement n’est pas insensée : à cette époque, toute denrée, toute marchandise, triplait de valeur entre Lang-Son et Cao-Bang. Restait évidemment à parcourir une fois par semaine les cent seize sanglants kilomètres de la R. C. 4…
Devant quelques réticences de Kirsten, Gidotti avait répondu :
« Les viets se foutent pas mal d’un véhicule isolé. Mieux que quiconque nous savons renifler les mines. Tout ce qu’on peut risquer, c’est qu’une fois ou deux ils nous saisissent la marchandise ; on n’en mourra pas. En six mois, on peut ramasser vingt briques et rentrer en France pour s’acheter un bistrot tranquille dans le Midi. »
Manquant de fonds au départ, les deux anciens légionnaires effectuèrent les premiers voyages à bicyclette, tirant des roulottes sommaires. Ces déplacements réalisés miraculeusement sans incident, ils achetèrent un camion. Mais quel camion !
C’était un vieux Citroën rafistolé de toutes parts. Les pneus ne possédaient pas de chambres à air et avaient été bourrés d’herbes humides. Les freins étaient inexistants, leur huile ayant été remplacée par de l’eau savonneuse. Dans les descentes, un jeune Tonkinois courait et plaçait des cales sous les roues pour freiner la vitesse. Le réservoir d’eau fuyait et un autre enfant se tenait en permanence à cheval sur le capot, versant de l’eau dans le radiateur à l’aide d’un arrosoir.
Gidotti et Kirsten, eux aussi, étaient devenus fous. Ils étaient inconscients mais on saluait leur courage. Pendant quatre mois, chaque semaine, ils passèrent. Il est vraisemblable que les viets, eux aussi, les admiraient, car lorsque l’étrange équipage finit par sauter sur une mine au col des Ananas, il ne fut pas massacré. Les deux enfants ne furent même pas blessés. Kirsten tué sur le coup, Gidotti, les iambes déchiquetées, fut tiré par les gosses jusqu’à Na-Cham où on dut l’amputer. Aujourd’hui il est cul-de-jatte, mais il est propriétaire de son bistrot dans le Haut-Var.
Pour organiser la défense de Na-Cham, Mattei a deux idées fixes. Primo, faire monter le maximum d’armement dans les calcaires. Seuls les légionnaires qui hissèrent, à l’aide de palans, les deux 75 sans recul que possédait la 2e compagnie, auraient pu protester contre cette initiative, car Mattei n’a consulté personne pour élaborer son plan. Connaissant le terrain et la stratégie viet, le capitaine a une vision nette des événements dramatiques qui se préparent. Mais c’est surtout à son service de renseignements qu’il se fie. Depuis les temps héroïques de Ban-Cao, Mattei est passé maître dans l’art de recueillir des informations auprès de la population indigène. Il sait le crédit qu’il peut accorder aux déclarations de ses indicateurs, il connaît leur tempérament, le degré de leur cupidité, ou les motifs qui les poussent à trahir les leurs.
Et c’est ainsi qu’au début d’août, Mattei acquiert une certitude : en Chine, à quelques kilomètres de la frontière, le Viet-minh vient de construire une reproduction fidèle, grandeur nature, du village et de la citadelle de Dong-Khé.
Cela paraît inimaginable, et pourtant… Une fois déjà, les armées de Giap ont occupé Dong-Khé. Ils ont eu tout loisir d’en relever le plan dans les moindres détails. D’autre part, pour eux, la main-d’œuvre ne compte pas. Sans compter les Chinois, ils ont pu employer dix ou vingt mille hommes à ce travail de reproduction – ce travail qui va leur permettre de répéter un gigantesque assaut comme on répète une pièce de théâtre.
Pour le capitaine Mattei, un fait prime tout : il est-certain de l’exactitude de son information. Reste à en convaincre ses supérieurs. Pour le colonel Charton, ce n’est qu’une formalité ; le commandant de la forteresse de Cao-Bang répond par radio :
« Reproduction grandeur nature ou pas, ma conviction est faite depuis longtemps. Les viets attaqueront soit Dong-Ké, soit That-Khé. C’est logique. Ne perdez pas votre temps à prêcher un converti. Si vous voulez convaincre quelqu’un, c’est vers Lang-Son qu’il faut vous tourner. »
Dans la première quinzaine d’août, Mattei parcourt trois fois les trente-trois kilomètres qui séparent Na-Cham de Lang-Son. Il réclame audience au colonel Constans. Deux fois il est évincé. La troisième, le 16 août, il est reçu une dizaine de minutes par le colonel qui écoute ses révélations sans y accorder la moindre croyance. Pour Constans, l’objectif de Giap c’est Cao-Bang, il ne veut pas en démordre. Du reste, à cette époque, il harcèle Charton par radio :
« Renforce tes positions, reste sur tes gardes. Les viets vont lancer une offensive sur Cao-Bang. » Charton en frémit de rage impuissante. « C’est impossible ! Il leur faudrait sacrifier entre dix et vingt mille combattants ! Ils ne sont pas assez cons pour l’ignorer. Ils ne peuvent pas se le permettre. »
La réputation de combattant optimiste du colonel Charton, la confiance qu’il a dans la force du 3e Étranger jouent contre lui.
« Tu es trop sûr de toi, répond Constans. Ça te perdra. Cao-Bang n’est pas invulnérable.
– Mais si ! Nom de Dieu ! Si ! Je le sais, et ils le savent ! Ne t’occupe pas de nous, on peut tenir deux ans. C’est au centre de la R. C. 4 qu’ils vont frapper ! C’est là qu’il faut faire monter de l’appui de feu… »
Quant à Mattei, de retour à Na-Cham, il a compris. Une fois de plus, il va préparer sa petite guerre personnelle, sans rendre de comptes à personne. Ce combat, il va l’organiser en fonction d’un nouvel atout : l’idée de plus en plus précise qu’il se fait sur les fautes que s’apprête à commettre le haut-commandement. Pas plus que Charton, Mattei n’incrimine particulièrement le colonel Constans. L’un comme l’autre, ils savent qu’il est l’homme du général Carpentier, et que les ordres du commandant en chef demeureront toujours pour lui paroles d’Évangile. En plus, Mattei, comme Charton, considère que le style d’officier fastueux que représente Constans est indispensable à un corps d’armée aussi exceptionnel et imprégné de traditions que la Légion étrangère. Tout au plus, déplore-t-on de temps en temps dans les mess, que ce genre de « seigneur de parade » se voie chargé, en outre, de faire la guerre.
Le plan que Mattei va commencer à mettre sur pied à partir du 16 août est fondé sur une hypothèse : à brève échéance, de gigantesques combats auront lieu sur la R. C. 4 entre Cao-Bang et Na-Cham.
Le capitaine convoque l’un de ses adjoints, le lieutenant Jaluzot, qui commande le petit poste de Bo-Cuong, à sept kilomètres au nord.
« Ou je suis le roi des cons, ou on va très bientôt en prendre plein la gueule. Pas nous, du moins je ne le pense pas, mais plus haut, dans les gros calcaires. En conséquence, notre (secteur va voir déferler une armée en déroute. La seule chose qui demeure en notre pouvoir, c’est qu’à partir de chez nous, les copains puissent passer sans subir le coup de grâce. Quand je dis « à partir de chez nous », je pense à partir de chez toi. Car c’est Bo-Cuong au col de Lung-Vaï qui va être le plus exposé.
– Tu ne crois pas que tu es un peu pessimiste, mon capitaine ?
– Je crains d’être trop optimiste, Jaluzot !
– De toute façon, trois obus de mortier sur Bo-Cuong et bonsoir maman !
– Non, mon vieux, parce qu’à partir de demain à l’aube, on va s’occuper de ta toiture. On va te la renforcer, la blinder, et la bétonner de telle sorte qu’elle puisse résister à une bombe atomique. »
Bien que sceptique, Jaluzot approuve.
« De toute façon, ça ne fera pas de mal au moral des hommes, le travail les distraira. »
Bo-Cuong est situé à deux mètres de la R. C. 4, au point culminant du col de Lung-Vaï. C’est un blockhaus circulaire à ras de terre. Douze meurtrières permettent de tirer à couvert au fusil mitrailleur. Il est occupé en permanence par onze légionnaires, dix partisans et le lieutenant Jaluzot. Mais bien que le blockhaus se trouve sur le point le plus haut de la route, il est surplombé par les montagnes, les calcaires et la forêt.
Pendant une semaine, trois sections de légionnaires aidées par une trentaine de partisans renforcent le toit du poste nain. Du béton est coulé entre un enchevêtrement de poutrelles d’acier. Le travail terminé, Bo-Cuong ne résisterait peut-être pas à une bombe atomique, mais aucune des armes les plus lourdes engagées dans les combats du Tonkin ne serait capable seulement de l’ébrécher.
Pour Mattei, ce n’est pas encore suffisant, il a repéré cent mètres plus haut, dans les calcaires abrupts, une grotte qui paraît assez vaste. Il y fait hisser une mitrailleuse de 12,7. Il y installe des couchettes, des munitions et du ravitaillement pour trois mois. Deux légionnaires y demeureront sur place par roulement.
Vingt-cinq hommes seulement assurent l’ouverture de la R. C. 4 au col de Lung-Vaï, mais plus d’un bataillon serait nécessaire pour les inquiéter.
Comme s’il n’avait pas suffisamment de tracas un problème secondaire vient troubler les préparatifs du capitaine Mattei : le révérend père Mangin et sa colonie catholique. C’est Clary qui soulève le lièvre. Un soir au poste il déclare :
« Mon capitaine, le curé, je le vois pas beau !
– Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ?
– C’est pas une histoire. Dans le pays on jase. Les catholiques ne sont pas en majorité, et le curé fait de la retape. Il prêche. Il fait des discours pour la paix des hommes, et un tas de conneries dans ce genre-là… Tout le cirque, quoi ! Je suis catholique, vous le savez, et je ne suis pas contre la messe de temps en temps, avec ma mère, à Bastia le dimanche, vers onze heures. Mais ici, c’est pas le moment de déconner tout ce qu’il déconne. Et il lui arriverait des bricoles que ça ne m’étonnerait pas…
– Écoute, Clary, merci de me prévenir, mais j’ai autre chose à foutre que de m’occuper du curé. Alors, sois gentil, fous-moi la paix !
– Comme vous voudrez, mon capitaine, moi ce que j’en disais, c’est parce que je l’aime bien, le père Mangin, et que ça va me faire de la peine de vous le ramener en tranches un de ces quatre matins.
– Tu penses vraiment que c’est à ce point-là ?
– Et alors ! Renseignez-vous, mon capitaine, vous verrez bien. »
Mattei entreprend une brève enquête auprès de ses indicateurs. Il en ressort que Clary ne se trompait pas. Le curé est bel et bien condamné à mort par le Viet-minh, qui n’attend qu’une occasion propice pour l’enlever et l’exécuter. Il ne reste au capitaine qu’à se rendre au cloître.
Le père Mangin approche de la soixantaine, il est grand, noble et sec. Les années qu’il a passées au Tonkin ont fini par imprégner son visage de la couleur jaunâtre que prennent les Européens exilés en Orient. Il aime bien Mattei, malgré le manque d’intérêt que l’officier porte au culte.
« Mon capitaine, quelle heureuse surprise ! Votre présence, pourtant souhaitée, est rare dans la maison de Dieu.
– Mon père, ce n’est pas précisément une heureuse nouvelle qui m’amène vers vous. Je viens d’apprendre que votre vie est en danger, que le Viet-minh songe même à vous supprimer.
– Capitaine, vous n’êtes pas assez naïf pour penser que je l’ignore. »
Mattei est décontenancé par cette réponse qu’il n’attendait pas.
« Et alors ? Vous attendiez que je vienne vous en parler ? Je ne vous comprends pas.
– C’est pourtant simple, capitaine ; vous n’y pouvez rien. Alors, pourquoi vous inquiéter inutilement ?
– Comment, je n’y peux rien ? Je peux tout, au contraire. Je vais vous faire aménager une chambre à l’intérieur du poste militaire, vous y serez en sécurité.
– Vous n’y pensez pas sérieusement, capitaine ! Vous me demandez d’abandonner la maison du Seigneur dans un moment comme celui-ci ! Et je ne parle même pas de mes ouailles.
– Vos ouailles, le Viet-minh s’en contrefout. Il y a trop de catholiques au Tonkin pour qu’il s’amuse à les égorger tous ! En revanche, les missionnaires le dérangent, surtout ceux de votre trempe, des propagandistes convaincants et courageux ; d’ailleurs je perds mon temps, vous savez tout ça mieux que moi.
– Certes, capitaine. Mais ce n’est pas pour la vie de mes fidèles que je me bats, c’est pour leur âme. Que penseraient-ils de moi et des paroles que je leur prodigue depuis des années si, sous la simple menace de perdre ma vie, je quittais le Lieu Saint pour aller me réfugier chez-vous ? »
Mattei fait des efforts pour ne pas laisser éclater sa fureur. Il éprouve de la sympathie pour le prêtre et admire son courage. Mais l’heure est trop grave, la situation trop tendue pour engager une polémique sur la théologie. Calmement, il déclare :
« Écoutez, mon père, cette zone est sous mon contrôle, sous mon autorité, alors je vous demande d’obtempérer. Si vous vous sentez une vocation de martyr, ayez l’amabilité d’attendre de vous trouver sur le secteur d’une autre compagnie.
– Et c’est tout ce que vous avez trouvé pour me convaincre ? réplique le père Mangin. Laissez-moi en paix. Je vais prier pour vous et pour vos hommes. »
Mattei salue et quitte le cloître. Il a compris qu’aucune parole ne parviendrait à vaincre l’obstination du prêtre. Il a besoin de réfléchir, il gagne son bureau et s’enferme. Une demi-heure après il se dirige à grands pas vers le mess des sous-officiers. Klauss et Osling sont là. Brièvement le capitaine les met au courant de son entretien avec le père Mangin. Osling prend les devants :
« Si j’ai bien compris, mon capitaine, vous attendez de nous que nous allions le chercher avec une section en armes.
– • Évidemment, ça a été ma première réaction. Seulement, la sienne n’est pas difficile à prévoir. Il refusera de vous suivre et vous autorisera à tirer sur lui… Et alors, vous aurez l’air malin…
– Oui, je comprends, personne n’a envie de lui balancer une pêche.
– Exactement, Klauss ! Donc, voilà ce que nous allons faire. Nous allons y aller sans armes, et, par surprise, lui attacher les mains derrière le dos. Après cela, le cas échéant, je reprendrai ma conversation avec lui.
– Moi, je ne l’attache pas, mon capitaine.
– Moi non plus, ajoute Osling. Vous ne pouvez pas exiger ça de nous !
– Allez me chercher Clary et Fernandez, et préparez-vous au moins à nous accompagner. »
Pour la première fois, Clary et Fernandez discutent un ordre de Mattei. Il faut les convaincre que seul leur geste peut sauver la vie du prêtre.
Lorsque les cinq légionnaires pénètrent dans la chapelle, le père Mangin est agenouillé près de l’autel. Il ne les entend pas entrer. Mattei se découvre et se signe. Ses hommes l’imitent. Clary chuchote dans l’oreille du capitaine :
« On pourrait pas faire ça ailleurs ? »
Pour toute réponse, Mattei, d’un signe de tête, confirme son ordre. Clary et Fernandez posent leur képi sur une chaise et s’avancent lentement vers le prêtre. Clary tient à la main une cordelette. Les deux hommes attendent que le missionnaire s’aperçoive de leur présence. Alors Clary déclare doucement :
« Pardonnez-nous, mon père. »
Ils se saisissent du curé, le soulevant chacun par un bras, et avec des gestes experts, lui lient les mains derrière le dos. Le missionnaire se lève et se retourne.
Ignorant ses agresseurs il foudroie du regard le capitaine et les deux sous-officiers qui s’avancent vers lui.
« Vous ne comprendrez donc jamais que la force et la violence, capitaine ! » déclare-t-il amèrement.
Mattei est sur le point de répliquer : « C’est vous qui ne comprenez que la force et la violence », mais il se retient ; il s’est promis de ne pas engager le fer.
« Une seule question, mon père, dit-il. Vous marchez auprès de nous ou dois-je également vous attacher les pieds et vous faire porter ?
– Marcher auprès de vous constituerait une concession à laquelle je me refuse. Prenez l’entière responsabilité de votre profanation, je ne ferai pas le moindre geste pour m’en rendre complice. »
Mattei fait un nouveau signe à l’adresse de Clary et de Fernandez. Cette fois, c’est l’Espagnol qui s’adresse au père Mangin :
« On exécute les ordres, mon père, c’est pour votre bien, il faut nous pardonner.
– C’est à Dieu qu’il faut réclamer votre pardon et celui de votre chef », réplique le prêtre solennellement.
Clary a lié les pieds du père Mangin. Il se baisse et le saisissant sous les fesses, du bras gauche, il fait basculer le curé entravé qui se retrouve hissé sur l’épaule du légionnaire. Avant de sortir de la chapelle, Clary, qui supporte sans le moindre effort le corps du prêtre, se retourne, fait une génuflexion et se signe.
Dehors, très rapidement, un cortège, plus intrigué qu’hostile, se forme et suit l’étrange procession jusqu’à l’entrée du poste. Le père Mangin est conduit dans une chambre et détaché. Deux légionnaires sont désignés pour garder sa porte. Deux autres se relaieront nuit et jour devant sa fenêtre.
Malgré le grade qu’ils avaient à l’époque (caporal et caporal-chef) Clary et Fernandez sont admis par faveur spéciale au mess des sous-officiers. Ce soir-là, comme à l’accoutumée, ils s’y rendent pour boire une ou deux bouteilles de bière. Ils s’assoient à leur table habituelle ; la table est occupée par un adjudant et six sergents qui se sont tus brusquement à leur arrivée. Clary et Fernandez les ignorent et commandent leur boisson.
Parlant intentionnellement à voix haute, l’un des sergents déclare :
« Ça commence à barder sérieusement dans le secteur ! J’ai entendu parler d’un de ces commandos dans la soirée ! C’était féroce.
– • Oui, approuve l’adjudant, je n’ai pas beaucoup de détails, mais il paraît que nous avons remporté une glorieuse victoire. De toute façon les survivants vont sûrement être proposés pour une citation avec palme… »
Clary et Fernandez boivent leur bière, feignant d’ignorer la conversation.
« D’après ce qu’on m’a dit, reprend un autre sergent, l’ennemi s’était réfugié dans la chapelle.
– Oui, il y en a qui ne respectent vraiment rien.
– Comment est-on parvenu à déloger les rebelles ?
– Deux volontaires, deux héros, une vraie mission suicide. »
Clary et Fernandez échangent un regard, puis avec un ensemble parfait, ils saisissent leurs canettes par le goulot et en brisent le cul sur le bord de la table, ils se lèvent, se retournent et font face :
« Alors, lance Clary, les traits crispés par la rage, qui veut continuer la conversation ? »
Aucun des sous-officiers n’est chaud pour la bagarre. La force et l’habileté de Clary sont légendaires. La ruse et la souplesse de Fernandez également. L’adjudant préfère parlementer.
« Le prends pas comme ça, Antoine, tu vas t’attirer des ennuis. On voulait simplement rigoler.
– Moi, j’ai pas envie de rigoler, surtout avec des gonzesses. Les gonzesses, je les baise, je rigole pas avec. »
Sous l’insulte, un sergent se lève et, à son tour, brise le cul de sa bouteille.
Le fracas d’une détonation rompt le silence. La balle frappe le plancher entre les deux hommes. Klauss se tient sur le seuil, son colt à la main ; il a tiré de haut en bas entre Clary et Fernandez.
« Lâchez ces bouteilles », ordonne-t-il.
Les trois légionnaires obéissent.
« Vous trouvez que c’est le moment de vous cogner entre vous, bande de cons ! gueule le sous-officier. Attendez plutôt les viets pour calmer vos nerfs de fillettes !
– Il a raison, admet le sergent. Allez, Clary, oublie ça, viens boire un coup. »
Clary hausse les épaules, mais les mots magiques ont rendu toute sa bonne humeur à Fernandez.
« Il reste du Champagne dans cette baraque ! lance-t-il, joyeux. Allez, que tout saute ! »
Il ne croyait pas si bien dire.