38.
NA-CHAM, 18 septembre. Le capitaine Mattei vient d’être prévenu de l’arrivée de la colonne Lepage. Lang-Son a câblé. Il est probable que l’artilleur et ses troupes feront halte à Na-Cham pour la nuit avant de continuer leur périlleuse progression sur la R. C. 4.
À midi, le passage de la colonne est signalé à Dong-Dang, sans incident, ils seront là dans la soirée.
Effectivement, à partir de dix-huit heures, l’interminable chenille humaine apparaît dans un nuage de poussière, s’étendant du village de Na-Thin jusqu’aux avant-postes de Na-Cham. Mattei cherche à évaluer la puissance numérique des arrivants. Deux mille hommes ? Peut-être un peu plus.
Le colonel Lepage doit se trouver au centre de la colonne, car, avant son arrivée, de jeunes officiers se présentent et s’occupent avec Mattei de l’installation des hommes. Ceux-ci s’organisent pour camper dans un ordre et une discipline relatives. Au côté de Mattei, le lieutenant Jaluzot assiste aux mouvements confus de cette troupe hétéroclite.
« Qu’est-ce que tu penses de tout ça, mon capitaine ? interroge Jaluzot.
– Rien de bien fameux… Tous ces Marocains sont de bons soldats mais ils n’ont pas l’air très frais, et ce qui est plus grave, c’est qu’ils n’apparaissent pas non plus très convaincus.
– Tu as entendu parler de ce colonel Lepage ?
– J’ai entendu son nom hier pour la première fois. S’il est là, c’est qu’on considère que c’est sa place. »
Le colonel Lepage fait son apparition vers dix-neuf heures. Il descend d’une jeep conduite par un Marocain barbu. Les deux jeunes officiers de Légion se présentent réglementairement.
« Je vous ai fait préparer une chambre, mon colonel, déclare Mattei. J’espère, en outre, que vous accepterez de présider notre repas.
– Avec plaisir, mon vieux, je suis éreinté, ça ne me fera pas de mal de profiter de l’hospitalité et du confort de la Légion.
– Je vous fais escorter jusqu’à chez-vous, mon colonel, nous nous retrouverons au mess.
– Avec plaisir, merci.
– On va boire un coup ? interroge Jaluzot dès que le colonel a tourné le dos.
– Dans un moment, réplique Mattei, j’aimerais d’abord jeter un coup d’œil sur cette armée qui s’installe chez nous. »
Mattei et Jaluzot parcourent le camp marocain. Il y a une cinquantaine de camions usés, quelques véhicules légers, l’armement des hommes a l’air bien entretenu. C’est la vision d’ensemble qui est déplorable. Brusquement, Mattei tombe en arrêt. Il vient d’apercevoir l’artillerie. Deux canons de 105, deux de 75, qu’il contemple, songeur.
« C’est marrant, comme j’arrive facilement à deviner tes pensées, déclare Jaluzot en souriant.
– C’est pas marrant, c’est logique. Qu’est-ce qu’ils vont foutre de toute cette artillerie sur la R. C. 4 ? Elle va retarder leur progression et à la première escarmouche, elle va sauter. Ils n’ont pas une chance sur mille de pouvoir utiliser leurs canons !
– Et tu crois pouvoir convaincre le colonel de te les prêter sur gage ?
– S’il n’est pas le roi des cons – ce dont il n’a pas l’air – il ne pourra qu’admettre une évidence aussi indiscutable. »
Pendant le dîner qui rassemble une dizaine d’officiers de la colonne Lepage, les sujets de conversation ne manquent pas. Mais Mattei demeure sur ses gardes. Il ne veut pas donner l’impression qu’il cherche à percer les grandes lignes d’un plan secret. De son côté, Lepage cherche à évaluer le jeune officier. Jaluzot assiste, en spectateur muet, à cette prise de contact, à cette observation mutuelle entre les deux hommes qui, visiblement, ont envie de se laisser aller à un échange d’opinions. Il était normal que ce soit le colonel qui engage le dialogue. Durant tout le repas, Mattei l’y a habilement poussé, tout en restant dans les limites qu’il s’est imposées. Enfin, ce qu’il attendait, anxieux, se produit ; jetant son masque, Lepage déclare :
« Vous êtes au courant de la mission dont je suis chargé ?
– Pas officiellement, mon colonel, mais elle me paraît évidente.
– Poursuivez, Mattei, dites-moi le fond de votre pensée.
– Si vous montez, c’est que Charton descend. Les ordres doivent être pour vous d’attaquer Dong-Khé par le sud. Pour lui, par le nord.
– Ce n’est, hélas ! Pas si simple, Mattei. Je dois aller chercher Charton au-delà de Dong-Khé, c’est moi qui suis censé reprendre la ville, avec l’appui du 1er B. E. P. qui a sauté hier et aujourd’hui sur That-Khé.
– Ce n’est pas un appui à dédaigner !
– Certes, et bien qu’elle ne paye pas de mine, ma troupe non plus n’est pas médiocre. Ce sont de bons soldats, tous des vétérans, ils sont éreintés mais je leur fais confiance.
– Vous savez, mon colonel, les Arabes sont les meilleurs soldats du monde quand tout va bien, les pires quand ça tourne mal. Les légionnaires c’est à peu près le contraire, ils ont l’habitude des actes désespérés, de s’accrocher à un contre dix, mais j’avoue que si l’association du B. E. P. et des thabors est bien dirigée, ça peut donner un résultat intéressant.
– Mattei, vous connaissez cette région mieux que moi, et principalement la R. C. 4. Si je vous demande de me donner votre opinion sans détour, êtes-vous prêt à le faire ?
– Je peux me tromper, mon colonel, je ne suis qu’un officier parmi tant d’autres. Si je vous parle franchement, je vous demanderai de considérer que mes propos ne se fondent sur aucune certitude mais sur des renseignements, sujets à caution, et sur une opinion absolument personnelle.
– Je vous écoute.
– À mon avis, vous allez à une catastrophe. Les viets sont partout par bataillons entiers et vous êtes condamné à rester rivé à la route. Votre seule chance serait de mener votre opération à une vitesse qu’ils ne soupçonnent pas ; ça me paraît irréalisable.
– Nos avis se rejoignent. J’avais du reste l’intention de vous laisser ici mon artillerie, mes quatre malheureux canons qui vont ralentir considérablement notre avance.
– Je pense, mon colonel, que je vous l’aurais suggéré. Votre artillerie ne pourrait vous être utile que dans le cas où elle parviendrait intacte, au point de la R. C. 4 qui surplombe Dong-Khé. Mais ça, l’ennemi ne l’ignore pas. Et s’il découvre que vous avez des armes lourdes, il sera contraint de vous attaquer, peut-être même avant que vous ne soyez parvenu à réaliser votre jonction avec le B. E. P. De la route, vous le savez mieux que moi, il vous sera impossible de vous servir de vos canons qui ne seront que des cibles.
– Si je vous laisse mes canons, vous comptez les utiliser ?
– Je n’aime pas envisager les défaites, mais dans le cas présent, j’y suis contraint. Votre artillerie peut nous permettre de tenir le col Lung-Vaï que vous aurez à franchir demain. Et si jamais dans les jours qui viennent vous êtes obligés de vous replier en catastrophe, je vous certifie que vous pourrez passer à partir de ce point.
– Je vais vous laisser le lieutenant D… C’est un artilleur expérimenté, il pourra vous aider, mais je dispose en tout d’une centaine d’obus pour chacune de mes pièces.
– Là-dessus, j’ai mon idée, mon colonel.
– Ne comptez pas sur Constans, il considère cette opération comme une simple formalité.
– Ce n’est pas sur lui que je compte.
– Parfait, Mattei, je vais profiter des quelques heures de repos que je peux prendre ches-vous. Ensuite, à la grâce de Dieu !… »
Le lendemain, à cinq heures du matin, les derniers véhicules, suivis des tirailleurs de queue, quittent Na-Cham, et la colonne entreprend l’ascension sinueuse du col de Lung-Vaï. Le lieutenant Jaluzot les accompagne jusqu’au sommet où il va reprendre le commandement de son fameux poste à toiture invulnérable, Bo-Cuong.
Mattei rassemble sa compagnie. Il ordonne que tous les hommes s’emploient à hisser les quatre canons dans les calcaires, sur des positions qu’il a relevées. Une fois de plus il va falloir installer des palans, réaliser un travail de Romain.
Ses ordres donnés, le capitaine gagne le central-radio.
« Appelle-moi Hanoï, lance-t-il au caporal des transmissions. Le P. C. du général Alessandri.
– À qui voulez-vous parler, mon capitaine ?
– Appelle et passe-moi la communication, t’occupe pas d’autre chose. »
Klauss vient d’entrer.
« Vous appelez le général à cinq heures du matin, mon capitaine ? interroge-t-il.
– Les Corses ne dorment pas quand on s’apprête à leur tuer leurs soldats. Rappelez-vous de ça, Klauss. »
Le caporal obtient Hanoï sans difficulté, il débite les litanies rituelles.
« Ici, Na-Cham, je vous passe mon Autorité.
– Ici, Mattei, commandant le poste de Na-Cham. Je désire obtenir un échange avec le général Alessandri, question prioritaire, caractère d’urgence absolue.
– Reprenez le contact dans un quart d’heure, nous transmettons votre message au général. »
À cinq heures trente, Mattei obtient en personne le général Alessandri.
« Mon général, j’ai besoin d’obus de 105 et de 75. Tout ce que vous pourrez me larguer. J’installe un appui de feu sur la R. C. 4 qui assurera le passage du col de Lung-Vaï.
– Vous avez combien de pièces, Mattei ?
– Deux 105, et deux 75, mon général.
– Je l’ignorais.
– Je vous raconterai tout ça un de ces jours, mon général.
– Mais Lepage est déjà passé au col de Lung-Vaï ?
– C’est à son retour que je pensais, mon général. »
Sciemment, Alessandri ignore la dernière phrase du capitaine, il reprend :
« Quel est votre plafond ?
– Hélas ! Très bas. Il faudrait me larguer ça pratiquement en rase-mottes.
– Je vais voir si je peux foutre la main sur Fontange. J’essaie de vous donner satisfaction en tout cas.
– J’avoue que j’avais pensé à lui, mon général, merci. »
Mattei repose le micro et se tourne vers Klauss :
« Vous voyez bien que tous les généraux ne sont pas des abrutis comme vous sembliez le penser, Klauss.
– Bien sûr, mon capitaine, et le fait que vous soyez Corse n’a rien changé à la situation.
– Pas d’insolence facile, Klauss, et surtout foutez la paix aux Corses.
– Excusez-moi, mon capitaine. Au fait, qui est-ce fameux Fontange auquel a fait allusion le général ?
– Le capitaine de Fontange, Klauss. C’est un ivrogne chronique qui se sert d’un Junker comme d’un Piper-Cub.
– Ah ! Oui, j’en ai entendu parler. C’est le pilote qui fait du rase-viet en Chine, chaque fois qu’il est bourré.
– On le prétend, Klauss. On prête au capitaine de Fontange un certain nombre d’extravagances de cet ordre. Les gens sont médisants. En tout cas, bourré ou pas, si un aviateur est capable de nous survoler par cette crasse, c’est lui et pas un autre. »
À dix heures du matin, on entend le Junker sans le voir. Le capitaine de Fontange a établi un contact radio.
« Je suis en pleine purée, il faut me guider, quelle est votre visibilité ?
– Cent mètres maximum. Et attention à vous, Fontange, autour, ça n’est pas plat.
– Je connais l’approche par le sud. Si je passe, je vous balance les caisses sans parachutes. Gare à vos gueules ! »
Quand le gros Junker apparaît, ses trois moteurs au ralenti, Mattei pense qu’il va s’écraser sur eux. L’avion lâche une dizaine de caisses qui tombent échelonnées sur trois cents mètres, puis il effectue un ahurissant virage sur l’aile, frôle littéralement le toit du poste, reprend péniblement de l’altitude et va se perdre de nouveau dans l’épaisseur de la brume poisseuse. Fontange n’a pas interrompu son contact.
« Ça va, Mattei ? »
Le capitaine reprend le micro.
« Bravo, Fontange ! Pas une bavure !
– Tant mieux, je rentre. La plus petite caisse, c’est du Champagne, j’ai enveloppé les bouteilles moi-même dans de l’ouate, elles doivent être intactes, mais laisse-les quand même reposer une heure avant de les siffler !
– Compris, merci.
– On fait une drôle de guerre, Mattei ! En tout cas, le petit Corse d’Hanoï va être content. Ça lui a remonté le moral de te donner un coup de main, et crois-moi, il en avait besoin.
– Alors, merci aussi pour lui, Fontange ! À bientôt !
– Qui sait ?… »