41.

 

 

 

LANG-SON, 6 octobre. L’état-major réalise enfin l’ampleur du désastre. Pendant que les colonnes Charton agonisent dans les calcaires de Coc-Xa, les viets frappent au sud. That-Khé, Na-Cham sont attaqués à leur tour. Toute la R. C. 4 paraît perdue. C’est une question de jours, peut-être d’heures.

L’ordre est alors donné d’évacuer la vieille route coloniale où tant de sang a été versé. On essaiera de tenir That-Khé jusqu’au 10 octobre. La ville servira de havre aux survivants des massacres. Ensuite tout le monde se repliera sur Lang-Son.

Deux compagnies de Légion occupent That-Khé. Pour leur permettre de résister encore quatre jours, on leur largue en renfort des éléments du 3e bataillon de parachutistes coloniaux. Les paras ont reçu des ordres formels : ils ne doivent en aucun cas chercher à se porter au secours des colonnes sacrifiées, ils doivent se contenter de recueillir les survivants qui auront la chance de pouvoir se traîner jusqu’à eux. Ensuite, la mission de cette troupe fraîche consistera à boucler le repli en protégeant les arrières.

Encore une fois, c’est simple et logique ; encore une fois, c’est irréalisable ; les viets ne sont pas seulement devant That-Khé, ils sont derrière, ils sont partout. Le général Giap dédaigne That-Khé comme il a dédaigné Cao-Bang. Il va de nouveau frapper au centre. Il veut couper la R. C. entre That-Khé et Lang-Son.

Pour cela, Giap doit prendre Na-Cham ; il lui faut surtout Bo-Cuong, le poste nain qui tient le col de Lung-Vaï. Tant que la poignée de légionnaires qui l’occupent ne seront pas délogés, le col restera franchissable pour les rescapés. En revanche, si le Viet-minh parvient à s’en emparer, le repli vers Lang-Son ne sera même plus envisageable et le bataillon de parachutistes coloniaux que l’on vient de larguer sur That-Khé ne représentera, pour les viets, qu’une victime supplémentaire.

Pour le général viet qui a conquis la citadelle de Dong-Khé, anéanti le B. E. P., massacré le 3e bataillon du 3e Étranger de Charton, détruit les Marocains de Lepage, le petit blockhaus à ras du sol paraît une proie bien dérisoire. Mais ce que Giap ignore, c’est qu’il va devoir affronter un officier de Légion qui, depuis le mois d’août, a prévu ses mouvements. Un capitaine corse qui, imitant sa propre tactique, a hissé son artillerie dans les montagnes. Un baroudeur individualiste qui depuis six jours capte tous les échanges radio entre Lang-Son, Charton, Lepage et That-Khé, mais dont l’oreille ne devient inattentive que lorsque les messages lui sont destinés. Cette fois pourtant, Antoine Mattei n’aura même pas à faire le sourd : on l’a oublié, il est libre de ses mouvements, il va en profiter.

 

Dans cette soirée du 6 octobre, le capitaine Mattei a renoncé à suivre, dans son central-radio, le déroulement des événements. Sa conviction est faite : du côté français c’est la pagaille, l’affolement, le sauve-qui-peut. En revanche, chez les viets, c’est l’organisation, l’exécution systématique d’un plan efficace.

Ce n’est donc pas dans la peau du commandement français que doit chercher à se placer le capitaine. C’est dans celle des dirigeants rebelles. Et pour lui, qui connaît si bien son ennemi et ses réactions, c’est aisément réalisable : le seul contact radio qui l’intéresse désormais est-celui qu’il a établi avec Jaluzot, enfermé, avec ses douze légionnaires et ses quinze partisans, dans son poste-terrier de Bo-Cuong.

À dix-huit heures, Jaluzot annonce :

« J’ai décelé des mouvements, ils sont certainement là, en train de se grouper autour de nous.

– M’en doute pas, Jaluzot, ils doivent prendre ton poste, même s’ils savent que ça leur coûtera un bataillon entier. Ils vont le tenter. Ne relâche pas ta vigilance, ils vont sans aucun doute t’attaquer dans la nuit. Les deux gus de la mitrailleuse que j’ai fait placer dans les calcaires sont prévenus ; leur grotte est imprenable. Je ne peux rien faire de plus. T’ordonner d’évacuer serait un crime. Il y a toute la garnison de That-Khé et des milliers de civils qui vont devoir passer. Si les viets prennent ton poste, ils bloquent le col et c’est foutu !

– Je le sais, mon capitaine, mais nous ne sommes que vingt-cinq.

– Tu dois tenir, Jaluzot ! Jusqu’à la limite ! Les retarder le plus longtemps possible ! Des milliers de vies humaines sont entre tes mains.

– Compris ! On reprend le contact toutes les heures. Terminé. »

 

L’attaque commence à vingt heures quinze par un tir de mortier qui ne s’interrompt qu’à vingt et une heures. Puis, brusquement, c’est le silence. Jaluzot reprend le contact.

« Ils viennent d’arrêter. Le toit n’a même pas été ébranlé et ils ne donnent pas l’assaut. Pourtant j’ai situé leur point de tir, ils nous encerclent, ils sont partout.

– C’est évident, réplique Mattei, ils ignoraient le renforcement du toit. Ils pensaient vous foutre en l’air au mortier. Pour l’instant, ils doivent être désorientés. Du reste, ils sont peut-être moins nombreux que tu ne le penses. Mais ne te leurre pas ; s’ils ont arrêté, c’est qu’ils attendent des ordres après s’être trouvés devant une situation imprévue. Le cas échéant, ils feront venir des renforts. En mettant les choses au mieux pour nous, ils ne te réattaqueront que demain. Mais il leur faut ton poste, ils ne peuvent pas y renoncer. Ne relâche pas ton dispositif, distribue du maxiton à tes hommes. Qu’aucun de vous ne ferme l’œil. »

Mattei n’avait pas commis la moindre erreur dans son appréciation des réactions de l’ennemi. Il en a la confirmation lorsque à minuit, changeant leur tactique, et sans tir d’artillerie préalable, des milliers de rebelles se ruent à l’assaut de Bo-Cuong.

Jaluzot établit une liaison d’écoute permanente :

« Nous tirons par toutes les issues, on fait un carnage, mais plus on en fout au tapis plus il en arrive ! Si on tient une heure, c’est le bout du monde.

– La mitrailleuse dans les calcaires ?

– Elle crache sans interruption. On fait du bilan, tu peux me croire, mais ils sont trop nombreux, mon capitaine, on ne tiendra pas. »

Une demi-heure plus tard, c’est l’agonie. Mattei reçoit un ultime appel :

« Ils sont à portée de grenades, ils ne reculent même plus, ils enjambent leurs morts, nos mitrailleuses sont brûlantes et nous allons manquer de munitions.

– Tu as de la casse chez toi, Jaluzot ?

– Tout le monde est indemne, mais c’est quand même foutu. Dans un quart d’heure ils sont dans le poste.

– Écoute, Jaluzot… Jaluzot, nom de Dieu ! Jaluzot, réponds ! »

Le contact est interrompu. Ou un éclat a détruit l’émetteur de Jaluzot, ou le lieutenant a simplement coupé, jugeant plus utile de servir une arme.

 

Alors, en dix secondes, Mattei prend une décision qui risque de lui coûter sa carrière, de l’amener (s’il sort vivant de ce combat) devant le conseil de guerre.

Ses hommes sont autour de lui, ainsi que le lieutenant D…, l’artilleur que Lepage lui a laissé avec quatre canons. C’est à D… que le capitaine s’adresse :

« Le 105 qui se trouve dans les calcaires à hauteur de la cote 71, vous vous y rendez immédiatement, et vous ouvrez un feu ininterrompu sur le sol.

– Mais, mon capitaine, je risque de toucher le poste ?

– C’est-ce que je veux, imbécile ! Tir au but sur le poste !

– Mais, mon capitaine, vous n’y pensez pas ! Tirer sur un poste français, je refuse, je ferai un rapport.

– C’est le moment de parler de rapport, abruti ! Vous ne comprenez pas que le poste tiendra !

– Mon capitaine, rien ne prouve qu’il résistera à des obus de 105.

– Si ! Moi, je le prouve parce que je l’ai décidé. Et puis, merde ! Assez pinaillé ! Nous perdons du temps. Klauss, allez me chercher Dietrich.

– Mon capitaine, vous n’allez pas commander à un artilleur allemand de tirer sur un poste français ! »

Mattei parvient à conserver son calme, il déclare simplement :

« Clary et Fernandez, désarmez-moi ce con et foutez-le en taule ! »

Les deux complices obéissent avec enthousiasme et Mattei donne ses ordres à Dietrich, l’ancien officier d’artillerie du IIIe Reich. Il est secondé par quatre Allemands. Moins de dix minutes après l’incident, le tir au but sur le poste français commence.

 

Plus de trois cents obus atterrissent et explosent sur le toit. Pendant la nuit, Mattei en fait tirer quinze cents. Un toutes les quinze secondes pendant dix heures. Toute approche devient impossible pour les viets qui se font massacrer de plein fouet ou par les éclats qui ricochent sur le béton. À l’aube, l’ennemi se replie vaincu. Mais pour Mattei l’heure de la vérité va sonner. Que reste-t-il des vingt-cinq malheureux qui viennent de recevoir sur la tête un déluge de plomb ? Le dôme du poste a-t-il résisté à cet enfer ? Le capitaine a-t-il sauvé ses amis ou les a-t-il massacrés ?

Mattei saute dans sa jeep, accompagné de Klauss, Clary et Fernandez. Derrière, suit un Dodge six roues. Osling est au volant, un seul légionnaire à ses côtés.

Depuis Na-Cham, la R. C. 4 serpente. Au kilomètre 5, il y a un léger creux, puis la route remonte sur deux kilomètres vers le sommet, vers Bo-Cuong.

Avant de s’engager dans le creux, Mattei fait stopper le convoi. De l’endroit où il se trouve, il distingue parfaitement le poste. S’il reste un survivant, il doit l’apercevoir. Il scrute à la jumelle. Constate que le toit semble avoir tenu. Puis, brusquement, c’est le miracle !

Un homme sort et agite un drapeau français attaché au canon d’un fusil. Il ne reste au capitaine qu’à foncer contre toute prudence. En seconde, moteur emballé, les deux véhicules plongent dans le creux. Puis gravissent la pente. Malgré leur repli, les viets ne sont sûrement pas loin. Seules la rapidité d’exécution et la surprise peuvent faire réussir l’entreprise.

À cent mètres, il n’est plus possible d’approcher. La route est défoncée par les obus qui ont creusé de profonds entonnoirs. Jaluzot et ses hommes le savent car ils sortent tous du poste en courant et se précipitent vers leurs sauveurs. Comme des fous, ils sautent dans le Dodge, s’accrochent à la jeep, tandis que les deux véhicules repartent en marche arrière. Ils parviennent à faire demi-tour dans le creux et reprennent à toute vitesse la route de Na-Cham. Il ne manque pas un homme. Tous, sans exception, sont blessés. Pas un seul grièvement.

Jaluzot, hagard, a pris place au côté de Mattei. Il n’a reçu qu’un éclat superficiel dans la joue, mais il est choqué, halluciné, étranger à tout. Il fixe devant lui la route qui défile sans sembler la voir. Mattei cherche, par quelques mots, à secouer son ami ; enfin, il comprend : le lieutenant est complètement sourd.

À Na-Cham, Jaluzot met six heures avant de retrouver son contrôle. Ses premiers mots sont pour Mattei qui ne l’a pas quitté :

« J’ai mis une bonne heure avant de me rendre compte que c’était toi qui tirais ! Je suis vraiment con. »‘

Mattei s’apprête à répondre. Jaluzot l’arrête, lui fait signe qu’il n’entend toujours pas.

Le capitaine écrit sur un bout de papier :

« Osling t’a examiné, tes tympans sont intacts, c’est une question de quelques heures. »

– Ah ! Bon, tant mieux, je ne m’entends même pas parler. »

« J’admets que ça a dû faire du bruit », écrit Mattei.

Jaluzot hoche la tête à plusieurs reprises et agite son bras en signe d’assentiment.

Vers seize heures, Jaluzot a recouvré partiellement sa réception auditive. Mais Mattei le considère encore trop ébranlé pour lui confier une responsabilité dans les nouveaux combats qui se préparent. Malgré les protestations du lieutenant, Mattei lui ordonne de ne pas quitter l’infirmerie.

Osling qui vient d’examiner les rescapés de Bo-Cuong fait un rapport au capitaine.

« La plupart d’entre eux tiendront le coup, mais pour trois ou quatre, ce sera grave et long. Il va falloir les évacuer en service neuropsychiatrique dès que possible.

– Vous plaisantez, Osling ! Nous allons avoir des centaines de blessés et de mourants à évacuer en priorité ! Nous n’avons pas le temps de nous apitoyer sur des hommes dont les nerfs craquent pour un peu de bruit.

– Par moments, mon capitaine, je vous trouve superbe. Les types dont je vous parle risquent de ne jamais s’en remettre, de rester fous toute leur vie, « pour un peu de bruit », comme vous dites ! J’aurais voulu vous y voir.

– Je ne me prends pas pour un surhomme, Osling, mais je pense sincèrement qu’à leur place, j’aurais compris. Réalisant l’absence de danger, je me serais tranquillement allongé et j’aurais dormi. »

Un long moment, Osling dévisage Mattei, puis il conclut :

« Ce qu’il y a de plus fort là-dedans, mon capitaine, c’est que vraisemblablement vous l’auriez fait… »