2.
APRÈS trois semaines de traversée, le 25 avril 1946, à neuf heures trente du matin, le Johan de Witt accoste le long du quai principal de Saigon. La chaleur moite est déjà étouffante. Chargés de leurs trente kilos individuels de paquetage et de leur pesant fusil Enfield, les légionnaires, inondés de sueur, se bousculent et s’accrochent pour quitter le navire. Sur le quai, les choses s’arrangent à peine : pas le moindre coin d’ombre, les instructions sont imprécises et les compagnies se regroupent dans le désordre.
Les légionnaires resteront sur le quai jusqu’à dix-sept heures. Les seules images qu’ils garderont de Saigon seront celles de marchands ambulants qui, toute la journée, passeront parmi eux dans l’espoir de leur vendre quelques fruits ou légumes frais. Enfin, d’un scout-car descendent deux officiers porteurs des affectations de chaque compagnie. Les 120 légionnaires qui forment la 4e compagnie apprennent que leur destination provisoire se trouve dans les environs immédiats de Thu-Duc ; ils ont moins d’une heure pour gagner à pied la gare de Saigon où un train les attend.
Pour eux ces consignes ne signifient rien : ils ignorent où se trouve Thu-Duc. Leur seule préoccupation est la distance qui les sépare de la gare : ils devront la parcourir, courbés sous le poids de leurs fardeaux, par une chaleur à peine décroissante.
Le train qui les attend donne aux légionnaires la première image de la guerre. La motrice et les wagons sont protégés par des sacs de sable disposés en abris pour les tireurs de F. M. (quatre par voiture). Çà et là, sur toute la longueur du convoi, des points d’impact et des traces de balles témoignent d’attaques récentes.
Les hommes de la 4e compagnie s’entassent sur les banquettes en bois. Par instinct, les anciens se postent près des fenêtres, leurs armes à portée de la main.
Un sergent de la Coloniale qui traîne sur le quai renseigne le groupe de Klauss.
« Thu-Duc ? Vous êtes vernis ! C’est le Nogent de Saigon, à peine quinze bornes et la vie de château ! »
Le train met plus d’une heure pour atteindre Thu-Duc, roulant à peine plus vite qu’un homme au pas.
Pendant ce court trajet, la curiosité, l’agitation et l’étonnement des jeunes contrastent avec l’indifférence de leurs aînés. Dans chaque compartiment les anciens sont assis, étrangers au paysage, à la vie, à l’atmosphère de ce pays nouveau. Ce qui compte pour eux, c’est qu’ils sont assis, et leur attitude blasée évoque celle des usagers des lignes de banlieue. Les jeunes, en revanche, se disputent les rares places d’où on peut apercevoir quelque chose.
Les postes militaires de Bînh-Hoa-Xa, d’Apuong-Nhi et de Bon-Do sont découverts perchés sur les collines. Enfin, c’est la petite gare de Thu-Duc, puis de nouveau la marche à pied et l’installation dans une plantation désertée. Les locaux sont en dur.
Les 120 légionnaires sont placés sous le commandement du sergent-chef Klauss ; aucun officier ne les a accompagnés. Jusqu’à nouvel ordre, Klauss est responsable de la 4e compagnie, il est relié au P. C. par un seul poste radio.
D’un regard expert, le sergent-chef a jugé la situation : le poste vient d’être quitté par la Coloniale, la défense en est malaisée, et surtout inapte à assurer la protection des quelques paillotes qui, à une centaine de mètres, composent un village.
Les sergents Favrier et Lantz fouinent partout, inspectent les pièces nues, cherchant à découvrir avant les autres un abri plus agréable, tandis que Bianchini a déjà ordonné à son groupe de nettoyer une grande pièce rectangulaire et de monter les lits. Klauss dispose des sentinelles, organise un tour de garde pour la nuit.
Alors commence l’installation de la Légion étrangère. Lentement, à la lumière des torches électriques, la machine se met en route ; les murs nus commencent à vivre ; un étrange fourbi est déballé des sacs ; affaires personnelles, souvenirs trouvent leur place auprès de chaque lit, et les hommes, pourtant exténués, ne penseront pas à prendre de repos avant d’avoir créé, chacun, le cadre qui lui est propre. À intervalles réguliers, les sentinelles, troublées par le chant monotone des insectes et par les bruits étranges et inconnus montant des rizières, ouvrent le feu au hasard, brisant pour un instant la lancinante jérémiade de la nuit.
Une semaine plus tard, la routine a succédé à la fièvre. Des tranchées ont été creusées, un réseau de fils de fer barbelés défend l’accès du poste, un rideau serré de bambous sert de protection aux guetteurs, qui doivent, désormais, rendre compte de chaque coup de feu tiré et être en mesure, chaque matin, de préciser la trajectoire de leurs balles et en désigner le point d’impact.
Par roulement, les légionnaires se rendent à Thu-Duc distant de quatre kilomètres. La route semble sûre et aucun incident ne sera à déplorer pendant plusieurs mois.
La bourgade de Thu-Duc, dont ils ont fait leur paradis, comprend deux bistrots (dont l’un, la Mère casse-croûte, sert aussi de bordel) et une officine de jeux. Quelques heures par semaine, les permissionnaires y échappent à la monotonie de la vie de poste.
Chaque matin, six hommes et un gradé partent en patrouille, d’une allure lente et routinière. Ils ont tous le sentiment de l’inutilité de ces promenades quotidiennes. Mais Klauss a appris qu’un poste qui ne sort pas s’asphyxie, et il respecte scrupuleusement les consignes.
La vie de la 4ecompagnie n’a rien de particulier. Dans un cercle de cinquante kilomètres autour de Saigon, le 3eÉtranger s’est regroupé au fur et à mesure de l’arrivée des navires. Le colonel Lehur a installé son P. C. à Long-Binh, à vingt-cinq kilomètres au nord-est de Saigon. C’est de là qu’il a supervisé l’implantation des compagnies dans des postes qui ceinturent la ville et qui tous ressemblent à Thu-Duc.
Pendant les trois premiers mois d’implantation du 3eÉtranger autour de Saigon les légionnaires découvriront la guérilla des embuscades, sans cadence, sans système, sans logique. Une patrouille est attaquée par des forces dix fois supérieures à son effectif, elle est généralement décimée, puis le calme revient souvent plusieurs semaines avant que l’on apprenne que, à une centaine de kilomètres de là, une autre patrouille vient, à son tour, de tomber dans un guet-apens…
La grande superficie sur laquelle étaient répartis les bataillons, la rareté et l’irrégularité de ces attaques-surprises, faisaient qu’elles étaient peu redoutées des petits groupes qui chaque matin quittaient les postes pour ce qu’ils appelaient la « promenade ».
Néanmoins, une psychose était née et elle devait rapidement tourner à l’obsession : ne pas tomber vivant aux mains de l’ennemi.
Les combattants viets dont la cruauté était connue de tous, semblaient vouer à la Légion une haine toute particulière, et les soldats du 3eÉtranger qui tombaient entre leurs mains étaient martyrisés avec un raffinement sadique qui dépasse l’imagination.
Dix-sept d’entre eux furent retrouvés crucifiés dans les ruines d’un village incendié, à une vingtaine de kilomètres seulement au sud-est de Saigon. Entre les épaules, la peau de leur dos avait été découpée horizontalement au rasoir et clouée à la barre de chaque croix. Les mains avaient été liées derrière le montant vertical, de manière à permettre leur coulissement.
On estime que le supplice de ces hommes avait duré plusieurs jours avant qu’ils ne connaissent la délivrance de la mort : cédant à la fatigue, ils s’arrachèrent eux-mêmes la peau du dos, se laissant basculer en avant millimètre par millimètre.
D’autres furent empalés au bambou. Liés assis à des chaises percées, un bambou aiguisé planté sous leur siège les déchiquetait avec une atroce lenteur (la croissance d’un bambou est de plusieurs centimètres par jour).
Certains furent enduits de sirop de sucre et garrottés sur une fourmilière (les fourmis rouges d’Indochine ont la taille d’une petite abeille).
Ces atrocités, et bien d’autres, hantaient l’esprit des hommes et avaient fait naître en eux une idée maîtresse : le suicide plutôt que la capture, et cette tragique résolution était appliquée sans hésitation par chaque soldat, chaque gradé, chaque officier à l’instant où il jugeait que sa défense était devenue désespérée.
La méthode la plus courante était, bien entendu, la dernière balle que l’on gardait pour soi. Mais de nombreux légionnaires estimaient que c’était une balle gâchée et avaient appris (souvent des médecins de bataillon) comment se donner la mort à l’aide d’un poignard de combat, en bloquant la pointe entre deux côtes à hauteur du cœur et en frappant un coup sec sur le manche.
Le 26 juin 1946 à neuf heures du matin, six hommes de la 8ecompagnie quittent le poste de Giong-Trom à soixante kilomètres au sud-ouest de Saigon. Ils sont précédés à 400 mètres environ par une patrouille de la Coloniale commandée par le sous-lieutenant Bâcle.
La destination des deux patrouilles est le village de Cao-Mit distant d’une douzaine de kilomètres.
Les hommes comptent les parcourir en trois heures, demeurer deux heures à Cao-Mit et être de retour à leur poste dans la soirée.
Parmi les légionnaires se trouve un tout jeune Français, Lucien Mahé ; trois Allemands, Kreur, Kraatz et Hampe ; un Italien, Pazut. La responsabilité de ce petit groupe incombe à un sergent allemand, Gunther Roch.
Roch n’a pas la réputation d’être un sensible. C’est un colosse blond qui méprise et sanctionne la faiblesse. Il exécute les ordres comme un robot sans chercher à les comprendre, sans jamais les commenter, et il attend de ses subordonnés la même obéissance aveugle. Kreur et Kraatz sont arrivés ensemble à la Légion. Dans l’armée allemande ils étaient tous deux sous-officiers d’infanterie, ils appartenaient à la même unité, ils ne se quittaient jamais. Kraatz a récemment refusé une possibilité de promotion, en dédaignant l’offre de participer à un peloton qui lui aurait permis d’accéder au grade de caporal-chef, mais l’aurait éloigné deux mois de la 8ecompagnie et donc de son camarade Kreur. Les hommes de la 8eles ont surnommés les « siamois ».
Lucien Mahé est le benjamin de la compagnie, tout le monde ignore comment et pourquoi, il y a six mois, il est arrivé à Bel-Abbès. Son âge est souvent un sujet de raillerie. Pour que son incorporation soit acceptée, il a dû prétendre être âgé d’au moins dix-huit ans, mais malgré une saine et solide constitution il ne semble pas avoir plus de seize ou dix-sept ans. Quant à Pazut, l’Italien, c’est un ancien policier fasciste, petit, malin, au teint de pruneau. Il doit peser tout au plus une soixantaine de kilos, rien n’altère jamais sa bonne humeur et il a le goût de la plaisanterie facile. Pourtant il passe son temps à se plaindre de tous et de tout.
Après un quart d’heure d’une marche lente et précise, les six hommes sont en nage ; les insectes attirés par l’odeur de la sueur tournoient, bourdonnent, se posent, piquent, semblent se jouer des gifles que les légionnaires se plaquent sur le cou et les jambes, dans d’inutiles efforts.
Seul, en tête, le sergent Roch paraît insensible à la danse des moustiques, il marche, réglant de son pas de métronome, la cadence de ses hommes.
Comme à chaque mission, Pazut placé en serre-file vocifère, prenant à témoin de son infortune tous les saints du ciel. De temps en temps, Kraatz lance :
« Ta gueule, Pazut, tu nous emmerdes ! »
Un instant l’Italien se calme, puis son monologue reprend au même rythme, jusqu’au suivant : « Ta gueule, Pazut, tu nous emmerdes ! »
À l’approche de Cao-Mit l’humeur de Pazut se modifie. Sur la musique d’une rengaine napolitaine, il improvise maintenant des paroles à la manière d’un chanteur de flamenco.
Kreur constate :
« Le moral du Rital va mieux, c’est un vrai compteur kilométrique ce gars-là. Quand il chante, c’est qu’on n’est plus loin du but.
– N’empêche, réplique Hampe, que je le trouve bruyant, l’endroit ne me paraît pas tellement choisi pour se faire remarquer. »
Roch interrompt :
« Tu t’imagines que je le laisserais gueuler si on avait une chance de passer inaperçus ! S’il y a des viets dans le secteur ils savent d’où on est parti et où on va, c’est pas le silence de Pazut qui changerait quelque chose.
– Sincèrement, vous y croyez aux viets dans le secteur, sergent ? interroge Kraatz. Trois mois qu’on traîne par ici et on n’en a pas vu un seul.
– Je ne suis pas là pour croire ou pas croire, je suis là parce qu’on m’a dit d’y être », tranche Roch.
Il est juste midi lorsque le groupe de Roch arrive sur la place de Cao-Mit. Les hommes de la Coloniale sont déjà installés au bistrot. Le sous-lieutenant Bâcle s’est rendu au rapport chez le chef de poste.
Les cinq légionnaires s’assoient à leur tour devant une table bancale et commandent des canettes de bière qu’ils ingurgitent d’un trait. La bière semble ressortir instantanément par tous les pores de leur peau. Les cinq hommes ruissellent, ils s’essuient simplement le haut du visage d’un revers de manche, ou à l’aide d’un mouchoir douteux, pour protéger leurs yeux. Pour le reste, ils ont pris l’habitude. L’intérieur de leur casque de liège, et les sangles en cuir de leur sac et de leur fusil sont imprégnés de transpiration ; le cuir en garde une curieuse souplesse et exhale une odeur qui leur est devenue familière.
C’est une compagnie de la Coloniale qui occupe le poste de Cao-Mit, 120 hommes, 80 p. 100 de Marocains.
« Dites, les gars, déclare Pazut, il paraît qu’ils ont un bordel ici, on a peut-être le temps de se refaire une santé avant de rentrer au bagne !
– T’as surtout le temps de te faire plomber ! remarque Kraatz. Avec le tas de boucs qu’il y a ici, elles doivent pas être fraîches les putes ! »
Tous, sauf Pazut, éclatent de rire.
« Les boches, constate Pazut, c’est né raciste, ça crève raciste, y a pas à sortir de là. »
Kraatz ne relève pas, il se contente de hausser les épaules avec dédain. Pazut semble embarrassé :
« Je te demande pardon, je voulais juste rigoler, je voulais pas te vexer.
– Tu m’as pas vexé, et tu ferais mieux d’offrir à boire au lieu de pleurnicher.
– Ça, c’est une idée, tranche Lucien Mahé. Pazut n’a qu’à payer à boire chaque fois qu’il dit une connerie.
– Comme ça, constate Kreur, on sera bourré du matin au soir. »
Vers quinze heures, les légionnaires ont déjà parcouru un tiers du chemin du retour, mais la marche leur semble plus pénible qu’à l’aller. Ils sont alourdis par le repas et la bière, et la chaleur est devenue presque intolérable.
La patrouille parvient à l’endroit où la piste longe un bourbier marécageux. Sur leur gauche la densité de la forêt rend la jungle insondable ; à droite quelques banians émergent du marécage – sorte de figuiers géants dont les branches paresseuses tombent mollement dans l’eau glauque.
L’écho créé par le premier coup de feu vibre encore quand, d’un bond gigantesque, le sergent Roch se jette à l’abri d’un banian, soulevant une flaque de boue dans le marais. Instinctivement les hommes l’imitent, leur surprise n’a duré qu’une fraction de seconde. Lucien Mahé, le petit Français de seize ans, est resté sur la piste, gisant les bras en croix, il a été tué sur le coup d’une balle dans la tempe. Autour des cinq survivants tout semble calme ; c’est devant eux que le tir se déclenche sur la patrouille de la Coloniale qui les précédait.
La voix de Roch est restée paisible. Il parle juste assez fort pour être entendu des quatre légionnaires tapis derrière leurs arbres :
« On remonte par le marécage par sauts de dix mètres, en se planquant derrière les arbres. Les viets sont de l’autre côté dans la forêt, deux F. M. en batterie à chaque arrêt. Il faut essayer de dégager les Coloniaux. – Compris, jette Kraatz. On vous suit. » Au troisième bond, le groupe est repéré et « allumé » par les viets. L’ennemi se révèle beaucoup plus nombreux que ne l’avait pensé Roch. Son tir est précis et efficace. Les légionnaires ne peuvent pas bouger de l’abri que forment pour eux les troncs énormes des banians. Un peu au hasard chacun d’eux lance deux grenades dans la forêt de l’autre côté de la piste.
Trois ou quatre grenades font du dégât ; elles obligent les viets à se découvrir, et aussitôt les deux fusils mitrailleurs se mettent à cracher. Plusieurs viets sont atteints.
Roch se retourne pour situer ses hommes. Kreur et Kraatz sont réfugiés derrière le même banian, ils ont un F. M. et un pistolet mitrailleur. Trois ou quatre mètres sur leur gauche, un peu en retrait, Hampe sert le second F. M. Pazut a disparu.
Pendant un instant les viets cessent leur tir, cherchant sans doute à user les nerfs des légionnaires et à les amener à commettre une faute, puis brusquement, contre toute logique, quatre d’entre eux se précipitent à l’assaut en criant. Roch en abat deux sur la piste au pistolet mitrailleur, et s’aperçoit étonné que les deux autres sont également tombés foudroyés. Pourtant ils ne se trouvent pas dans la ligne de tir des trois légionnaires qu’il a situés derrière lui.
De nouveau c’est l’accalmie. Roch se retourne une fois de plus et comprend que Pazut a trouvé un refuge dans un buisson formé d’un fouillis verdoyant d’aréquiers nains, à peine à cinq mètres en retrait sur sa droite. Sans quitter la piste et la forêt des yeux, le doigt sur la détente de son pistolet mitrailleur, Roch se met à parler à voix basse mais en prenant soin d’articuler tous ses mots.
« Pazut, je crois que j’ai repéré ta planque. Si tu m’entends, réponds juste un mot.
– J’entends bien, chef, répond instantanément Pazut qui se trouve à l’endroit précis où Roch l’avait situé.
– Gut ! Tu restes où tu es. Tu ne me réponds pas, tu ne bouges plus, tu ne tires plus.
– Mais… interrompt Pazut.
– Ta gueule ! J’ai dit : pas un mot. Je pense qu’ils ne t’ont pas repéré. Tu t’étouffes, c’est un ordre. Tu m’entends : un ordre. »
Cette fois Pazut ne répond pas.
Kreur et Kraatz ont entendu le monologue du sergent. Ils ont compris. Ils sont un peu plus éloignés de Roch ; pour se faire entendre, ils sont obligés de parler un peu plus fort.
« On est foutus, chef ? lance Kraatz.
– Ta gueule. Tu verras bien. »
Roch sait que son groupe est perdu. Il estime les agresseurs à une centaine au moins. Le silence revenu en avant laisse présumer l’anéantissement de la patrouille de la Coloniale qui progressait en tête. En transmettant ses ordres à Pazut, il vient une dernière fois d’appliquer à la lettre le règlement de la Légion : préserver dans la mesure du possible la vie d’un homme qui pourra faire un rapport.
Soudain un tir d’enfer se déclenche. Roch se rend compte qu’il ne s’était pas trompé dans son estimation. En outre, les viets possèdent des armes automatiques. Les écorces des banians sont criblées et, malgré le vacarme étourdissant des détonations les légionnaires perçoivent le claquement étrange que font les balles en ricochant sur la surface nauséabonde du marécage dans lequel ils ont cherché refuge.
Économisant leurs munitions, espaçant leur riposte de cinq minutes en cinq minutes, les légionnaires ne tirent qu’une rafale à la fois. Leur seule ressource reste de signaler leur présence à l’ennemi et de l’empêcher de passer à l’attaque.
Les cinq hommes savent qu’ils ne peuvent pas compter sur un envoi de renforts : une compagnie entière pourrait être anéantie par les viets embusqués, et ni Cao-Mit, ni Giang-Trom ne possèdent d’artillerie.
Hampe décide d’en finir. Il bondit de son abri, tenant son fusil mitrailleur sous le bras, le trépied avant replié. Debout sur la piste, il tire sans interruption, hurlant en allemand les pires insultes. Il est atteint d’une rafale en pleine poitrine. Il tombe à genoux. Plusieurs tireurs s’acharnent sur lui, épargnant la tête afin de prolonger son agonie. Hampe est maintenant à quatre pattes ; par un miracle d’énergie, il trouve la force de dégoupiller une grenade et de la maintenir contre la culasse mobile de son fusil mitrailleur sur lequel il s’écroule. Il est probablement mort lorsque trois secondes plus tard la grenade explose, secouant son corps d’un dernier sursaut. Hampe a respecté l’ultime consigne : détruire son arme. La terre sèche de la piste a absorbé le sang du légionnaire avec la gloutonnerie d’un buvard, laissant seulement auprès du corps déchiqueté une pâle tache rosâtre.
Bien qu’ils ne parviennent pas à distinguer les silhouettes des combattants viets Kraatz et Kreur ont repéré plusieurs des emplacements de feu de l’ennemi. Ils tirent, coup par coup, au fusil mitrailleur. De son côté, le sergent Roch lance des grenades à intervalles irréguliers. Les viets ne peuvent envisager une attaque à découvert sans encourir des pertes superflues. Ils savent que les légionnaires sont inexorablement pris au piège, car en cette période de pleine lune, la nuit ne leur permettra pas de se replier. Ils savent qu’ils ont tout le temps pour la mise à mort.
Entre deux jets de grenade Roch ne regarde même plus dans la direction de la forêt : il demeure assis, adossé au tronc du banian, laissant à Kraatz et Kreur le soin de déceler une attaque éventuelle. Il a allumé une cigarette. En tirant les premières bouffées, il détache calmement le bracelet métallique de sa montre qu’il regarde un instant avant de la jeter aussi loin que possible dans le marécage. Son geste n’est pas passé inaperçu de Kraatz et Kreur qui pourtant ne le commentent pas.
Un peu plus tard, Kraatz interpelle le sergent.
« On a du schnaps, chef. Vous en voulez ?
– Envoyez. Pas de refus. »
Kraatz vide un bidon de l’eau qu’il contient et y verse la moitié d’un second bidon, puis le lance d’un geste précis vers l’abri du sergent, après avoir soigneusement vissé le bouchon.
Les trois Allemands ont échangé ces brèves paroles en français : toujours serré dans sa cache, Pazut se demande si c’est par courtoisie à son égard ou simplement par habitude. Pendant un instant Kreur et Kraatz parlent entre eux à voix trop basse, et ni Roch ni Pazut ne saisissent le sens des paroles qu’échangent les « siamois ». Puis, de nouveau, Kraatz élève la voix pour s’adresser au sergent :
« Kreur va tenter une sortie par-derrière, chef. On le couvre au maximum dans dix secondes. D’accord ?
– Aucune chance.
– Et alors ?
– Alors, d’accord. »
Presque simultanément le F. M. de Kraatz et le pistolet mitrailleur de Roch crépitent tandis que Kreur s’élance dans le marécage. Après trois pas, l’eau boueuse a atteint sa taille. Il fait des efforts désespérés pour s’éloigner, mais il s’enlise de plus en plus. L’eau arrive jusqu’à sa poitrine quand il est transpercé par plusieurs balles qui le frappent dans le dos. Il s’enfonce verticalement et disparaît un instant. Comme il s’était débarrassé de ses chaussures et de sa cartouchière, son corps réapparaît à la surface plusieurs minutes avant de s’enfoncer définitivement. Il n’a pas saigné, et au bout d’un moment ni Roch ni Kraatz n’auraient pu désigner avec certitude le point de sa disparition.
Les deux survivants ne se regardent pas. Roch dévisse son bidon et avale une large gorgée d’alcool de riz. Une heure encore ils tiendront en échec la compagnie viet, économisant les coups qu’ils tirent, se contentant de faire la preuve de leur vitalité. Dans son abri, Pazut continue à respecter les consignes : il fait le mort.
Le jour baisse rapidement et, sans avertir, Kraatz profite de la lumière incertaine pour tenter de rejoindre le sergent. Gêné dans sa course par le F. M. dont il n’a pas voulu se séparer, il est repéré au deuxième bond et frappé d’une balle en plein flanc juste avant d’atteindre son but et de s’écrouler, à l’abri, auprès de Roch qui l’aide à trouver une position supportable. La blessure du légionnaire n’est pas mortelle mais il perd son sang et Roch ne dispose d’aucun moyen pour enrayer l’hémorragie. De toute façon tous deux savent que cela ne servirait à rien. Ils se partagent le reste du bidon d’alcool. Roch allume une nouvelle cigarette et, du regard, en propose une au blessé qui refuse d’un signe. Alors, très vite, sans aucune hésitation, Roch saisit le F. M. et tire une rafale entière dans la nuque de son compagnon, puis, avec des gestes d’automate il démonte l’arme et en jette les pièces, une à une, au loin dans le marécage. Enfin, sans transition, il arme de nouveau son propre pistolet mitrailleur et retourne le canon contre sa tempe : son pouce crispé sur la détente commande le tir d’une rafale entière. Son corps s’affale mollement.
Pazut garde un long moment dans ses oreilles le sifflement provoqué par le fracas des détonations.
Dans la forêt les viets ont compris. Avec méfiance trois d’entre eux sortent de leur abri. L’absence de réaction et l’inspection sommaire du charnier leur font conclure à l’anéantissement de la patrouille. Alors, sur un cri aigu de l’un des éclaireurs, un tourbillon vociférant déferle sur la piste. À coups de crosse, les viets s’acharnent sur les cadavres dont ils font éclater les crânes.
Horrifié, Pazut profite de leur excitation pour quitter son abri en rampant dans la boue. Il s’est débarrassé de ses chaussures et de son casque. De toutes ses armes, il ne conserve que son poignard de commando. Après quelques mètres, il s’enfonce dans le marécage. Bien que la profondeur de l’eau soit bien inférieure à sa taille, il ne laisse émerger que sa tête, il avance sur ses genoux qui reposent sur le fond boueux. En une heure, il parcourt ainsi une centaine de mètres puis il reprend pied sur un terrain mou et herbeux. Devant lui, il distingue dans le clair de lune un groupe de paillotes lépreuses qui semblent abandonnées. Avec d’infinies précautions il s’en approche, constate l’absence de vie, et va se terrer, épuisé, dans l’une d’elles.
La paillote est infestée de rats que l’intrusion du légionnaire n’effraie même pas. Dans un coin il aperçoit une couche surélevée de quelques centimètres, reposant sur des cales de bois. À l’opposé un silo à riz pourvu d’un couvercle. Pazut s’y glisse et ramène le couvercle sur lui. Sa petite taille lui permet de se tenir recroquevillé dans le réservoir qui, de fabrication sommaire, et détérioré, laisse passer l’air tout en le protégeant des rats. Par une fente, placée face à la porte de la paillote, Pazut a un champ visuel suffisant pour déceler la moindre approche.
Pendant près d’une heure, rien ne se passe et Pazut commence à reprendre espoir. Soudain, il est tiré de sa torpeur optimiste par un tumulte croissant : les viets s’abattent sur les paillotes comme une nuée de sauterelles. Épouvanté, le légionnaire distingue un groupe qui tire, en les traînant dans la poussière, les corps de ses quatre compagnons liés par les pieds. Les cadavres sont pendus à deux branches d’arbre ; la lumière d’un feu de bois allumé par les rebelles projette sur les paillotes de sinistres ombres mouvantes. Pazut a dégagé son poignard de sa gaine. Comme on le lui a enseigné, il en bloque la pointe entre deux côtes à hauteur du cœur. Il attend, décidé à ne pas se rendre s’il est découvert.
À la lueur du feu, il aperçoit plusieurs femmes. Elles portent le même uniforme sommaire que les soldats rebelles. Elles sont armées. Une heure encore se passe. Puis un couple pénètre dans la paillote de Pazut. La femme rit ; elle tire le viet par sa manche. Pazut accentue la pression de son poignard contre sa poitrine. Il se blesse sans s’en apercevoir. Le couple s’installe sur le grabat. En riant par petites saccades, la femme déshabille le soldat.
« Ils vont baiser, ces salopards ! pense Pazut. Si par miracle je sors de là, on ne me croira jamais. »
Plusieurs hommes se relaieront sur le grabat. Ils paraissent avoir l’habitude. Puis une autre femme prendra la place de la première et les ébats sexuels se poursuivront toute la nuit.
Un peu avant l’aube, la troupe au complet s’évanouit. Pazut attend encore une demi-heure avant de bouger. Quand, enfin, il sort du silo, il tremble de froid et de peur. Ses membres sont presque paralysés. Il a saigné toute la nuit sans s’en apercevoir. Pourtant il parvient à marcher. Un instant, il hésite à couper les cordes qui soutiennent les corps pendus de ses compagnons. Mais il juge que ce serait prendre un risque inutile : les viets ont abandonné le secteur et Pazut peut tenter de regagner de poste de Giang-Trom.
Toute la journée Pazut se déplace par petits bonds comme un animal traqué, attentif au moindre bruit suspect. Vingt fois il se terre dans une immobilité totale, insensible aux piqûres de moustiques, aux fourmis qui s’infiltrent dans les jambes de son pantalon par grappes entières. Il s’oriente par instinct.
Lorsque enfin il aperçoit les lumières du poste, il est près de vingt heures ; la nuit est tombée et il lui reste une nouvelle difficulté à surmonter : il ignore le mot de passe et il connaît la méfiance dont font preuve les sentinelles de la Coloniale. Au « Qui va là ? » lancé par une voix à forte résonance nord-africaine, il répond bêtement : « C’est la Légion. »
Une rafale de fusil mitrailleur crépite instantanément. Les balles ricochent sur un rocher, à peine à deux mètres de lui. Les nerfs de Pazut craquent ; il se jette à plat ventre, les deux mains sur le crâne ; il écrase son nez sur la terre rocailleuse ; il est secoué d’un tremblement convulsif, il geint, il pleure.
La sentinelle continue à tirer coup par coup dans la direction d’où proviennent les plaintes. Miraculeusement, Pazut n’est pas atteint. Par chance un caporal-chef, bientôt suivi d’un sergent, ont rejoint le poste de guet, attirés par le bruit de la fusillade. Bien qu’excessivement méfiants, ils font cesser le feu et tentent d’engager le dialogue ; le sergent hurle :
« Qui va la ? »
Il faut plus d’une minute à Pazut pour se reprendre et crier à son tour :
« Pazut, Légion étrangère ! Tirez pas, mon lieutenant ! Tirez pas ! »
Sans relâcher sa vigilance, le sergent lance :
« Qu’est-ce que tu fous là ? »
Pazut reprend ses esprits, l’espoir renaît brusquement en lui.
« Survivant du groupe Roch, 8e compagnie, 3e Étranger. »
Évidemment ça colle : le sergent n’ignore rien de l’embuscade de la veille. Néanmoins une ruse n’est pas exclue, les viets peuvent avoir obtenu les renseignements criés par le légionnaire en fouillant les morts ou en torturant un survivant.
Pazut est trop loin pour être atteint par le faisceau de la lampe torche portative, que les coloniaux ont braqué dans sa direction.
« Tu distingues le bout du faisceau ? crie le sergent à Pazut.
– Oui, mon lieutenant, j’en suis pas loin.
– Tu vas te présenter de face à la lumière ! À poil, tu m’entends, à poil ! Si tu gardes seulement ton bracelet-montre, je te flingue comme un lapin.
– Compris, mon lieutenant, lance Pazut en commençant à arracher ses vêtements. À poil, complètement à poil. Compris.
– Et les mains en l’air, les doigts écartés », ajoute le caporal.
Conscient du danger qui le menace, Pazut suit les instructions à la lettre. Nu comme un ver il s’avance lentement dans le faisceau lumineux. À chacun de ses pas, les trois hommes de la Coloniale se détendent davantage. De son côté Pazut reprend de l’assurance malgré sa situation grotesque. Quand il n’est plus qu’à cinq mètres, l’évidence balaie le dernier doute. Le caporal, un pied-noir, lance, narquois :
« Ils sont gironds dans la Légion ! C’est une vraie petite caille, ce rombier ! »
Mais lorsque Pazut pénètre enfin dans l’abri, personne n’a plus envie de plaisanter : le petit légionnaire s’écroule la tête dans les mains, repris par ses convulsions nerveuses. Le sergent enlève sa chemise et aide Pazut à l’enfiler, puis il l’escorte jusqu’à la popote des sous-officiers où le capitaine Joliot les rejoindra, recueillant le premier le témoignage de Pazut, qui figure en détail dans le journal de marche du 3eÉtranger.
Mais ce récit, Pazut n’en réserva pas l’exclusivité aux dossiers de l’armée. Il tint de véritables conférences de popotes, mimant et contant la fin tragique de ses compagnons. Il narra l’épisode du silo de riz et les ébats des viets avec un tel luxe de détails, qu’il fut surnommé par les légionnaires de la 8e compagnie : « Le voyeur. »
Ce surnom lui resta et fut même employé par la suite par des hommes qui ignoraient tout de son aventure.
Blessé trois ans plus tard sur la frontière de Chine, Pazut fut rapatrié et réformé. Il tient aujourd’hui un bar à Cattane en Sicile, d’où il était originaire.