21.
LE 26 juillet 1949, le train blindé, une fois de plus, a fait escale à Phan-Thiet. Les légionnaires ont pu bénéficier d’une permission de nuit. Le rassemblement sur le quai est prévu à six heures du matin, le départ vers le sud pour sept heures.
Marcel Bugat, le légionnaire qui avait reçu de Noack une si sévère correction quelques mois plus tôt, rejoint le train avec une bonne demi-heure d’avance. Il est flanqué de son inséparable complice Julien Hastarran. Hastarran, comme Bugat, est un brillant soldat, mais son passé est confus. Venu de la région niçoise, nul ne sait s’il a cherché refuge, six ans plus tôt, dans les rangs de la Légion par crainte de la police ou par celle du milieu.
Bien entendu, les deux hommes ont passé la nuit au bordel dans lequel Bugat a rencontré une prostituée française, fait rarissime dans la région. Entre la maison close et la station ferroviaire, les deux hommes doivent marcher une dizaine de minutes. Bugat porte un couffin chinois qu’il manie avec des précautions affectées. Ce n’est qu’à l’arrivée au train, après s’être assuré que personne ne les entoure, que Bugat dévoile à son compagnon le contenu du mystérieux colis : un magnum de Champagne Moët et Chandon, une superbe bouteille géante avec son éclatante parure dorée qui recouvre le bouchon et le goulot.
Hastarran siffle d’admiration ; il y a quatre ans que ni l’un ni l’autre n’ont bu, ni même vu du Champagne.
« J’avais oublié que ça existait. J’ai l’impression de rêver, s’extasie Bugat.
– D’où la sors-tu ?
– Dédée, la pute que j’ai montée hier soir, elle tient ça d’un micheton qui est négociant en pinard à Bien-Hoa.
– Elle te l’a vendue ?
– Tu m’as pas regardé, non ? Elle m’en a fait cadeau, et il y en a d’autres à ma disposition quand on revient. Vendu ? T’es timbré ma parole. Le jour où tu me verras raquer une pute est pas arrivé, crois-moi !
– T’es tout de même quelqu’un ! Tu t’amènes au claque, tu montes la seule Blanche, tu la baises, tu lui files pas un radis et tu rentres avec du champ. T’es quelqu’un, y a pas à dire ! »
Sensible à la flatterie, Bugat n’en poursuit pas moins son idée :
« Bon, c’est pas tout. De la camelote de cette classe, on va pas se la farcir tiédasse. On va la filer à la glacière et se la faire bien frappée sur le coup de midi dans les gogues.
– T’es fada, Marcel, y a pas de place dans la glacière, elle est bourrée de flacons de plasma jusqu’à la gueule.
– C’est toi qui as rien dans le chou, pauvre con. Il n’y a personne à l’infirmerie en ce moment. On enlève quatre ou cinq flacons de plasma, on les planque dans le coffre aux ustensiles, on glisse le champ sous les autres flacons, et ni vu ni connu. À midi quand le toubib et les infirmiers vont à la bouffe, on replace le plasma, et à nous le champ glacé, comme dans un bar de palace.
– Ça, pour une idée, c’est une idée. Il n’y a qu’un os, c’est que si on se fait coincer, Noack nous fout à chacun une balle de onze millimètres dans la tronche. Et ça fait mal !
– Très bien, tu te dégonfles. Je peux me passer de toi. Seulement, tu feras ballon.
– Ça va, Marcel, je marche. »
Ce n’est pas tellement par goût du Champagne qu’Hastarran se résout à devenir une fois de plus le complice de Bugat. C’est surtout pour ne pas l’entendre ricaner et se faire traiter de gonzesse durant des mois, peut-être des années.
À sept heures, comme prévu, le convoi s’ébranle. Il roule pendant deux heures sur la voie secondaire. Ensuite il doit rejoindre l’axe principal et prendre la direction du sud. Ce programme est bouleversé vers neuf heures trente. La radio annonce l’attaque par les rebelles du poste de Tan-Yuan, à une dizaine de kilomètres au nord de la jonction ferroviaire de Cô O. Seuls des éléments disparates de milices amies, qui patrouillaient dans le secteur, ont pu se porter au secours du poste qui continue à lancer des appels désespérés. Le capitaine Raphanaud reçoit l’ordre de changer d’itinéraire et de se porter en renfort.
Le train trouve son point de débarquement vers onze heures trente, et les légionnaires entreprennent leur marche vers les assiégés avec la rapidité qu’ils ont depuis longtemps acquise dans ce genre d’opération.
Bugat et Hastarran font partie de la section de l’adjudant Parsianni. Ils sont en tête, mais ils ont eu le temps d’apercevoir derrière eux la scène qu’ils redoutaient. Du wagon-infirmerie, le médecin-capitaine est descendu, suivi de trois infirmiers et d’un légionnaire qui portent la glacière soutenue par des brancards. Hastarran prend peur :
« Il faut parler, Marcel, ça devient trop grave, chuchote-t-il à son ami.
– Ta gueule. C’est une promenade, laissons tomber, on s’en sortira. »
Une fois encore, Hastarran cède.
Vers deux heures le poste est atteint. Il a pu résister et lorsque les légionnaires arrivent, les viets ont décroché. La compagnie qui tenait Tan-Yuan a subi des pertes relativement faibles, une dizaine de morts, autant de blessés. Bugat et Hastarran respirent. Le poste possédait un réfrigérateur à pétrole et sa propre réserve de plasma. Les deux blessés pour lesquels une transfusion s’est montrée nécessaire ont été soignés sur place.
Le capitaine Raphanaud, lui, est inquiet, car il ne comprend pas le décrochage de l’ennemi. Il sait que dans ce secteur on a signalé la présence du fameux bataillon C de marche du Bo-Doï 81-82. C’est sans aucun doute l’un de ses éléments qui a attaqué Tan-Yuan. Le capitaine redoute une embuscade au retour. Il ne se trompe pas.
Peu avant cinq heures de l’après-midi, la colonne est violemment attaquée sur le chemin du retour par un tir de mortier et d’armes automatiques. Les premiers coups sont d’une dramatique efficacité. Tous les légionnaires se sont, d’instinct, jetés à plat ventre. Une dizaine d’entre eux ne se relèvent pas. La défense et la riposte s’organisent avec le calme et la précision dont seuls des hommes surentraînés peuvent faire preuve en pareille circonstance. En moins d’une minute, les positions des rebelles sont situées et les légionnaires s’installent à l’abri des tirs de mortiers.
À l’aise et détendu comme s’il s’agissait d’un exercice, Noack rejoint Raphanaud :
« Ça ne paraît pas bien grave, mon capitaine. Une vingtaine de types à mon avis.
– Oui, mais ils ont trois F. M. bien placés. Ça va nous faire perdre du temps. »
Hastarran est livide : ce n’est pas la peur du combat mais derrière les positions, à quelques mètres, il vient d’apercevoir les blessés couchés au pied d’un arbre. Le capitaine-médecin Lambert accroche déjà des flacons de plasma à une branche. Puis l’adjudant Parsianni s’approche par bonds successifs de Raphanaud et de Noack. Terrorisé, le légionnaire imagine la conversation. « Mon capitaine, il n’y a plus de plasma. » Raphanaud, un genou à terre, protégé par un arbre, scrute les positions ennemies à la jumelle. Il ne modifie pas sa position pour répondre :
« Lambert en manque ?
– Non, mais il n’y en a plus.
– Et alors, qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? Je vais pas en pisser, non ?
– Mon capitaine, ce que je voulais te dire, c’est que dans la glacière, il y a du Champagne. »
Cette fois, Raphanaud se retourne.
« Tu te fous de moi ?
– Non. Il y a un salopard qui a balancé la moitié des flacons pour foutre un magnum au frais. »
Instinctivement, Raphanaud dévisage Noack. Il regrette aussitôt son geste. Le lieutenant tonne :
« Ah, non ! Tout de même, mon capitaine, vous ne pensez pas ça de moi !
– Excusez-moi, Noack, c’était un réflexe. Non, évidemment. »
La violence et la rapidité du tir viet ne s’atténuent pas. Les légionnaires pour l’instant se trouvent à l’abri, mais sur des positions prises à la hâte, leur riposte est aussi inefficace que le feu ennemi. La seule différence, c’est que les viets, qui sont en surplomb, peuvent décrocher quand ils le veulent. En rampant, Bugat rejoint les deux officiers et l’adjudant.
« Mon capitaine, Hastarran et moi on pourrait grimper chacun d’un côté et essayer de balancer des grenades sur leurs positions de F. M. »
Raphanaud, qui juge l’action prématurée, refuse net :
« Quand j’aurai envie d’envoyer quelqu’un, je suis assez grand pour le décider. Fous-moi la paix. »
Parsianni a compris immédiatement. Noack aussi. Il déclare :
« Mon capitaine, ils pensent peut-être trouver du Champagne là-haut tous les deux. »
À son tour, Raphanaud comprend.
« Le Champagne, c’est vous ?
– C’est moi, mon capitaine, avoue Bugat. Hastarran était pas d’accord.
– Mais il était au courant.
– Un peu… »
Raphanaud s’accorde quelques secondes de réflexion avant de deprendre :
« D’accord ! Montez là-haut ! Balancez des grenades ! Il faudra, de toute façon, que quelqu’un y aille tôt ou tard. Même si vous vous en sortez, ça ne changera rien à votre action criminelle. Alors, je vous préviens, soit ça sera le Tribunal militaire, soit je demanderai au lieutenant Noack de régler la question comme il l’entendra.
– Compris, mon capitaine, répond Bugat. Si vous me laissez le choix, je pense que je préférerai le Tribunal militaire. Tout ce qu’on risquera, c’est d’être fusillé. »
Les positions des trois fusils mitrailleurs ennemis forment un triangle isocèle : l’abri du F. M. central viet surplombe très légèrement ceux de gauche et de droite.
Bugat et Hastarran échangent quelques mots, puis se séparent et rampent dans des directions diamétralement opposées. Ils parcourent ainsi une centaine de mètres, chacun restant en vue des positions de la Légion. À peu près au même moment, les deux légionnaires atteignent l’endroit d’où ils vont lancer leur assaut simultané. Ils ne peuvent pas se voir, mais l’un comme l’autre aperçoivent Noack et Raphanaud qui se tiennent auprès d’une des mitrailleuses qui doivent les couvrir.
Le capitaine Raphanaud lève le bras et s’assure qu’il est bien en vue de tout le monde. Il baisse son bras, déclenchant un tir en rafale sur les positions ennemies.
Bugat et Hastarran s’élancent. Dans chaque main ils tiennent une grenade dégoupillée (l’explosion ne peut se produire qu’en lâchant la pression sur la cuiller). Ils courent avec la puissance et la rage d’hommes qui savent qu’une fraction de seconde peut sauver leur vie. Hastarran est atteint à mi-pente d’une balle en pleine tête. Dans sa chute ses mains s’ouvrent et libèrent les cuillers des grenades qui éclatent, déchiquetant son corps.
Bugat est parvenu à lancer sa première grenade qui a explosé en plein centre de l’abri ennemi. Sans freiner sa course, il parcourt encore deux mètres avant de jeter sa seconde grenade. Elle aussi fait mouche. Lorsqu’il se précipite dans le vaste trou qu’avaient creusé les viets, il trouve quatre corps en charpie. Malheureusement leur F. M. est inutilisable et il ne peut le retourner contre les autres positions rebelles. Il n’a pas vu tomber Hastarran, mais il comprend que son compagnon a échoué. Alors, sans se donner le temps de reprendre son souffle, Bugat dégoupille deux nouvelles grenades et se rue à l’assaut de l’abri central. Les viets sont surpris ; ils pensaient en toute logique que le légionnaire prendrait une minute ou deux de répit ; leur flottement permet à Bugat de parvenir à portée de leur trou et d’y lancer ses deux grenades. Le jet est hélas moins précis ; les viets se ressaisissent et Bugat reçoit une balle dans la hanche. Il poursuit pourtant son avance, dégoupille une troisième grenade. Il la lance, il reçoit une balle dans la cuisse. Il jette une quatrième grenade, reçoit une troisième balle dans l’épaule mais parvient à atteindre l’abri ennemi dans lequel il s’effondre. Ses grenades ont fait trois morts ; affalé dans un coin, un quatrième homme vit encore. Comme Bugat, il est couvert de sang, atteint de plusieurs blessures, son bras gauche est déchiqueté et pend mort, son pantalon de fin drap noir adhère à la peau de son ventre, collé par le sang qui continue à se répandre.
Les deux moribonds s’observent, haletants. Désespérément le viet cherche une arme autour de lui. Bugat se demande s’il lui reste la force d’en faire autant. Probablement. Mais il n’en a pas envie. Il lui semble que le viet met un siècle pour se rapprocher d’un poignard accroché à la ceinture d’un mort. Il le voit s’en emparer et ramper l’arme dans sa main, s’approchant de lui, centimètre par centimètre, en s’aidant de son coude valide comme point d’appui. Lorsque le viet parvient à sa hauteur et dans un dernier effort lève son arme, c’est seulement par réflexe que Bugat se protège de la main. Le couteau traverse sa paume de part en part.
Après son ultime sursaut, les ressources nerveuses du viet l’abandonnent. Sa tête bascule sur la poitrine de Bugat ; de sa bouche s’échappe un flot de sang. Le légionnaire a la force d’écarter sa main transpercée, faisant basculer le petit viet qui n’a pas lâché le manche du poignard dans sa mort.
Entre-temps, la dernière position ennemie a été investie sans peine par quatre hommes entraînés par le lieutenant Noack. Les viets avaient retourné leur dernier F. M. contre leur position centrale et ils sont pris à rebours sans que les légionnaires subissent de nouvelles pertes. Au loin, Noack aperçoit le gros du groupe ennemi qui décroche ; il les évalue à une centaine qui devaient se tenir prêts à intervenir.
Raphanaud, à la tête d’une section, gagne le poste central viet. Il aperçoit Bugat qui vit encore. À son tour, Noack rejoint le capitaine et contemple l’hallucinant spectacle. Bugat et son viet. La mare de sang dans laquelle baignent le mort et le survivant. La main du légionnaire déchirée par le couteau que tient toujours le mort dans son poing crispé.
En attendant l’arrivée du médecin-capitaine, Noack confectionne un garrot au-dessus du poignet de Bugat, puis, d’un geste sec, il retire la lame, soulève le mort sans ménagement et le rejette en arrière.
Bugat est transporté auprès des autres blessés. Lambert juge la gravité des blessures, tente d’évaluer la quantité de sang perdu.
Dès qu’il est pansé, Raphanaud interroge le médecin.
« Il a une chance d’en sortir ?
– Sauf complications, oui. Les trois balles qu’il a reçues ne sont pas mortelles.
– Vous manquez de plasma pour lui faire une transfusion ?
– Non, il en reste un flacon. »
Noack est sur le point de dire : « Dommage », mais il se ravise. Le dernier flacon de plasma est accroché à la branche d’arbre et la transfusion commence.
Bugat n’a pas perdu conscience un seul instant. Il trouve la force d’articuler, s’adressant au lieutenant qui s’est penché sur lui :
« Hastarran ? »
Noack ne répond pas, il se contente de hocher la tête. Bugat reste un moment silencieux, puis, de nouveau, il murmure :
« Le Champagne… »
Noack l’interrompt d’un geste. Inutile que le blessé s’épuise pour tenter d’expliquer ce qu’il a fait comprendre d’un seul mot.
« Tu as raison, approuve le lieutenant. Maintenant que la connerie est faite et puisque le Champagne se trouve glacé, autant le boire. »
Le géant prussien s’approche à grands pas de la glacière et constate avec satisfaction qu’il s’agit d’un magnum. Il ajuste son monocle pour lire l’étiquette et prendre connaissance du millésime. Un claquement de palais admiratif, et il déclare à haute voix :
« Connaisseur, le maquereau. »
Raphanaud intervient.
« Toubib, Lehiat, Parsianni, les infirmiers et les quatre types qui sont montés avec le lieutenant, amenez vos quarts. »
Noack, avec des gestes d’expert, fait sauter le bouchon et commence à répartir la boisson entre les dix hommes.
« J’en veux, supplie Bugat.
– Ça te ferait mal, tranche Lambert.
– Même si j’en crève, j’en veux. »
Noack approche son propre quart des lèvres du blessé qui parvient à avaler deux gorgées et à sourire faiblement.
« C’est bon, hein ? dit-il.
– Oui, approuve Noack, mais maintenant pense à autre chose et repose-toi si tu veux t’en sortir. »
La colonne ramasse ses morts et ses blessés et reprend la direction de la voie ferrée. Au pied de l’arbre, les légionnaires abandonnent le magnum vide. Avant de se laisser transporter vers le train blindé, Bugat lui jette un long regard de regret.
En tête de colonne les trois officiers règlent le sort de Bugat. Doivent-ils ou non déférer le légionnaire devant le Tribunal militaire ? Raphanaud pour sa part est d’avis que l’exploit de Bugat et la vie d’Hastarran constituent une sanction suffisamment sévère. Pour Noack, la qualité du Champagne est un élément qui prêche en faveur du blessé.
Lorsque les légionnaires arrivent au train, le sort de Bugat est réglé. L’affaire est étouffée. Elle ne restera pour tous qu’une anecdote. Une de plus parmi celles qui forment la petite histoire de la grande Histoire de la Légion étrangère.