32.

 

 

 

LE capitaine Antoine Mattei comprend que son heure est venue. Dans sa fuite il a emporté une carabine légère américaine. Une balle est engagée dans le canon, il soulève le cran de sûreté. Il s’accroupit, à genoux dans son buisson, ses fesses reposant sur ses talons. Il cale la crosse de la carabine sur le sol, presse l’arme entre ses cuisses, et introduit le canon dans sa bouche. Enfin, il dispose son pouce sur la détente – décidé à se suicider à l’instant même où il sera découvert.

Autour de lui, les viets battent le fossé, explorent les moindres buissons ; ils envoient des jets de pierres, lancent des éclairs de lampe électrique. Dix fois, vingt fois, ils frôlent la cachette du capitaine. Dix fois, vingt fois, Mattei est sur le point de tirer. C’est contre lui-même qu’il lutte désespérément, il ne peut s’empêcher de penser qu’il est impossible qu’il ne soit pas découvert. Alors pourquoi prolonger son calvaire ? Pourquoi ne pas en finir tout de suite ?

Ce n’est qu’au bout d’une heure que Mattei s’aperçoit qu’il est accroupi sur un nid de fourmis rouges, que ses jambes, ses cuisses et son ventre sont envahis par les insectes géants qui le rongent. Une heure encore se passe avant qu’une nouvelle sensation n’apparaisse. Il la reconnaît, car il en sait les effets : Une bonne vingtaine de sangsues doivent adhérer maintenant à ses membres inférieurs engourdis. Pourtant il n’a pas bougé d’un centimètre, pas fait le moindre mouvement. La pluie et la sueur dégoulinent le long de la carabine. Le canon est toujours dans sa bouche, son pouce sur la détente.

Les fourmis. Les sangsues. Les viets qui continuent leur ronde infernale. Antoine Mattei ne bouge toujours pas. C’est inimaginable, et pourtant le capitaine va rester dans cette position plus de six heures. Après avoir passé la nuit entière à le frôler, les rebelles ne le découvriront pas, et décrocheront à l’aube, lassés, persuadés que l’officier est parvenu à fuir.

 

À partir du moment où il est-certain que l’ennemi a quitté les lieux, Mattei fournit encore l’effort surhumain de ne pas bouger pendant une demi-heure supplémentaire. Puis il enlève le canon de sa bouche, laisse tomber l’arme à terre, et tente de dégourdir ses membres.

Il se laisse choir sur le côté et détend lentement une jambe après l’autre, il répète le mouvement une centaine de fois en accélérant progressivement. Nerveusement, il a envie de rire car il songe à l’expression : avoir des fourmis dans les jambes. C’est exactement la sensation qu’il éprouve, alors que sur tout son corps les insectes grouillent, agglutinés par grappes.

Le jour est complètement levé. Dès qu’il peut marcher, le capitaine gagne précautionneusement les abords de la route. Le corps déchiqueté de Frahm gît sous les débris de la jeep, mais Palisser a disparu. Mattei ne comprend pas. Les viets ont dû l’emmener.

La pluie a cessé. Ce dont le capitaine le plus besoin, c’est d’allumer une cigarette. Il explore ses poches ; sa boîte d’allumettes est inutilisable, ses cigarettes ne sont plus qu’un bloc compact de tabac humide, il ne lui reste qu’un espoir : le corps de Frahm qui paraît avoir été partiellement protégé de la pluie par le pare-brise de la jeep renversée. Mattei explore les poches du mort. Il conserve les papiers, le portefeuille, la plaque d’identité ; enfin il trouve ce qu’il cherche, un briquet zippo qui fonctionne et un paquet de cigarettes Mic relativement sèches.

Le capitaine fait une autre découverte qui a pour lui une grande importance. Le jerrican d’essence attaché à l’arrière du véhicule n’a pas explosé, il est intact. Mattei s’en empare et s’enfonce dans la jungle, cette fois sur le versant opposé. Il marche une bonne heure, traînant le lourd bidon, puis il trouve un abri dans les rochers. Alors il se déshabille entièrement. Les fourmis tapissent son corps, mais ce sont surtout les sangsues qui le préoccupent. Il en dénombre une vingtaine. Mattei allume une cigarette et commence à brûler une après l’autre les ventouses gonflées de son sang.

Chaque fois, il laisse une cicatrice douloureuse sur ses jambes. Ensuite, il écrase soigneusement la dernière cigarette et commence à déverser sur son corps nu et sur ses vêtements épars sur le sol, l’intégralité des vingt litres d’essence contenus dans le jerrican, créant ainsi un massacre chez les fourmis. Alors le capitaine enfile son pantalon et ses chaussures ; il ne conserve que sa carabine, il abandonne tout le reste, et se met en route à travers la jungle montagneuse.

Le capitaine Mattei a décidé de regagner Ban-Cao par des chemins imprévisibles et vierges. C’est sa seule chance. À vol d’oiseau, il y a une vingtaine de kilomètres à parcourir, il pense qu’il mettra trois jours, peut-être quatre… Mais il sait qu’il doit à tout prix éviter les abords de la R. C. 3…

Dans la nuit, contre toute logique, Klauss et Clary sont parvenus au poste de Vo-Chang à treize kilomètres du lieu de l’embuscade. Klauss se blesse sans gravité en faisant exploser un engin de défense français aux abords du poste.

Contre toute logique également, le lieutenant Palisser qui n’était pas mort sur le coup, a réussi à parcourir deux kilomètres en se traînant dans la boue. Il a été récupéré par une patrouille partie de Vo-

Chang sur indication de Klauss et Clary. Hélas ! il ne survivra que quelques heures et rendra son dernier soupir à l’infirmerie du poste dans la matinée du 23 juillet.

Dans la soirée, la mort du capitaine Mattei est annoncée officiellement, et transmise par radio de poste en poste. Le drapeau de Ban-Cao est mis en berne. Un pavillon noir est hissé sur le nid d’aigle.

 

Mattei marche seul dans la jungle. Il connaît tous les chemins, les pistes que risque d’emprunter l’ennemi. Un instinct de fauve traqué l’habite, il se terre souvent des heures entières, il ne laisse aucune trace derrière lui, ne cherche ni à manger ni à boire, n’hésite pas à prolonger son chemin par d’harassants détours, il sait que chacun de ses mouvements doit passer inaperçu.

Pendant deux jours et une nuit l’officier de Légion se dirige vers Ban-Cao, le poste qui porte son deuil.

24 juillet 1948, dix-huit heures trente. Le poste de garde sur la route d’accès au nid d’aigle a été renforcé. Quatre légionnaires l’occupent. Il fait encore jour, mais la pluie tombe de nouveau rendant la visibilité opaque et confuse. Les sentinelles n’aperçoivent la silhouette en haillons que lorsqu’elle se dessine, devant le groupe de paillotes, à une centaine de mètres d’eux. La démarche n’est pas celle d’un Chinois. L’ombre s’avance ; plus de doute, c’est l’un des leurs. Les quatre légionnaires demeurent néanmoins sur la défensive, puis, pour l’un des hommes, la silhouette devient soudainement un fantôme :

« Nom de Dieu ! C’est le capitaine…

– Arrête tes conneries, le capitaine est mort avant-hier… »

Pour un second légionnaire, l’évidence éclate.

« Il a raison, c’est le capitaine. »

Les deux autres écarquillent les yeux, se frottent le visage pour en chasser la pluie.

« C’est pas possible… Mais c’est pas possible !… »

Maintenant, Mattei n’est plus qu’à dix mètres. Les quatre légionnaires l’ont reconnu. Alors, sans se concerter, ils sortent de leurs abris, se dressent au garde-à-vous sous la pluie, et présentent les armes au clochard loqueteux qui s’avance vers eux en boitillant. L’un d’eux, un Polonais qui portent une épaisse barbe pour dissimuler la cicatrice qui lui fend la joue, ne peut réfréner son émotion. Il pleure sans honte, laissant glisser ses larmes qui se perdent dans l’épaisseur de ses poils frisés. Mattei ordonne d’une voix usée et caverneuse : « Repos ! mes enfants… Aidez-moi à monter. » Il tend sa carabine à l’un des hommes et passe ses bras autour des épaules des deux autres. Sans ordre, instinctivement, le quatrième part en courant et gravit la pente en hurlant. « Le capitaine est vivant ! Le capitaine est revenu ! » Un homme, puis deux, puis dix, puis l’ensemble de la compagnie paraît à l’entrée du poste, et se porte à la rencontre de son chef dans un concert d’exclamations. Lorsque, à mi-pente, ils rencontrent le trio formé par l’officier et les hommes qui le soutiennent, les légionnaires se figent dans un silence absolu. Ils s’écartent pour le laisser passer, puis se regroupent derrière lui, et, sans un mot, forment une lente procession.

 

Dans sa chambre, Mattei s’affale et réclame une cigarette et un verre d’alcool. Klauss et Clary n’ont pas encore rejoint Ban-Cao et se trouvent toujours à Vo-Chang.

C’est Fernandez qui s’affaire autour de l’officier, qu’il dévisage comme s’il refusait d’admettre l’évidence.

« Tu me prépareras mon rasoir, du linge et des serviettes propres. Dès que j’aurai fini ma cigarette, je vais me décrasser, ça ne sera pas superflu. »

Pendant un instant, Fernandez, les yeux baissés, se dandine d’un pied sur l’autre. Puis, brusquement, adoptant l’attitude chère à Ickewitz, il se rive dans un garde-à-vous rigoureux et lance d’une voix fracassante :

« Mon capitaine, il faut me casser la gueule et me mettre en prison. »

Mattei est surpris et affligé. L’image d’Ickewitz vient de traverser son esprit. La connerie dont fatalement va s’accuser Fernandez est reléguée à un plan secondaire.

« Qu’est-ce que tu as encore fait, imbécile ? Tu ne peux même pas me laisser ressusciter tranquille.

– C’est que justement, mon capitaine, vous êtes mort… Enfin, je veux dire, vous étiez mort.

– Et alors ? »

Fernandez cherche par tous les moyens à s’éloigner du fait.

« On a reçu l’avis officiel depuis Cao-Bang, on a même foutu le drapeau en pleurniche.

– En berne, rectifie Mattei. Respecte au moins ça, pâle voyou.

– Vous comprenez, mon capitaine, vous étiez mort, et bien mort. Alors je me suis dit qu’on n’avait jamais vu un mort avoir besoin de tout ce que peut contenir sa cantine… »

Brusquement Mattei comprend. Il se lève et se retourne pour constater la disparition de sa cantine. Il ouvre son armoire, elle est vide. Même ses affaires de toilette ont disparu.

« Cherchez pas, mon capitaine ! avoue Fernandez. J’ai tout vendu. (Il ajoute, penaud :) La punition, je m’en fous, mon capitaine, même si vous me mettez une balle dans la tête, ce qu’il ne faut pas c’est que vous pensiez que je ne suis pas aussi heureux que les autres de vous savoir en vie. »

De cela, Mattei en est-certain. Il juge qu’il serait cruel et inutile de laisser planer à ce sujet le moindre scepticisme.

« Je n’en doute pas, Fernandez. Ça n’empêche pas que tu es le plus sinistre fumier de détrousseurs de cadavres que tous les bandits de la terre aient jamais connus. Et que si tu veux l’éviter, ta balle dans la tête, tu ferais pas mal d’aller récupérer mes affaires au pas de course. D’abord, à qui les as-tu vendues ?

– C’est que ça va pas être simple, je les ai larguées aux Chinois, aux enchères sur la place du village.

– Tu es légionnaire, Fernandez ! Démerde-toi ! Je risque de m’énerver.

– À vos ordres, mon capitaine. »

Le capitaine Mattei récupérera la presque totalité de sa cantine. L’incident sera vite oublié, car il se situait dans la soirée du 24 juillet 1948, et cette nuit-là était le prologue de la sanglante tragédie tonkinoise.