40.

 

 

 

QUE s’était-il passé de l’autre côté ? Quel drame s’était joué pour que la colonne de secours Lepage en arrive à lancer un appel de détresse ? Il faut remonter de quelques jours en arrière pour le comprendre.

À la fin septembre, Lepage et ses Marocains ont établi à That-Khé leur jonction avec le B. E. P. L’artilleur attend l’ordre de passer à l’attaque. Cet ordre, il le reçoit le 30 septembre. Il est laconique, il déclare simplement que le « Groupement Bayard » devra s’emparer de Dong-Khé le 2 octobre à midi.

Alors, Lepage convoque son état-major : le commandant Arnaud du 8e Tirailleur marocain, le commandant Delcros du 11e Thabor, le capitaine Faugas du 1er Thabor, mais surtout, l’aréopage des « seigneurs de marbre », les officiers du 1er B. E. P., Segretain, Jeanpierre, Faulque, Roy, Marcé. Ils sont confiants, résolus, inébranlables. De leur bataillon prestigieux se dégage une exaltante impression d’invulnérabilité. Que Lepage décide à cet instant que le 1er B. E. P. se taillera dans ce combat la part du lion, est parfaitement logique. Ce qui l’est moins, c’est qu’il n’ait pas compris que même les meilleurs soldats du monde ne peuvent pas tout.

 

À l’aube du 2 octobre, sur la R. C. 4, deux compagnies du B. E. P. progressent vers Dong-Khé, en tête de la colonne Lepage.

Sans incident, les parachutistes de la Légion parviennent jusqu’au sommet du col de Loung-Phaï, dépassent le poste abandonné de Na-Pa et arrivent au point culminant de la route. Ils surplombent maintenant la cavité géante au fond de laquelle se dessine la citadelle qu’ils doivent reconquérir. Le capitaine Jeanpierre rejoint le lieutenant Faulque. Les deux officiers scrutent le fortin à la jumelle.

« Il n’y a personne dans le poste, déclare Jeanpierre affirmatif.

– D’après toi, ils sont autour dans la montagne ? interroge Faulque.

–  Sans aucun doute.

– Si on descend, on en prend plein la gueule !

– On a une mission ou on fait du tourisme ? Charton est de l’autre côté. Je n’ai pas envie de lui poser un lapin. Il faut tout casser. S’accrocher à la R. C. 4, s’abriter dans la citadelle et tenter de remonter en face. On va y laisser des plumes, mais il n’y a rien d’autre à envisager. Pars en avant avec ton peloton. Je te suis et je fais descendre Lepage et les Marocains. »

Faulque s’élance en tête de son peloton d’élèves gradés, suivi d’une compagnie entière du B. E. P. Dès qu’il atteint le fond de la cuvette, l’enfer se déchaîne. De tous les points de la montagne, une armée fait feu sur une centaine d’hommes. Par surcroît, il reste des éléments viets pourvus d’armes automatiques qui s’étaient embusqués dans la citadelle. Faulque parvient pourtant à mettre ses survivants à l’abri près d’un ruisseau bordé d’herbes et de quelques rochers.

La catastrophe est explicable en quelques mots : Les viets ne sont plus dans Dong-Khé, ils ont évacué la cuvette. Par milliers, pourvus d’artillerie lourde, dissimulés dans les calcaires, ils tiennent les crêtes.

Par radio, Faulque transmet au capitaine Jeanpierre :

« Dans la citadelle, ils ne sont pas nombreux, je peux la prendre. Tu peux suivre et dire au Vieux de faire dégringoler les Marocains derrière toi. » Lepage refuse. Il donne l’ordre à Jeanpierre de faire remonter Faulque et ses hommes. Le lieutenant obéit. Une trentaine des siens sont morts pour rien.

Dong-Khé n’est pas pris. La R. C. 4 est toujours coupée en deux.

 

L’idée que Lepage eut à cet instant semble logique. Rappelons que nous sommes dans la matinée du 2 octobre. Charton n’a pas encore quitté Cao-Bang. Lepage compte regagner sa base de départ de That-Khé et transmettre à Lang-Son que l’investissement de Dong-Khé est irréalisable sans l’appui de l’aviation, qu’il faut attendre que le ciel se dégage, qu’on doit remettre à plus tard l’évacuation de Cao-Bang. (C’était ce que réclamait Charton à cor et à cri depuis deux semaines.)

La lourde colonne fait demi-tour. Lepage est optimiste ; l’aller s’est passé sans incident, il n’éprouve aucune crainte pour le retour. Il ignore que, surplombant la R. C. 4, l’ennemi est là aussi, dissimulé par bataillons entiers ; il ne sait pas que toute la matinée les viets l’ont regardé passer.

À deux heures de l’après-midi, la colonne est en vue du poste désaffecté de Na-Pa. Elle longe le massif montagneux de Na-Kéo qui, à l’est, domine la route. Soudain, l’armée viet-minh attaque ; de la montagne, une grêle ininterrompue d’obus de gros calibre s’abat sur la R. C. 4.

C’est le carnage. S’ils restent exposés à découvert, les quatre mille soldats seront exterminés en moins d’une heure. Spontanément, par instinct, sans attendre les ordres, les survivants quittent la route, se précipitent dans la jungle. Ils n’ont qu’une seule issue : l’ouest.

 

C’est alors que Lepage prend une lourde décision. Comme le haut-commandement qui a monté toute l’opération « Thérèse », l’artilleur raisonne en stratège classique ; il ignore la force et les procédés de combat des viets ; il s’appuie sur une douloureuse chimère : contre les rebelles, la Légion est invincible. Ce matin même, l’action audacieuse du lieutenant Faulque a renforcé sa conviction : le B. E. P. peut tout, contre le B. E. P. on ne peut rien.

Lepage ordonne au commandant Segretain :

« Le B. E. P. s’implante dans le poste de Na-Pa. Vous fixez l’ennemi, vous le retenez, pour me donner le temps de manœuvrer dans la jungle, de trouver une piste, d’établir un point de rendez-vous avec la colonne Charton. Lang-Son n’aura qu’à lui ordonner de contourner Dong-Khé par l’ouest et de venir à ma rencontre par la forêt au lieu de suivre la route. »

Le B. E. P. a déjà perdu plus du tiers de son effectif. Pourtant, Segretain obéit sans discuter ; il fait occuper le poste de Na-Pa par ses légionnaires-parachutistes ; avec ses quelques cinq cents ou six cents survivants, il va essayer de tenir contre des dizaines de milliers de réguliers viet-minh.

Mais tandis qu’à l’aveuglette, Lepage s’enfonce avec ses Marocains à travers l’épaisseur de la jungle, Segretain, Jeanpierre et Faulque assistent à la naissance d’une nouvelle tragédie.

À la jumelle, Faulque suit le repli d’une compagnie du 8eTirailleur. Au moment où ils quittent la route, les Marocains sont attaqués par un régiment entier. Un survivant parvient jusqu’au poste et déclare que son capitaine est mort avec une centaine des leurs.

Segretain a compris. Pour l’instant, les viets ne vont pas l’attaquer. Ils vont se contenter de harceler Na-Pa sans prendre de risques. Mais, en amont et en aval du poste, ils traversent la R. C. 4 et organisent une gigantesque chasse à l’homme ; sur ce terrain dont ils connaissent les moindres replis, ils manœuvrent de façon à pouvoir écraser les fuyards où et quand ils le jugeront opportun.

Tout le sort de la colonne Lepage est en jeu.

Tranquillement, sans panique, aux côtés de Jeanpierre et de Faulque, le commandant Segretain fait le point de la situation. De cette discussion va jaillir un projet dont l’audace insensée ne peut-être expliquée que par le désespoir, la certitude qu’en restant sur place le B. E. P. se fera anéantir sans aider Lepage. D’un commun accord, les trois officiers, qui ne sont plus à la tête que d’un bataillon amputé et meurtri, surplombé par un ennemi retranché, organisé, et dix fois supérieur en nombre, décident tout simplement qu’ils vont contre-attaquer, se ruer à l’assaut du massif de Na-Kéo.

Avant la nuit, les parachutistes de la Légion se contentent de subir le tir d’artillerie et tentent de situer les positions de l’ennemi qu’ils se proposent d’investir en profitant de l’obscurité et de la surprise.

À vingt-deux heures, c’est l’attaque du B. E. P. Une compagnie incomplète d’un thabor s’est jointe à eux. C’est hallucinant. Les parachutistes tombent par grappes. On les croit décimés, ils se relèvent, retombent, repartent à l’assaut. Ils grimpent, ignorant l’enfer qui s’est déclenché sur eux, et ils arrivent à occuper plusieurs positions viets, qui, dans la fin de l’après-midi, les avaient pris pour cibles.

À mi-pente, il faut néanmoins se rendre à l’évidence. Le B. E. P. ne peut plus que se fixer et, tout au plus, tenir quelques heures. L’effet de surprise est dépassé, les viets les ont repérés. Segretain parvient à établir un contact avec Lepage qui continue à se replier à travers la jungle, de l’autre côté de la R. C. 4.

« Nous sommes sur le Na-Kéo. Nous avons contre-attaqué. Nous sommes parvenus à créer une diversion qui doit desserrer l’étreinte autour de vous. Nous décrocherons juste avant l’aube.

– Bravo ! répond Lepage, mais ne décrochez pas ! Tenez ! Ma jonction avec Charton en dépend.

– Impossible, nous nous ferions exterminer sans même vous aider. Le jour levé, il leur faudra moins d’un quart d’heure pour nous anéantir. »

Lepage insiste, refuse d’autoriser le repli du B. E. P. Il persiste toujours dans sa chimère. Il ne peut pas admettre que les légionnaires sont des hommes qui meurent comme les autres. La nuit se passe en palabres vains entre les deux officiers qui reprennent contact toutes les heures. Enfin, Lepage cède :

« D’accord, décrochez. Mais rejoignez-nous à toute vitesse. »

C’est au tour de Segretain de refuser : « J’ai une centaine de blessés, j’essaie de redescendre sur la R. C. 4 et de les évacuer sur le col de Loung-Phaï. Je vous rejoindrai après. »

Le commandant Segretain ne pourra pas mener à bien son projet. Brancardés par les quelques Marocains qui restent valides, les blessés sont les premiers à tomber dans une embuscade avant même d’avoir pu atteindre la route. Ils sont achevés aux côtés des hommes qui les portaient.

Le B. E. P. pourtant passe en force, abandonnant encore une trentaine des siens sur le terrain. Pour eux aussi, la seule issue est maintenant la jungle ouest. Les survivants du B. E. P. n’ont plus qu’à tenter de rejoindre Lepage.

 

Toute la journée du 3 octobre, Segretain, Jeanpierre, Faulque, progressent dans la forêt, guidés par la radio de Lepage et une boussole qui répond mal. Du bataillon, il ne reste que trois cent cinquante survivants, tout au plus quatre cents. Ils n’ont pas dormi depuis deux jours, ils n’ont plus de vivres, plus d’eau, ils sont à l’extrême limite de leurs forces. Mais ils ne sont pas vaincus. Vaincus ils ne le seront jamais. Du premier au dernier, ils sont tous prêts à reprendre le combat.

À dix-sept heures, un nouveau contact radio s’établit avec Lepage. L’artilleur semble avoir retrouvé un peu d’espoir. Il a obtenu deux liaisons avec Lang-Son. Dans une première, Lepage a fait part de sa situation catastrophique et donné sa position approximative. Une heure plus tard, Lang-Son a répondu que tout pouvait encore s’arranger. Qu’on allait donner l’ordre à Charton de se dérouter de la R. C. 4 et d’emprunter la piste de Quang-Liet. Il pourrait venir au secours de Lepage dans les gorges de Coc-Xa, en arrivant par les crêtes. C’est une question de vingt-quatre ou trente heures au maximum. Lepage conclut à l’adresse du commandant Segretain :

« Rejoignez-moi à Coc-Xa, ensemble nous tiendrons en attendant le bataillon du 3°Étranger. »

Segretain déplie une carte, l’évidence éclate. Coc-Xa est une immense cavité ou plus exactement deux cavités reliées par un étroit couloir, presque un tunnel.

« Coc-Xa est une cuvette ! crie Segretain dans le récepteur.

– C’est le seul endroit dans cette jungle où on puisse se défendre, réplique Lepage. Nous y sommes. N’oubliez pas que Charton va arriver par les crêtes. »

Segretain lâche le micro et se retourne vers Jeanpierre :

« On a tous rendez-vous dans un trou. Il faut y aller… Lepage a l’air content, il a trouvé une nouvelle roue de secours, le bataillon Charton. »

Faulque ricane :

« Le Vieux nous fait cocu avec le 3e Étranger. Il compte maintenant davantage sur lui que sur nous. Nous l’avons probablement déçu.

– De toute façon, ce sont des légionnaires, fait remarquer Segretain. La Légion a un pouvoir tranquillisant sur cet artilleur, et s’il s’intéresse tellement à Charton, il va peut-être enfin nous foutre la paix. »

Jusqu’au crépuscule, le B. E. P. cherche à tâtons un chemin qui peut le conduire à Coc-Xa. Les parachutistes finissent par y parvenir, mais une fois encore la situation est inextricable. Ils se trouvent au sommet d’une falaise abrupte et impraticable. Un gouffre rapide de trois cents mètres. La nuit est presque tombée. Il n’est pas question de chercher à descendre avant l’aube du lendemain. Le B. E. P. s’installe sur la crête, les hommes vont enfin pouvoir dormir quelques heures.

Segretain de nouveau entre en contact avec Lepage auquel il transmet sa position après d’approximatifs calculs. Lepage situe : lui-même occupe la grande cuvette nord ; le B. E. P. se trouve en surplomb de la plus petite cuvette. Il donne l’ordre aux légionnaires de descendre dans la nuit.

Cette fois Segretain gueule carrément :

« Si je vous dis que c’est impossible, c’est que ça l’est ! Nous descendrons à l’aube et encore dans la mesure où nous découvrirons une possibilité. Sinon, nous contournerons. Terminé ! »

Segretain coupe le contact sans y avoir été invité.

« C’est vraiment un enfant gâté, fait remarquer Jeanpierre. Voilà qu’il veut qu’on vienne le border dans son lit…

– Ne l’accable pas trop, interrompt le commandant. Mets-toi à sa place. Il est dépassé, on le serait à moins. »

À l’aube du 4 octobre, le lieutenant Faulque trouve une crevasse par laquelle on peut tenter de descendre. C’est excessivement périlleux mais ce n’est pas irréalisable. Avec sa compagnie, il y parvient en moins de deux heures.

Segretain et Jeanpierre s’apprêtent à suivre le même chemin quand Lepage fait savoir qu’il est repéré. Pour le B. E. P., nouveau contrordre de Lepage. Les éléments qui sont encore sur le plateau y demeurent. Cette nouvelle plonge les hommes dans le désespoir car en bas il y a de l’eau et en haut ils sont assoiffés. Le capitaine Jeanpierre descend lui-même avec une section, rejoint Faulque, et organise un ascenseur à bidons.

La journée se passe ensuite dans l’attente. Lepage est toujours harcelé. L’ennemi fait la preuve qu’il est partout retranché à l’abri dans les montagnes calcaires et boisées, mais il ne cherche pas à anéantir les tirailleurs. Une seule raison peut expliquer cette attitude : les viets sont au courant de l’arrivée de Charton. Ils l’attendent pour sonner l’hallali.

Dans la nuit du 4 au 5 octobre, Lepage parvient enfin à entrer en contact avec Charton. Le 3e Étranger sera là le lendemain, au plus tard à l’aube du 6. C’est l’explosion de joie. Mais elle est suivie d’un nouvel ordre incohérent. Le B. E. P. doit descendre dans la nuit et rejoindre au complet les tirailleurs avant l’aube.

Ce qui était périlleux le jour, devient effroyable dans l’obscurité. D’autant que maintenant l’ennemi s’est glissé partout et qu’il faut en plus se tenir sur ses gardes. Une dizaine d’hommes se tuent en tombant dans le vide. Néanmoins à l’aube, lorsque le B. E. P. rejoint Lepage, ils sont encore plus de trois cents survivants.

La journée du 5 se passe en vaines tentatives pour situer l’ennemi, pour rechercher l’endroit par lequel on pourra percer, sortir en force lorsque Charton aura rejoint.

 

Le matin du 6, le 3e Étranger apparaît sur les crêtes nord (les deux seules qui ne sont pas tenues par l’ennemi). Le bataillon de Charton a dû abandonner tous les civils, mais les quinze cents hommes sont en ordre, encore relativement frais, prêts à se battre.

Leur apparition sur les pitons provoque dans la cuvette un véritable délire de joie. Seuls les trois officiers du B. E. P., Segretain, Faulque et Jeanpierre, demeurent réservés. Ils connaissent les viets ; ils redoutent qu’en deux jours l’ennemi ne soit parvenu à se regrouper en masse.

Les plus pessimistes de leurs prévisions étaient encore bien loin de la réalité : autour des deux cuvettes de Coc-Xa, les viets ont réussi à amener et à dissimuler entre vingt et trente mille hommes pourvus d’artillerie lourde.

À l’heure où on croyait tout sauver, tout était perdu.

Dans les combats qui suivirent, l’héroïsme et la confusion, le désespoir et la grandeur dépassent l’imagination. Pendant quarante-huit heures lès encerclés cherchent à sortir par la force. Ils n’abandonnent jamais. Ils tentent plus de vingt points de passage. Chaque fois ils se font hacher sur place. Charton est descendu, a essayé de remonter en face. Des positions ont été arrachées au prix de flots de sang. Il a fallu les abandonner. Finalement, le 7 au soir, l’ordre ultime est donné : chacun pour soi. Objectif : le Sud, That-Khé où la garnison française doit encore tenir.

Le commandant Segretain est tué dans un combat à l’arme blanche. Le lieutenant Faulque est tombé, transpercé par plusieurs balles. Le commandant Forget a été foudroyé à la tête d’une section.

Les chiffres témoignent mieux que n’importe quel récit. Sur près de six mille hommes engagés dans l’opération « Thérèse », moins de cent hommes parvinrent à rejoindre les lignes françaises. Du millier de légionnaires qui constituaient le B. E. P., il n’y en eut que douze.