3.
VIOLENTES et cruelles, les embuscades se renouvelaient à une cadence de plus en plus accélérée, mais les légionnaires qui vécurent cette fin d’année 1946 en Cochinchine en gardent un doux souvenir. Leur enfer était encore devant eux.
L’implantation du 3e Étranger en Extrême-Orient avait été précédée de quelques mois par celle du 2e qui avait vu, lui aussi, ses bataillons • et ses compagnies dispersés sur l’ensemble de la Cochinchine. Il ne restait à Saigon qu’une compagnie de base arrière, cantonnée à la sortie nord de la ville.
Le lieutenant-colonel Babonneau, commandant en second du 2e Étranger, avait établi ses quartiers au sein de cette compagnie, la 8e, qui était composée uniquement de vétérans, survivants des campagnes de Tobrouk, Bir-Hakeim et d’Italie. Le lieutenant-colonel Babonneau avait lui aussi participé à ces combats qui avaient contribué à affirmer sa réputation de baroudeur héroïque. S’exposant souvent inutilement sur les champs de bataille, Babonneau considérait que les risques qu’il courait étaient largement compensés par l’estime qu’il gagnait ainsi aux yeux de ses hommes.
Les faits d’armes du lieutenant-colonel Babonneau illustrent l’histoire de la Légion étrangère. Mais si son souvenir reste aujourd’hui légendaire, ce n’est pas seulement à sa témérité au combat qu’il le doit.
Par ses excentricités Babonneau avait retardé son avancement et il ne jouissait en haut lieu que d’une estime modérée. En revanche, il n’existait pas, au 2e Étranger, un seul légionnaire qui ne se serait précipité au feu pour lui. Sur ses états de service, les citations les plus glorieuses voisinent avec les blâmes les plus inattendus.
De taille moyenne, le lieutenant-colonel Babonneau possédait une force herculéenne, c’était un sanguin, buveur jovial et coléreux ; il s’exprimait dans le langage imagé et chantant des Gascons. Malgré son grade et son âge, il continuait à accompagner souvent ses hommes en patrouille, marchant en tête de colonne un long bâton à la main, occupant la place d’un sous-officier.
L’étrangeté de son comportement ne s’arrêtait pas là. Chaque samedi à l’heure du quartier libre, le colonel sortait avec ses légionnaires, vêtu d’une tunique de 2eclasse et d’un képi blanc. Il faisait la tournée des bistrots et des bordels, se livrant à de gigantesques beuveries qui voyaient généralement leurs dénouements aux postes de gendarmerie.
Pendant vingt-quatre heures ses hommes l’appelaient « Babs », le tutoyaient et cela sans affectation ni malice. Jamais aucun d’eux ne chercha à profiter de la situation pour en tirer un avantage quelconque et jamais durant le service la moindre allusion aux écarts hebdomadaires du colonel n’était faite.
Par une soirée étouffante de la fin du mois de juin 1946, le lieutenant-colonel Babonneau est distrait d’un routinier travail de paperasserie par l’apparition inattendue du légionnaire Boris Volpi, qui se tient au garde-à-vous à un mètre derrière la porte ouverte de son bureau.
Volpi n’est pas un inconnu pour le colonel : depuis des années l’estime qu’il lui porte s’est souvent muée en faiblesses, créant une situation dont le légionnaire abusa inconsciemment maintes et maintes fois.
Volpi est un géant polonais blond aux muscles longs. Il a un visage sans défaut et il possède le charme qui émane souvent de ce genre de colosses slaves. Depuis son engagement à la Légion, huit ans auparavant, Volpi a acquis et confirmé une réputation d’homme à femmes, laissant derrière lui un nombre sans cesse croissant de conquêtes déçues.
Le lieutenant-colonel Babonneau (dont il fut longtemps l’ordonnance) recevait régulièrement toutes sortes de plaintes relatives au comportement du grand Polonais. Amours déçues, confiances trahies, promesses méconnues, maris bafoués, parents déshonorés. Devant ces doléances, le lieutenant-colonel compatissait, promettait des sanctions et les appliquait. Mais auparavant, il recevait d’homme à homme les confidences et les explications de Volpi, et il retirait un vif plaisir à l’audition des récits du légionnaire qui se justifiait gauchement, basant ses excuses sur une moralité toute personnelle.
Ce jour-là, Volpi a l’œil droit tuméfié et le colonel pressent un récit croustillant.
« Entre ! dit-il. Qu’est-ce que tu veux ?
– Mon colonel, j’ai encore fait une connerie.
– Ça, je m’en doute, il n’y a qu’à voir ta gueule.
– Faut pas rigoler, mon colonel, c’est grave !
– Je t’écoute.
– Voilà, mon colonel, j’étais en train de baiser…
–… Tes histoires commencent toujours de la même façon.
– Faut pas rigoler, mon colonel, c’est grave.
– Bon, vas-y.
– C’était la congaï d’un type de la Coloniale et le v’là qui s’amène et qui gueule et qui me balance une pêche sans prévenir ; alors moi, je la lui rends et y gicle à trois mètres ; alors le v’là qui gueule qu’il est colonel et qu’il va me faire passer le falot ; alors je le regarde mieux et je m’aperçois qu’il dit vrai, qu’il est bien colonel ; alors je lui balance une pêche plus fort pour qu’il se taise. La salope se met à gueuler à son tour, alors je lui balance aussi une pêche et je me rhabille et je m’en vais pendant qu’ils dorment tous les deux. Et puis après, j’ai pensé que j’allais avoir des ennuis. »
Babonneau, attentif, a écouté le récit du légionnaire ; pas un muscle de son visage n’a bougé et il est impossible de déceler ses sentiments.
Pourtant le lieutenant-colonel est intérieurement ravi. L’image qu’a fait naître en lui l’exposé de Volpi l’amuse considérablement. D’autre part, il y a de sérieuses chances pour que le colonel rossé étouffe l’affaire, préférant passer l’éponge plutôt que de s’exposer aux sarcasmes sournois qu’accompagnerait immanquablement une enquête officielle. Néanmoins, Babonneau juge préférable de prendre certaines précautions.
Sans adresser un mot à Volpi, il convoque le sergent de garde qui se présente instantanément :
« Fous-moi Volpi en taule ! ordonne-t-il. Et marque-le rentrant à la date d’hier. – Motif ? » interroge le sergent. Babonneau hausse les épaules. « Comme d’habitude : pédérastie. Trouve n’importe quoi. »
Le sergent se fend d’un large sourire. « À vos ordres, mon colonel. » Puis, se tournant vers Volpi : « Allez ! Amène-toi, Suzanne ! » Volpi serre les poings. Ce n’est pas la première fois que le colonel use de ce subterfuge pour le dédouaner ; non seulement il laisse les plaignants sans arguments, mais il remplit de joie la compagnie tout entière, aux dépens du don Juan.
Vers dix heures du soir, Babonneau s’aperçoit que son calcul était faux : un coup de téléphone de la Sécurité militaire l’informe qu’une plainte a été déposée contre un de ses légionnaires pour agression sur la personne d’un officier supérieur. Il est hors de question d’étouffer l’affaire, le plaignant faisant preuve d’une implacable fureur. Quelques instants plus tard, le colonel X appelle à son tour Babonneau. Il se montre courtois mais intraitable. Il déclare être certain de reconnaître son agresseur, d’autant plus facilement qu’il est persuadé de l’avoir marqué d’un coup violent à l’œil droit. Il informe Babonneau qu’il se présentera le lendemain, accompagné des représentants de la police militaire, afin de reconnaître le coupable, dans le Cas où Babonneau ne l’aurait pas d’ici là identifié.
Après avoir assuré l’officier de la Coloniale de sa collaboration, Babonneau raccroche, inquiet. Il n’est pas question de livrer Volpi au conseil de guerre, l’une des règles d’or de la Légion est de laver son linge sale en famille. Les sanctions appliquées au sein des bataillons ne sont pas plus douces envers les coupables, souvent même plus sévères, mais ceux-ci sont jugés dans l’esprit Légion, sur une base de moralité différente. Enfreindre cette loi serait grave, et Babonneau en est conscient.
Il lui faut moins d’un quart d’heure pour mettre au point un système de défense et lorsqu’il sort de son bureau à grands pas, le sourire qu’il arbore dénote sa satisfaction.
Il est près de minuit lorsque le lieutenant-colonel ordonne le rassemblement de la compagnie dans la cour du cantonnement. Il faut moins d’un quart d’heure à la centaine d’hommes pour être alignés en tenue sur quatre colonnes au garde-à-vous. Un lieutenant, quatre adjudants et une dizaine de sergents ont réglé la manœuvre.
Avant d’ordonner le repos, le colonel déclare :
« Légionnaires, j’ai besoin de volontaires… »
La compagnie au complet avance d’un pas, respectant ainsi une autre règle sacrée de la Légion étrangère. La coutume veut que l’on interrompe l’officier qui réclame des volontaires avant qu’il expose les raisons de sa requête, soulignant ainsi qu’à la Légion tous sont volontaires pour tout.
« … Merci, repos, déclare Babonneau. Ce que j’ai à vous demander est assez spécial. L’un de vous s’est mis, ce soir dans une situation qui ressort du conseil de guerre. Je ne peux pas le couvrir, car il est identifiable par un cocard qu’il a reçu à l’œil droit. Et demain matin la police va venir passer une inspection de la compagnie à laquelle il m’est impossible de m’opposer.
– Compris, mon colonel, coupe le lieutenant. Exécution par groupes de dix. Sans que ça dégénère, vous vous balancez mutuellement un gnon sur l’œil droit. »
Les hommes prennent l’ordre avec bonne humeur. La perspective de recevoir un coup est largement compensée par le fait qu’ils vont avoir à en donner un.
Le lendemain, devant le colonel X et la prévôté médusés, Babonneau feint la surprise avec une parfaite mauvaise foi, laissant entendre que l’initiative de cette mascarade incombe sûrement au coupable.
« Que voulez-vous, déclare-t-il au colonel X, à la Légion les hommes se soutiennent, mais comptez sur moi pour poursuivre l’enquête. »
Le colonel X reconnaît pourtant formellement Volpi, déclenchant ainsi la seconde phase de l’opération.
« Volpi ! dit Babonneau en riant, vous ne pouvez que faire erreur. C’est la folle du régiment ! La seule vue d’une femme lui fait horreur. D’ailleurs, il est en prison depuis vingt-quatre heures. Je n’ai pas vérifié le motif, mais c’est sûrement encore une histoire d’homosexuels. »
S’apercevant tout à coup qu’il va être la risée du contingent tout entier si l’affaire s’ébruite, le colonel X tourne les talons sans saluer. Babonneau n’en entendra jamais plus parler. Quant à Volpi, il restera six semaines en prison après s’être fait menacer, comme chaque fois, de castration à la prochaine incartade.
Le colonel Babonneau ne devait pas demeurer longtemps en Indochine : peu après cet incident, il était rapatrié à la suite d’une blessure qui, malgré sa gravité, ne figure pas dans ses états de service.
Après une soirée particulièrement houleuse passée en compagnie de ses hommes, le lieutenant-colonel Babonneau fit le pari de rattraper en jeep la « rafale » – le train rapide Saigon-Hanoï – et de franchir avant lui le passage à niveau (ouvert en permanence) du poste de Kan-Hoa, distant d’une vingtaine de kilomètres.
Il y réussit presque. Hélas ! l’arrière de la jeep fut happé par le train, et le véhicule projeté à dix mètres avec ses quatre occupants qui se retrouvèrent à l’hôpital de Saigon. La carrière du lieutenant-colonel Babonneau prenait fin.
Pour la Légion, elle, la guerre, allait pourtant bientôt commencer.