7.
LE premier soin des légionnaires assiégés fut d’enterrer leurs morts. Devant la compagnie rassemblée le sergent-chef Osling lut à haute voix le bilan des pertes :
« Tués : sergents Bœr et Monnier, caporal-chef Buckowski, légionnaires Napiera, Steck, Volinsky, Chassagne et Bruges.
« Blessés graves : sergents Caussade et Vaffel.
« Blessés légers : sous-lieutenant Landel, légionnaires Inbach et Cinoli.
« Évacués : sergents-chefs Ponticaccia et Maniquet, caporal Boulinguez, légionnaires Brœsse, Hisler, Wolff, Swinzikowki, Heler et Rabke. »
Huit tombes sont creusées dans un cimetière improvisé, près du bord du canal. Une section présente les armes. Un clairon sonne Aux Morts, Osling prononce quelques mots conventionnels, émouvants.
La vie du sergent-chef Karl Osling mérite d’être contée. Fils unique d’un médecin militaire et d’une doctoresse, tous deux Allemands, il est né à Stuttgart en 1910. Cinq ans plus tard, son père est tué au front.
Dès la fin de la Grande Guerre, la doctoresse Osling épouse un chirurgien français et c’est en France que le petit Karl poursuit ses études. En 1929 il entre à la faculté de médecine de Paris, et, peu après, âgé seulement de vingt ans, il épouse une camarade de la faculté, Françoise Simond, fille d’un dentiste israélite1. De cette union naît un an plus tard un fils, Pierre Osling. Mais Karl Osling n’a jamais renoncé à sa nationalité allemande, et, tout en poursuivant ses études en France, il se passionne pour l’avènement du nazisme.
En 1932, sa mère meurt de tuberculose. Son mari beaucoup plus âgé ne lui survit que de quelques mois. Le docteur Simond subvient alors aux besoins de son gendre et de sa fille pour leur permettre de poursuivre leurs études. Les jeunes Osling et le petit Pierre cohabitent avec le dentiste israélite dans un appartement du boulevard Voltaire. En 1936, Karl obtient son diplôme de docteur en médecine, mais la situation est devenue intolérable dans son ménage ; Karl et Françoise divorcent.
Pendant que le petit Pierre, âgé de cinq ans, est laissé à la garde de sa mère, Karl Osling gagne l’Allemagne où il devient rapidement médecin militaire dans l’armée allemande. Durant toute la guerre une crise de conscience torturera le docteur Osling. Il est sans nouvelles du dentiste juif qui paya ses études, de son ex-femme juive et de son fils demi-juif qu’il cherchera discrètement, en vain, pendant l’occupation.
Au début 1944, en Toscane, le capitaine-médecin Osling n’en peut plus. Il déserte et parvient à se faire incorporer dans les rangs de la 13e Demi-Brigade de Légion étrangère qui a besoin d’infirmiers et d’interprètes. Il débarque avec la Légion dans le Midi de la France et obtient ses galons de sous-officier et plusieurs citations.
Quelques semaines avant son départ pour l’Indochine, au cours d’une permission, Karl Osling cherche encore à obtenir des nouvelles de son fils. Il se rend au cabinet dentaire du boulevard Voltaire. Avec stupéfaction il trouve son ex-femme, son ex-beau-père et son fils qui est alors âgé de quatorze ans. Françoise Simond s’était remariée juste avant la guerre. Son mari est parvenu à cacher les Simond et le petit Pierre Osling pendant l’occupation. Tous croyaient Karl mort et ne s’en souciaient guère. Le vieux dentiste juif insulte son ex-gendre, le chasse devant son fils. Le légionnaire reprend la route de Marseille pour rejoindre sa nouvelle affectation au 3eÉtranger.
Depuis, chaque semaine, il écrit à son fils sans jamais recevoir de réponse et ne vit que dans l’espoir de pouvoir le revoir un jour.
Karl Osling est aujourd’hui âgé de trente-sept ans. Il est bâti tout en longueur et il serait probablement maigre s’il n’entretenait pas sa musculature avec une conscience méticuleuse. Ses cheveux coupés ras sont blancs comme la neige depuis des années, et seule, une longue cicatrice sur la joue gauche dépare son visage régulier. La vivacité de ses yeux gris contraste avec l’éternelle mélancolie qui enveloppe ses traits.
Vers quatorze heures, Osling se dirige à grands pas vers le poste Jung installé dans la centrale électrique.
Un couple d’israélites, Michel et Salah Sannanès, était demeuré avec les légionnaires assiégés. Salah n’a plus que quelques instants à vivre. Grièvement blessée par des éclats de grenade quatre jours plus tôt, elle agonise lentement et a été jugée intransportable. Michel a refusé de quitter sa compagne. Il est instituteur, elle donnait des leçons de musique ; ils étaient installés à Nam-Dinh depuis trois ans.
Quand Osling entre dans l’infirmerie de fortune, la malheureuse est allongée sur un lit de camp ; son mari, assis sur un tabouret, lui tient la main, luttant pour ne pas laisser paraître son émotion. Un quart d’heure plus tard, le sergent-chef ne peut que constater le décès. Une neuvième tombe sera creusée près du fleuve et Salah Sannanès y sera inhumée au crépuscule.
Après la brève cérémonie, l’ancien médecin militaire nazi éloignera le petit instituteur juif en le tenant paternellement par les épaules, puis pour ne pas le laisser seul, il lui installe un lit de camp dans la chambre qu’il va partager avec le sergent Leroy.
Et le siège commence.
Le camp retranché de la Cotonnière se compose de nombreux bâtiments répartis sur une assez grande superficie. Le mur d’enceinte de la manufacture ne constitue qu’un rempart insuffisant, mais les légionnaires ont transformé plusieurs villas d’habitation en véritables blockhaus qui, par leurs feux croisés, ne permettent aucune approche ennemie.
En revanche, toute sortie du camp se révèle mortelle. La liaison quotidienne prévue avec la compagnie de la Coloniale retranchée dans la banque cause la mort de quatre légionnaires et doit être supprimée. Seul, un contact radio unit maintenant les assiégés.
Les légionnaires s’habituent pourtant à leur nouvelle vie. Les bâtiments où ils restent nuit et jour sur le qui-vive sont frais ; la bière et le tabac ne manquent pas et on peut, sans trop de risques, s’aventurer jusqu’au bord du canal pour y pêcher. Un autre facteur rendit le siège supportable : dans la nuit du rembarquement de la garnison, trois prostituées françaises avaient plaidé leur cause auprès du sergent-chef Osling :
« Tu comprends mon grand, avait expliqué Thérèse, une grosse Savoyarde, pour nous ça peut-être l’occasion de ramasser assez de pognon pour se payer notre retour en France. Si nous restons avec vous on va nous porter disparues et on pourra échapper à l’organisation qui nous rançonne. »
Osling se moquait pas mal de l’avenir de ces dames, mais il avait pensé à ses légionnaires. Évidemment, la présence de trois putains dans le camp retranché serait une source de tracas, mais les avantages l’emportaient et il avait pris sur lui d’accorder aux filles de demeurer parmi eux. Il ne s’était pas trompé. Thérèse, Yvonne et Sonia remontaient maintenant le moral de tous, davantage par leur présence, leur constante bonne humeur et leurs plaisanteries gouailleuses que par l’exercice proprement dit de leur « métier ». Pourtant, elles étaient loin de chômer.
Osling s’en aperçoit lorsque Thérèse, ambassadrice du trio, lui demande audience.
« Que veux-tu ? Je n’ai pas de temps à perdre, déclare-t-il sèchement.
– Ben voilà, mon grand, les hommes sont raides.
– Comment ça ?
– Eh bien, c’est pourtant facile à comprendre, il y a une semaine en arrivant, ils avaient tous un peu de pognon, maintenant ils n’en ont plus. »
Osling rit franchement :
« Comme vous êtes toutes les trois la seule source de dépense du poste, je ne peux que conclure qu’en une semaine, tout l’argent d’une centaine d’hommes est passé dans vos sacs à main. Bravo, vous n’êtes pas fainéantes.
– Faut pas pousser, mon grand, il y a pas loin d’une dizaine de pédés parmi tes héros !
– Quatre et je les connais, interrompt Osling, qu’attends-tu de moi ?
– Je vais te dire : Yvonne, Sonia et moi, on serait prêtes à faire crédit si tu trouvais un moyen sérieux de nous assurer le remboursement.
– Non mais, tu te fous de ma gueule ? Tu crois que je vais établir la comptabilité des coups tirés par les hommes ? Pour qui me prends-tu ? Démerdez-vous avec eux ! Si vous voulez leur faire crédit, ça ne me regarde en rien, ils vous rembourseront à Haïphong quand ils toucheront leurs soldes.
– Tu rigoles, sergent ! Tu nous vois courir après tes légionnaires avec des reconnaissances de dettes ? Ah ! On aurait bonne mine. Rien à faire. Si tu trouves pas une solution qui nous donne toute garantie, c’est simple : on baise plus… »
Sur quoi, Thérèse, hautaine et décidée, tourne sur ses talons et disparaît laissant Osling pensif et inquiet. Si les filles se refusaient réellement, ça pouvait mal tourner.
Quelques heures plus tard, le sergent-chef exposait un plan au lieutenant Mulsant qui, ravi de cette diversion, donnait son accord.
Osling avait trouvé une pile d’étiquettes de la manufacture cotonnière de Nam-Dinh. Une brève enquête établit qu’il n’en existait nulle part ailleurs dans le camp. Osling octroya aux étiquettes la valeur de 20 piastres et les distribua aux légionnaires désireux d’en acquérir, notant les avances consenties sur leurs soldes à venir.
Les filles pourraient se faire rembourser en s’adressant à lui après le siège, sur présentation des étiquettes. (Un système analogue fonctionne en permanence à Sidi-Bel-Abbès où les légionnaires peuvent acheter des jetons en zinc qui servent de monnaie d’échange au bordel de la Légion.)
Les étiquettes eurent un autre avantage : celui d’alimenter les jeux de cartes et de dés. Un étrange commerce s’institua, les montres changeaient de bras, parfois même les tours de garde s’échangeaient, certains se privèrent de tabac ou de bière, mais la monnaie de base restait toujours les quelques instants que l’on pouvait acheter à ces dames chez lesquelles, bien entendu, les étiquettes s’accumulaient.
Le temps passe.
Chaque jour quelques obus de mortier et quelques rafales d’armes automatiques sont dirigés contre le camp retranché, mais la prudence des légionnaires et leur technique rendent ces entreprises viets inefficaces et inutiles.
L’ennemi est ailleurs : l’inaction, l’ennui, le désœuvrement. Si les officiers et les sous-officiers parviennent à occuper leurs hommes, il est en revanche plus difficile de les intéresser à d’inutiles besognes.
Une amitié imprévue naît entre Osling et Sannanès, le petit instituteur.
Les légionnaires ont pris l’habitude de voir le grand Allemand et le petit Juif parcourir ensemble les quelques dizaines de mètres qui mènent à l’appontement, et rester face au canal de longs instants, bavardant assis sur la berge. C’est au cours d’une de ces conversations en tête-à-tête que jaillit l’étincelle :
« Je pensais à une chose cette nuit, dit Osling. Vous aviez une classe de candidats au certificat d’études ?
– C’est exact, acquiesce Sannanès. J’obtenais même à Nam-Dinh des résultats prometteurs.
– Si je demandais à Mulsant l’autorisation de créer une classe de français pour les légionnaires étrangers désireux d’accéder au peloton de caporaux, seriez-vous prêt à en ^assumer la responsabilité ? »
Le petit juif dévisage Osling avec curiosité.
« Vous ne parlez pas sérieusement. Regardez-moi. J’ai déjà du mal à m’imposer comme professeur auprès d’enfants de dix ans, vous me voyez affronter votre bande de colosses ?
– Non seulement je vous vois, mais je suis certain que votre autorité sera respectée. Surtout si je me tiens auprès de vous.
– Vous croyez sincèrement que ces hommes ont le cœur à étudier dans les circonstances où nous nous trouvons ?
– Quelles circonstances ? Ce ne sont pas les trois ou quatre obus de mortier que nous recevons chaque jour qui les effraient. Au contraire, ils ont tous besoin d’un dérivatif et nous pouvons leur en offrir un. »
Bien que sceptique, Sannanès accepta de tenter un essai. Il s’avéra concluant au-delà de toutes les espérances.
Vingt-six légionnaires dont une vingtaine d’Allemands devinrent les élèves du petit juif. On avait trouvé un tableau noir et de la craie, et à l’étonnement de tous, les légionnaires, dès le premier jour, se montrèrent attentifs et disciplinés.
Osling et Sannanès furent immédiatement conscients du phénomène qu’ils avaient créé. Les hommes étaient non seulement avides d’apprendre, mais ils étaient ravis de se retrouver plongés dans un climat qui leur rappelait leur enfance.
D’abord timide, le petit instituteur prit confiance et se mit à user de toutes les ficelles qui soutiennent l’intérêt d’une classe de gamins. Le cours eut vite ses ténors et ses cancres que Sannanès manœuvrait avec un grand sens de l’humour. Le pensum infligé au légionnaire Schneuder qui dut écrire cinquante fois : « Je dissipe mes camarades en jouant avec mes grenades pendant la classe » est resté célèbre, et l’image des vingt-six soldats récitant en chœur les fables de La Fontaine, les bras croisés, reste présente dans l’esprit des survivants du siège de Nam-Dinh.