28.
LA renommée de Ban-Cao dépassait le cadre de la Haute-Région ; jusqu’à Hanoï, et même Saigon, on parlait de la réalisation du capitaine de Légion. De cet état de choses devait naître une situation qui portait Mattei au paroxysme de l’exaspération : la visite de Ban-Cao par les « huiles » de toutes sortes, attirées par le colonel V… qui jouait le rôle d’agent de publicité. – « Une mère maquerelle qui vante les mérites de ses putes », disait Mattei.
Le programme ne variait guère. La veille ou l’avant-veille, on prévenait par radio : « Le général X… ou l’administrateur Y… ou même tel ou tel ministre de passage a entendu parler de la conception intelligente de votre poste modèle… Il serait très désireux, etc. » Le lendemain ou le surlendemain, à l’heure dite, un Morane atterrissait sur la piste. Le colonel V… en descendait toujours impeccablement cintré dans son élégant uniforme, suivi de deux ou trois personnes d’allure autoritaire et suffisante. Alors commençait ce que Mattei appelait : « la visite du château ». Lui, se contentait de suivre le cortège, dissimulant à grand-peine son agacement et le malaise que lui causait le port de son uniforme réglementaire. Il laissait le colonel V… se conduire en seigneur des lieux. D’ailleurs, les visites se reproduisaient si fréquemment que le colonel connaissait maintenant le poste dans ses moindres recoins et, du moins dans ce rôle de guide, il se montrait parfaitement compétent.
Un soir, à l’issue de l’une de ces inspections admiratives, Mattei et Osling assistent à l’envol de l’avion qui reconduit à Hanoï son chargement de hautes personnalités. Sans qu’Osling en soupçonne la raison, le capitaine est soudainement secoué par un éclat de rire. Le sergent-chef le dévisage, intrigué :
« Un élément irrésistible de drôlerie a dû m’échapper, mon capitaine. »
Mattei entraîne le sergent le tenant par le bras, sans interrompre son hilarité.
« Non, Osling, vous ne pouvez pas comprendre. J’ai eu une vision ; je voyais le colonel debout à la porte de l’avion, son képi à la main, et déclarant : « N’oubliez pas le guide, s’il vous plaît. »
Aucun des hommes de la 4ecompagnie qui séjournèrent à Ban-Cao, n’oubliera la date du 4 juin 1948.
À l’aube, une grosse colonne (une trentaine d’hommes) quitte le poste pour effectuer une patrouille d’inspection au Sud, en direction de Cao-Bang. Mattei, Klauss et Osling font partie du groupe. Le secteur est maintenant infesté de viets. La fidélité des habitants des villages voisins mollit. Mattei soupçonne les tribus qui vivent assemblées dans des groupes de paillotes perdus dans la forêt d’apporter une aide effective aux rebelles. Le plus souvent, ces rassemblements de paillotes qui abritent entre trente et cinquante individus, ne portent même pas de nom. Mais la modestie de leurs installations permet quand même aux viets de s’y dissimuler et surtout d’y constituer des réserves de vivres et de munitions. Pour les légionnaires, ces hameaux représentent une gangrène contre laquelle il est difficile de lutter. Leur multiplicité rend les inspections laborieuses, et frapper au hasard, en s’exposant à châtier des innocents, risquerait d’engendrer de désastreuses conséquences.
Ce jour-là, Klauss marche en tête. Mattei en troisième position se trouve, comme à l’accoutumée, entre ses gardes du corps, Ickewitz et Clary. La colonne progresse depuis deux heures et se trouve précisément à quelques centaines de mètres de l’un de ces hameaux. Mais il faudrait, pour y parvenir, se détourner de la piste qui conduit à Cao-Bang, et Mattei a décidé d’ignorer le groupe de paillotes et de poursuivre son chemin.
Pour une fois, Klauss est trahi par son flair. Il passe sans rien remarquer, et c’est Ickewitz qui, derrière lui, décèle le premier la présence de l’ennemi. Il entrevoit, à moins de dix mètres, l’arme automatique braquée dans leur direction. Alors, d’instinct, il fait un bond et se jette entre l’arme et le capitaine. Il est frappé en pleine poitrine par la première rafale, il ne tombe pas, il se retourne pour constater que Mattei s’est jeté par terre et qu’il se trouve à l’abri. Le géant parvient alors à faire quelques pas dans la direction de ses compagnons ; il reçoit une nouvelle rafale dans le dos et, cette fois, il s’écroule.
Fou de rage, Mattei ordonne l’assaut. Les hommes se ruent. Un légionnaire tombe foudroyé. Un second s’effondre, gravement blessé, mais en moins d’une minute le groupe viet est exterminé, ils étaient treize. Il n’y a que deux survivants ; l’un qui n’a que quelques minutes à vivre, le second est atteint au bras d’une blessure superficielle.
Osling s’est précipité auprès d’Ickewitz, suivi du capitaine qui attend, angoissé, le pronostic du médecin.
Osling se retourne et déclare :
« On l’amène au poste au pas de course. Désignez huit types qui se relaieront pour porter le brancard, je les accompagne.
– Il a une chance ?
– Franchement, je ne le pense pas, mais il est tellement costaud qu’on peut espérer un miracle. Dès que j’arriverai je tenterai d’obtenir un avion pour le transporter à l’hôpital d’Hanoï. S’il a une chance, c’est la seule. La série d’interventions que nécessite son état ne peut même pas être envisagée à l’infirmerie de Ban-Cao.
– Prenez douze hommes, vous pourrez courir plus vite, faites l’impossible, moi je reste ici.
– Vous oubliez qu’il y a un autre blessé, interrompt Osling.
– Il est mort, annonce Klauss qui vient de les rejoindre.
– Partez, supplie Mattei. Dépêchez-vous, sauvez Ickewitz, je me charge du reste. »
Le groupe Osling s’éloigne en courant. Les quatre premiers brancardiers font des efforts visibles pour secouer le moins possible le mourant, malgré le rythme de leur pas gymnastique. Mattei rejoint Klauss et la vingtaine de légionnaires qui lui restent. Au milieu des cadavres de ses compagnons, le survivant viet se tient accroupi. Il tremble de tous ses membres. Il est indéniable qu’il est envahi de terreur, qu’il n’est pas un de ces fanatiques comme il y en a tant dans les rangs des rebelles.
Mattei le contemple un instant, puis l’interroge :
« Tu comprends le français ? »
L’homme fait un signe de négation.
« Kas », hurle Mattei.
Kas est l’un des partisans de la 4e compagnie. Il suit toutes les opérations pour servir éventuellement d’interprète. Le supplétif indigène se précipite aux côtés du capitaine.
« Demande-lui d’où il venait ! Où ils ont passé les dernières nuits ? Qui les a ravitaillés ? »
Kas se lance, de sa petite voix aiguë, dans un monologue incompréhensible en dialecte tonkinois. Le viet répond d’une brève syllabe.
« Il refuse de parler, mon capitaine.
– Votre revolver, Klauss », ordonne Mattei.
Le sergent-chef sort de son étui son colt 45 et le tend à l’officier. Mattei s’accroupit auprès du blessé, et arme le colt en mettant une balle dans le canon, pratiquement contre l’oreille du viet. Puis il applique le canon du pistolet sur la tempe de l’homme.
« Dis-lui que je lui vide le chargeur en entier dans la tête s’il ne répond pas immédiatement. »
Kas traduit. Le viet pousse un cri déchirant et se laisse tomber en avant, à genoux. Il balbutie une série de sons incohérents.
« Ne tirez pas, mon capitaine, il va parler. »
Mattei se relève et rend à Klauss son pistolet. D’un geste machinal, sans même regarder ses mains, le sergent éjecte la balle du canon et la replace dans le chargeur. Puis il rengaine le colt. Toujours à genoux, haletant, affolé, le petit viet parle. Les mots se succèdent à une cadence étourdissante. Il ne s’interrompt que pour chercher son souffle. Au bout d’un moment, Kas l’arrête et, le poussant du pied, le rejette en arrière.
« Ça fait trois jours qu’ils se cachent au hameau du chef Siing, mon capitaine. C’est par là, à moins d’un kilomètre. Ils y ont entreposé des armes et du ravitaillement dans des caches qu’il m’a désignées. Ce sont les hommes de Siing qui leur ont appris que nous empruntions ce chemin au moins une fois par semaine. Et que souvent vous nous accompagniez. Le but de leur opération, c’était vous. S’ils ne vous avaient pas reconnu à vos galons, ils auraient laissé passer la patrouille sans se manifester.
– C’est la célébrité, mon capitaine, tranche Klauss. La rançon de la gloire. Sans Ickewitz, ils réussissaient. Et pourtant, ils savaient qu’ils couraient le risque de tous se faire massacrer ensuite. Votre tête commence à valoir cher. »
Mattei est livide de fureur contenue. Ce n’est pas de savoir qu’il est devenu chez l’ennemi l’homme à abattre, c’est de se remémorer le geste d’Ickewitz et la chute du géant s’écroulant après lui avoir sauvé la vie.
« Attachez cette lope à un arbre, on le récupérera au passage. Klauss, partez en avant avec la moitié de l’effectif. Allez au hameau de Siing, je vous suis dans un quart d’heure. Quand j’arriverai, je veux que la totalité des habitants, à l’exception des enfants, soit rassemblée au centre du village. »
Songeur, Mattei contemple la section qui s’éloigne. Autour de lui, il reste Clary, Fernandez, six légionnaires valides et les deux morts. Le capitaine les désigne :
Pendant que les hommes exécutent ses ordres, Mattei conserve un mutisme absolu. Il se tient à-l’écart et fume en silence. Juste après avoir jeté et écrasé du pied son mégot, il appelle Clary :
« Mon capitaine ?
– Il y a combien de cadavres viets ?
– Douze, mon capitaine.
– Coupez-leur la tête ! Proprement. Évitez de faire de la boucherie.
– Compris, mon capitaine », répond Clary. Sans s’émouvoir, il crie aux hommes : « On décapite les macchabées. Chacun un, moi j’en prends quatre. Ordre du capitaine ! Et proprement ! Sans vous salir. »
Les légionnaires ne s’émeuvent pas davantage que Clary. Ils accomplissent leur macabre besogne sans la moindre incommodité ; à l’écart, Mattei se désintéresse de l’opération. Lorsque la mutilation est achevée, le capitaine déclare simplement :
« Prenez les têtes par les cheveux, on les transporte au village. »
Dans un sourire béat, un légionnaire déclare :
« Je ne peux pas, mon capitaine, le mien il est chauve !
– T’as qu’à lui passer deux doigts dans les trous de nez, rétorque Clary, provoquant simultanément l’hilarité de ses compagnons et la fureur de son chef.
– Vous trouvez vraiment ça drôle, bande de sauvages ! tonne Mattei.
– Tout de même, mon capitaine, objecte Clary, c’est vous…
– Bien sûr, c’est moi, crétin, ça ne veut pas dire que ça m’amuse. Et ce n’est pas non plus pour me venger. Oh ! Et puis, merde ! À quoi bon chercher à t’expliquer… Tu ne comprendrais pas ; allez, en route ! »
À mi-chemin, ils aperçoivent l’éclaireur envoyé par Klauss à leur rencontre. Le légionnaire reste, un instant, interdit devant le spectacle que forme le cortège. Il s’exclame :
« Ben, nom de Dieu, ça alors !
– Alors ? interrompt Mattei, le village ? »
L’homme semble émerger de sa stupéfaction.
« Pardon, mon capitaine, le sergent vous fait dire qu’il a rassemblé toute la population, ils vous attendent. »
Mattei se retourne vers ses porteurs de têtes.
« Vous avez entendu ? Tout le village est rassemblé et nous attend. Dès que nous arriverons, vous balancerez les têtes à leurs pieds.
– On pourrait peut-être leur en balancer une ou deux en travers de la gueule, mon capitaine, suggère Clary.
– Clary, pour la dernière fois, je t’ordonne d’exécuter mes ordres et d’éviter toute improvisation.
– Ah ! Bon, moi c’que j’en disais, c’était manière à vous rendre service. »
Mattei hausse les épaules, exaspéré, et fait signe à la colonne de reprendre son chemin.
Dès qu’ils arrivent au village, la cérémonie se déroule comme prévu. Siing se tient debout devant tous les membres de sa tribu. Il n’a pas le moindre mouvement lorsqu’une tête atterrit sur ses pieds. Derrière lui, les femmes détournent leurs regards. Mais tout se passe dans un silence, absolu, qui n’est rompu brusquement que par la voix fracassante du capitaine.
« Je vous ramène les hommes que vous avez aidés à combattre contre nous. C’est le sort qui les attend tous. Siing, j’ai décidé de vous laisser la vie, à toi et aux tiens. Mais ne prends pas ma clémence pour de la faiblesse. Je vais faire brûler ton village. Tu vas être contraint d’éparpiller ta tribu. Qu’ils aillent chercher refuge dans les hameaux voisins, qu’ils préviennent que les prochains d’entre eux qui apporteront leur aide aux rebelles seront exécutés sur place par mes hommes et périront en même temps que leur village ! Puisque c’est le seul langage que vous compreniez, je vous prouverai que moi aussi, je sais le parler. Je vous donne un quart d’heure pour rassembler vos affaires. Après je fais tout brûler. »
Le jour commence à baisser lorsque les légionnaires atteignent Ban-Cao. Dès qu’on lui a signalé l’approche du groupe Mattei, Osling est descendu à la rencontre du capitaine. Prévenant la question de l’officier, il déclare :
« Il est toujours en vie, mais il a été impossible d’obtenir un avion pour l’évacuer. Je vous attendais avec impatience, espérant que votre autorité pourrait emporter la décision, mais je crains qu’il ne soit trop tard : dans moins d’une heure il fera nuit. »
Suivis par la colonne, les deux hommes sont parvenus dans la cour du poste. Mattei fait appeler Favrier. Dès que le sergent se présente, l’officier ordonne :
« Tu vas mettre tout le monde au travail, vous allez me confectionner des torches avec des chiffons, de l’huile, de l’essence, n’importe quoi, je m’en fous. Je veux que la compagnie au complet se tienne prête à aller baliser la piste d’atterrissage. Deux torches dans les mains de chaque homme, je veux qu’on y voie comme en plein jour.
– Compris, mon capitaine.
– Ickewitz est conscient ? poursuit Mattei à l’adresse d’Osling.
– Hélas ! Oui, mon capitaine, je lui ai fait de la morphine, il ne cesse de vous réclamer.
– Ne lui annoncez pas mon retour, je vais d’abord à la radio. »
Le capitaine Mattei s’apprête à passer la nuit la plus longue de sa vie. Par radio il ne peut entrer en contact qu’avec des subalternes irresponsables. Il appelle successivement Lang-Son, Hanoï, Haïphong, n’obtenant que des réponses confuses émanant de services nonchalants qui ne comprennent rien à sa requête. Enfin, vers dix heures du soir, il obtient l’aéroport d’Hoan-Long (Hanoï). Il parvient à entrer en contact avec son ami le lieutenant Lecocq, auquel il explique la situation.
« D’accord, conclut Lecocq, on peut tenter d’atterrir avec un Morane si vous balisez la piste. Mais nous ne disposons ici que d’un seul Morane, c’est-celui du colonel V… Du reste, son plan de vol est prévu pour la matinée de demain. Il doit se rendre chez-vous avez des officiels, vous êtes au courant ?
– Je l’avais oublié, mais en effet, c’est exact. Écoutez, Lecocq, cherchez le colonel, trouvez-le où qu’il soit. Suppliez-le au besoin, de ma part, qu’il vous laisse l’usage de son appareil cette nuit.
– D’accord, mon capitaine, le cas échéant, je le réveillerai. Je vous rappelle dès que j’ai du nouveau.
– Merci, Lecocq. Nous restons en écoute permanente. Terminé. »
Mattei rend le casque au radio.
« Je suis à l’infirmerie auprès d’Ickewitz, dit-il. Dès qu’Hoan-Long rappellera, fais-moi prévenir. »
Le long corps d’Ickewitz est étendu sur un lit beaucoup trop court pour lui. Ses pieds dépassent. À part les bandelettes qui l’entourent de la poitrine jusqu’à la taille, il est nu. Les dispositifs de sérum et de plasma sont suspendus au-dessus de son lit et rattachés à ses bras. Dès qu’il aperçoit Mattei, Ickewitz sourit et balbutie :
« Mon capitaine…
– Ne parle pas, Adam, ça va te fatiguer », murmure Mattei.
Le visage du géant s’assombrit un bref instant, puis il reprend son faible sourire.
« Je suis foutu, n’est-ce pas mon capitaine ?
– Bien sûr que non. Pourquoi dis-tu ça ?
– Vous avez dit : « Ne parle pas, Adam », ânonne le géant. Si je n’allais pas mourir, vous auriez dit, comme d’habitude : « Ta gueule, Ickewitz ! »
Mattei fait des efforts pour ne pas laisser paraître son émotion. Il répond :
« Tu seras toujours aussi con, et moi qui croyais que tu parlais sérieusement. Maintenant, repose-toi. Je vais m’asseoir auprès de toi, j’attends des nouvelles d’Hanoï, un avion va venir pour t’évacuer. »
À minuit, Lecocq rappelle. Il a pu joindre le colonel V… mais l’officier supérieur a refusé catégoriquement de le laisser disposer de son appareil, arguant qu’il est insensé d’endommager le Morane et d’exposer la vie de son équipage, pour éventuellement sauver un homme. Il ne conçoit même pas que Mattei ait eu une idée aussi saugrenue et se soit cru permis de le déranger au milieu de la nuit. Il compte s’en expliquer de vive voix avec le capitaine, lorsqu’il atterrira dans la matinée.
« Qu’est-ce qu’il m’a passé ! conclut le lieutenant-aviateur. Et qu’est-ce qui vous attend tout à l’heure, mon capitaine !
– Merci, mon vieux, répond Mattei accablé et écœuré. Excusez-moi pour cette engueulade qui ne vous était pas destinée.
– Ce n’est rien, mon capitaine, je vous comprends… »
Mattei regagne le chevet du Hongrois. Osling, Clary et Fernandez sont assis autour de son lit. Mattei fait signe à Osling de le suivre.
« Impossible de l’évacuer, annonce-t-il.
– Alors, il est foutu. Je suis désolé, mon capitaine. »
Le capitaine passe la nuit assis près du lit du mourant. C’est maintenant la seule chose qu’il puisse faire pour lui. Ickewitz reprend conscience à plusieurs reprises, il constate la présence de l’officier, et en semble apaisé avant de sombrer à nouveau dans le coma.
Seul, Fernandez a été autorisé à rester avec lui. Mais à la porte de l’infirmerie, Osling, Klauss, Lantz, Favrier et Clary se sont installés, assis par terre en silence. Toutes les heures, Osling se porte près du mourant, puis le sergent-médecin sort et regagne sa place entre ses compagnons. Il est 9 h 10 du matin lorsque Fernandez apparaît livide, et déclare : « Il vient de mourir.
– Le capitaine ? demande Osling.
– Il pleure, laissez-le. »
Vers midi, Mattei, Fernandez et Clary creusent eux-mêmes la tombe destinée à leur compagnon. Ils sont tous les trois en short, pieds et torse nus. L’emplacement qu’ils ont choisi pour en faire la sépulture du Hongrois se trouve au pied de la route d’accès au poste. Nul ne pourra gagner le nid d’aigle sans passer devant le tombeau d’Ickewitz. Ce lieu est très proche de l’une des extrémités de la piste d’atterrissage. C’est Fernandez qui, le premier, perçoit le bruit du Morane.
« Mon capitaine ! Le colonel et ses invités ! On les avait oubliés ! »
Mattei ne répond pas. Il continue à creuser en silence, s’aidant de son pied nu pour enfoncer la pelle dans le sol.
Le Morane effectue sa ronde rituelle autour du piton avant de prendre son axe d’atterrissage. (Le colonel commence toujours son exposé en faisant admirer à ses hôtes le panorama d’ensemble du poste.) L’avion se pose ensuite en souplesse, et vient s’immobiliser à quelques mètres seulement des trois légionnaires.
Deux hommes et une femme élégante accompagnent aujourd’hui le colonel V… visiblement surpris et désorienté par l’absence du traditionnel comité d’accueil. Lorsque dans l’un des trois hommes à demi nus qui viennent à leur rencontre, pelle en main, suant et mal rasés, le colonel reconnaît Mattei, il suffoque d’indignation.
« Capitaine ! Vous avez perdu la tête ! » vocifère-t-il.
Mattei s’approche du colonel, le touchant presque. Il ignore les autres personnages présents. Bien que sa haine et son ressentiment soient évidents, c’est avec calme qu’il déclare : « Foutez le camp !
– Mattei, vous délirez, réplique le colonel. Vous oubliez mon grade, la position des gens qui m’accompagnent, je vous ferai traduire devant le conseil de guerre ! » Sans s’émouvoir, Mattei reprend : « Foutez le camp ! Si dans une minute vous n’êtes pas parti, je fais balancer une douzaine de grenades sur la piste. Vous serez contraint d’emprunter la R. C. 4 pour regagner Lang-Son et Hanoï. Vous vous souvenez de la « magie grandiose de certains décors féeriques » dont vous me parliez il y a deux ans, vous pourrez en faire goûter le charme à vos invités. » Le colonel se tourne vers les civils : « Veuillez excuser cet homme qui a dû être pris d’une crise de folie subite. Rentrons, je pense que c’est plus sage. »
Le Morane effectue un demi-tour sur place et reprend son vol. Jamais plus Mattei n’entendra parler du colonel V… qui ne transmit aucun rapport sur l’incident.
Adam fut enseveli dans la soirée, et le nid d’aigle prit le nom de « Poste Ickewitz ».
Jusqu’à l’évacuation de Ban-Cao, chaque dimanche Fernandez a pris une habitude qui est respectée de tous : il réclame au capitaine son attribution d’alcool, et il va se soûler sur la tombe de son compagnon. Pour chaque verre qu’il boit, il en renverse un sur la sépulture et il parle. Plus il boit, plus il parle. Lorsque l’ivresse devient absolue, il oublie que son ami est mort et il lui raconte la vie du poste. Dans la soirée, deux hommes sont désignés pour le ramener de cet étrange pèlerinage dominical. Ce n’est généralement pas de tout repos.