17.

 

 

 

PENDANT les trois premières semaines, le train blindé précède d’importants convois que l’ennemi n’attaque plus. Les seuls incidents notables seront quelques sabotages de la voie qui sera remise en état instantanément par la compagnie du Génie. Mais Raphanaud ne se leurre pas, il sait que les viets surpris et désorientés les observent et cherchent la riposte.

Spécialiste des actions de commando, le capitaine expérimente alors une autre tactique. Chaque jour une section va patrouiller dans la jungle à la recherche de traces laissées par l’ennemi ; reliée au train par radio, elle s’éloigne souvent d’une dizaine de kilomètres. Encore un coup pour rien. Les patrouilles, elles non plus, n’accrochent pas l’ennemi : les viets sont indiscutablement sur leurs gardes et les légionnaires regagnent le train sans encombre.

Le 5 décembre, six hommes et le sergent Célier quittent le train vers six heures du matin entre Mông-Duc et Vân-Lâm. Depuis une dizaine de minutes, ils se tenaient sur le marchepied, cherchant un endroit propice pour sauter. L’endroit exact où ils sont lâchés est sans grande importance, à condition que le train ne s’arrête pas. En revanche, les hommes connaissent le point précis où ils devront rejoindre le convoi dans la soirée.

Juste à la sortie d’une courbe, Célier saute en souplesse, imité aussitôt par les six légionnaires. Les sept hommes s’enfoncent aussitôt dans la forêt et commencent leur progression avec la tranquillité de chasseurs de lapins. Ils doivent franchir un petit col broussailleux et rejoindre de l’autre côté la voie qui fait un large détour pour atteindre Vân-Lâm.

Vers midi la patrouille arrive au sommet du col et décide de descendre l’autre versant sur une centaine de mètres avant de casser la croûte. Reszke, un Polonais, qui marche en queue, interpelle soudain le sergent :

« Sergent ! Il y a eu des gus par là ce matin ! »

Célier jette un regard circulaire.

« Qu’est-ce qui te prend ? Une intuition ?

– Non. Ça sent la merde. »

Tous éclatent de rire. Le sergent lance, furieux :

« Tu crois que j’ai du temps à perdre ? Tu ne sais pas que c’est bourré d’animaux dans le coin ? Non seulement moi je ne sens rien, mais ça ne prouverait strictement rien. »

Sans ordre, calmement, Reszke s’assoit sur une pierre et dévisage le sergent et ses compagnons.

« Le défaut de cette compagnie, c’est qu’on ne se connaît pas assez, dit-il, solennel. Mais je vous demande de me croire. À la 2ecompagnie que je viens de quitter, j’étais célèbre. Jusqu’au colonel qui savait que je suis capable de sentir la merde d’homme à plusieurs kilomètres. »

L’hilarité des légionnaires redouble. Seul Célier demeure sérieux et attentif.

« Écoute, si tu te fous de moi, tu vas la sentir passer, je te le garantis.

– Sergent, c’est de cette direction que ça vient, proteste Reszke, en désignant le sud-ouest. Je n’ai pas envie de faire de la marche supplémentaire, mais je vous affirme que des hommes ont cagué à moins de cinq cents mètres par là, et pas plus tard que ce matin. »

L’assurance du Polonais fléchit le sergent qui décide de faire un détour, laissant guider la section par l’odorat du légionnaire. Les hommes sont mécontents. Seul leur sens de la discipline les empêche de protester avec plus de véhémence ou de discuter les ordres du sergent. L’un d’eux sort une cigarette et s’apprête à l’allumer, déclenchant chez Reszke une réplique cinglante et méprisante. Comme un initié s’adressant à un profane, le Polonais s’exclame :

« T’es pas un peu con ! Tu veux saboter mon boulot ou quoi ?

– Ça va, fumez pas », tranche Célier pourtant peu convaincu.

Le légionnaire jette sa cigarette d’un geste rageur et hausse les épaules.

Satisfait de l’intervention du sergent en sa faveur, Reszke progresse avec des allures cabotines, ponctuant sa marche d’arrêts et de froncements de narines. Vingt minutes plus tard, il ne lui reste qu’à savourer son triomphe et à se délecter de l’admiration ébahie avec laquelle le dévisagent ses compagnons. Il a conduit la section en plein sur un camp fraîchement abandonné qu’une piste traverse.

Le légionnaire à la cigarette fait amende honorable.

« C’est un don du Ciel que t’as reçu, mon pote ! C’est pas possible. Moi je ne sens toujours rien. »

Reszke désigne un buisson à quelques mètres.

« C’est là-bas derrière qu’ils ont chié. La prochaine fois, vous me croirez. »

Le sergent va jusqu’à l’endroit désigné et vérifie.

« Il a raison. C’est pas un homme, c’est un chien ce mec-là. »

 

Le sergent Célier réalise brusquement qu’il a enfreint les ordres en s’écartant de son chemin. Tout en sortant sa carte pour situer leur position présente, il ordonne au radio d’établir le contact avec le train qui se trouve en écoute permanente. Dès qu’il a transmis sa position, il est obligé de donner les raisons de son écart :

« On a trouvé une piste. Nous sommes sur les restes d’un camp où un petit groupe a passé la nuit dernière.

– Comment les avez-vous trouvés ?

– Vous ne me croiriez pas. Je vous expliquerai ce soir. La piste semble aller dans la direction de Vân-Lâm. Est-ce que nous la suivons ?

– D’accord. Pas d’imprudence. Rendez compte du moindre incident.

– Compris. Terminé. »

Célier se tourne vers ses hommes.

« En route ! Schnell ! On va tâcher de marcher vite et de leur tomber dessus avant la soirée. »

La section repart. Aucun des hommes n’a formulé la moindre objection et pourtant ils ignorent l’importance du groupe viet qui les précède. La piste n’est pas large, mais elle est parfaitement tracée et damée ; il suffirait pourtant de s’en écarter d’une dizaine de mètres pour qu’elle soit absolument indécelable.

Dans toute la zone du Sud-Annam, les viets ont ainsi déchiré la forêt dans tous les sens, créant de véritables réseaux sous la jungle qui leur permettent de se déplacer rapidement au milieu de la végétation qui les dissimule.

Après une bonne heure de marche sur la piste qui serpente continuellement, la section parvient au départ d’une longue ligne droite. Le chemin s’enfonce en pente douce puis, à environ cinq cents mètres, remonte brutalement. Au loin, les légionnaires distinguent, au sommet de la côte, une forme noire qui se couche dès qu’ils apparaissent, puis aussitôt ils essuient un coup de feu qui avait peu de chance d’atteindre son but à une distance aussi considérable. Enfin le soldat viet disparaît.

« Maulen ! Au pas de course ! Grouillez-vous ! Schnell ! tonne Célier. Nous sommes sur eux. Dans moins d’une heure nous les aurons rattrapés. »

Les six hommes s’élancent à la suite du sergent, ils alternent le pas de gymnastique et les larges enjambées de marche forcée.

 

À quelques mètres du bas de la pente, les légionnaires se mettent à courir pour prendre de l’élan avant d’attaquer la côte. Brusquement c’est le drame. Emportés par leur course les sept hommes tombent dans un piège géant parfaitement dissimulé. La fosse a moins d’un mètre de profondeur, mais son fond est hérissé de harpons d’acier à la pointe finement aiguisée ; chacun d’eux est fixé solidement à une plaquette de bois.

Quatre légionnaires dont le sergent Célier s’empalent par la plante des pieds. Les épaisses semelles de leurs pataugas sont traversées comme des feuilles de papier. Les trois autres légionnaires ont la chance d’être tombés entre les harpons. Presque aussitôt un obus de mortier s’abat à une dizaine de mètres du groupe.

Malgré la douleur atroce qui le torture Célier parvient à réagir.

« Ils ont réglé un mortier sur le piège ! Si nous restons là, nous sommes foutus. Il faut bouger. Les trois valides, tirez les blessés ! Moi je me démerde. »

Sans attendre, le sergent se hisse hors du trou en se servant de ses bras et commence à ramper comme un crabe s’appuyant sur les coudes et se propulsant à l’aide du genou de sa jambe valide.

Les trois autres blessés se laissent tirer par leurs compagnons sur une dizaine de mètres puis trouvent la force d’imiter Célier. Rageusement, les quatre estropiés continuent à s’éloigner en rampant tandis que le mortier ennemi poursuit son tir que les viets dirigent toujours sur le piège, montrant qu’ils n’ont pas prévu la réaction de leur étrange gibier.

Prenant appui sur son fusil, Célier se relève et se tient debout un instant sur sa jambe indemne, puis fermant les yeux et serrant les dents, il pose par terre son pied traversé et laisse peser son poids sur la plaquette de bois. Le harpon ressort à mi-mollet. Surmontant la violence de la douleur, le sergent parvient à faire plusieurs pas sans provoquer d’hémorragie. Quand il se sent au bord de l’évanouissement, il se laisse retomber, vaincu.

Les trois hommes valides aident leurs compagnons à le rejoindre et les sept légionnaires s’allongent en silence.

Célier puise au fond de lui la force de dicter ses instructions. Il s’adresse à Reszke qui est l’un des trois à ne pas être blessé :

« La radio ! Il faut prévenir le train. »

Le radio a le pied transpercé. Reszke l’aide à se défaire des sangles qui soutiennent le poste sur son dos. Un simple regard suffit pour comprendre qu’il est inutilisable : il a été atteint par un éclat de mortier et des fils pendent, s’échappant par une ouverture de la grosseur d’un poing.

Célier jure entre ses dents, regarde les visages de ses trois compagnons défigurés par la douleur. Il est visible qu’ils sont à peine conscients. Alors à nouveau, il s’adresse à Reszke :

« Tous les trois, prenez toutes nos armes, y compris les grenades, et laissez-nous ! Rejoignez le train le plus vite possible. Faites un rapport. Ils aviseront. Nous ne pouvons pas bouger.

– Sergent, objecte Reszke, on peut essayer de se défendre en carré.

– Faites ce que je vous dis, nom de Dieu ! Vous croyez que j’ai la force de discuter ?

– Gardez vos armes, au moins une.

– Foutez le camp tous les trois ! Si on garde une arme elle tombe dans leurs mains. »

Reszke obéit. Sans un mot, les trois hommes valides disparaissent en courant, laissant les quatre blessés désarmés.

Célier constate que la plaie d’un des légionnaires saigne lentement. L’homme serre sa cuisse de toute la force qui lui reste dans les mains. Il pleure comme un enfant avec de gros sanglots hoquetants.

Le sergent s’approche, défait le ceinturon de cuir souple du légionnaire et lui confectionne un garrot autour de la cuisse.

« Il y a longtemps que tu saignes ?

– J’ai pas arrêté, je vais crever.

– On va tous crever. On a laissé des traces avec ton sang, ils vont arriver. Tâche d’arrêter de chialer comme une gonzesse.

– Je chiale pas parce que j’ai peur, je chiale parce que j’ai mal.

– Bon, ça va. Écoutez-moi tous les trois. On va tomber dans leurs pattes. Nous ne pouvons plus rien. Alors inutile de perdre les dernières minutes qui nous restent à vivre à nous apitoyer sur notre sort. Pour ma part, j’ai à penser à pas mal de choses. Faites comme moi. Qui veut une cigarette ? »

Les trois hommes refusent d’un signe de tête.

« De la flotte ? »

Ils acquiescent. Le bidon du sergent passe de main en main avant de revenir jusqu’à lui. Il le vide et le jette, puis il sort un paquet de Mic de sa poche et allume une cigarette fripée. Il garde les yeux rivés sur sa montre.

Il y a maintenant dix minutes que Reszke et les deux légionnaires les ont quittés. Dans une petite heure, ils doivent avoir rejoint le train. Si, par miracle, les viets avaient décroché, une patrouille de secours pourrait être là dans deux heures et demie.

 

Cinq minutes passent encore et Célier par instinct comprend que les viets sont tout proches. Il est sûr que ses compagnons et lui sont observés. Il chuchote.

« Ça y est. Ils sont autour de nous. Au revoir, les gars. »

Mais quelques minutes s’écoulent encore, avant que brusquement les quatre blessés se trouvent encerclés par une vingtaine de petits soldats en noir qui braquent sur eux leurs fusils. En silence, deux soldats viets s’approchent et palpent habilement les blessés pour s’assurer de l’absence d’armes. Ils se retournent prestement vers l’homme qui semble être leur chef et, d’un seul mot bref, annoncent qu’aucun danger n’est à redouter.

Rengainant un pistolet, le chef s’approche de Célier et s’adresse à lui dans le français chantant et nasillard familier aux légionnaires :

« Vous êtes un bon soldat, sergent, courageux et intelligent. Vous avez compris que si vous conserviez vos armes votre sort ne changerait pas, mais qu’elles tomberaient entre nos mains. »

Célier ne répond pas et se contente de hausser les épaules.

« J’ai une proposition à vous faire, poursuit le petit chef viet. Bien qu’elles soient très douloureuses, vos blessures sont superficielles. Nous pouvons vous soigner, et vous guérir très rapidement. De mon côté, il me faut des renseignements sur votre train blindé, et notre armée a besoin d’instructeurs tels que vous. Vous êtes des soldats sans patrie, que vous importe de vous battre dans un camp ou dans un autre ? Je vous donne une minute de réflexion. – Je t’emmerde ! » lance Célier. Speck, un caporal allemand 3, se décide aussitôt. Sans oser regarder Célier, il s’adresse au viet : « Je marche. Enlevez-moi cette saloperie du pied. » Les deux autres blessés adoptent la même attitude sous l’œil furieux du sergent. Très satisfait, le petit chef viet s’adresse avec ostentation en français à ses subordonnés.

« Faites des piqûres de morphine et de pénicilline à nos nouveaux amis et opérez-les tout de suite. »

Puis, content de lui, il se retourne plein de morgue vers Célier :

« Ces médicaments nous viennent de chez-vous. Des dons de l’Union des Femmes françaises. Vous voyez que vos compagnons ne seront pas les seuls Français à combattre dans nos rangs. »

Le sergent, de toutes les forces dont il dispose, crache dans la direction du viet, sans atteindre son but. Puis il s’adresse à Speck et, sans réfléchir, il jette :

« Je te buterai, Speck ! Je te retrouverai et je te buterai.

– Je suis désolé de vous enlever vos illusions, sergent, tranche le viet, mais je crains de ne pas avoir le droit de vous laisser en vie. À moins, bien entendu, que ma proposition vous intéresse…

– Je t’emmerde ! répète Célier.

– Dans ce cas vous me voyez désolé, déplore le petit viet en dégainant son pistolet.

– Attendez ! interrompt Speck. Si vous le tuez je ne marche plus, vous pouvez m’achever moi aussi, et pourtant je peux vous rendre des services inestimables. Je suis un ancien sous-officier instructeur de l’armée allemande. Mais maintenant c’est moi qui pose les conditions : la vie du sergent contre ma collaboration. »

Le chef viet fait entendre un petit rire nerveux, mais rengaine son pistolet.

« Vous êtes bien compliqué, je dois réfléchir. On va toujours vous opérer en attendant. »

Deux infirmiers aux gestes habiles et précis commencent à charcuter les pieds des trois légionnaires après les avoir anesthésiés localement. Il leur faut plus d’une demi-heure pour extraire les harpons et confectionner de savants bandages. Le chef s’est tenu pensif un peu à l’écart. Lorsque les opérations sont terminées il rejoint le groupe ; on lit clairement, sur son visage épanoui, malice et satisfaction. Ignorant le sergent il s’adresse à Speck :

« À mon tour de vous faire une proposition. Je veux bien laisser la vie de votre sergent, mais je n’ai pas le droit de relâcher un combattant qui dans quelques semaines reprendrait les armes contre nous. Alors, si vous êtes d’accord, je vais l’estropier afin qu’il ne soit jamais plus un soldat. »

Malgré sa faiblesse croissante Célier est toujours parfaitement conscient et a entendu la suggestion du viet. Speck a tourné vers lui un regard suppliant, puis il marmonne en baissant la tête :

« J’ai pas envie de crever comme un con et avec une balle dans la nuque, sergent ! »

Célier ne répond pas. Il détourne son regard de son compagnon étendu près de lui. Pour le petit chef viet la question est tranchée ; il s’approche du sergent et s’accroupit à son côté, puis il détache une gourde de sa ceinture et la lui tend.

« Buvez tant que vous voulez, c’est de l’alcool très fort. Je vais vous tirer deux balles dans le genou. Vos amis seront bientôt là, on vous coupera la jambe mais vous continuerez à vivre. »

Célier prend la gourde et se force à ingurgiter de larges gorgées d’alcool de riz. Les deux coups de pistolet partent pendant qu’il boit, son genou éclate, la gourde lui échappe et l’alcool se répand sur sa poitrine. Il ne parvient pas à perdre complètement conscience. Dans un nuage brumeux, il voit autour de lui les soldats viets qui s’agitent, transportant ses trois compagnons. Il ferme les yeux et se force à penser qu’il est vivant, qu’il lui reste une jambe intacte, que dès qu’il sera amputé il ne souffrira plus, que jamais plus il ne fera la guerre, puis lentement il s’évanouit.

 

Quand le sergent Célier revient à lui, il souffre moins ; il se rend compte que son genou éclaté l’empêche de sentir le harpon qui lui traverse toujours la jambe. La nuit tombe, il consulte sa montre, il est dix-neuf heures trente. Le bidon d’alcool est toujours sur sa poitrine, il ne s’est pas entièrement répandu et Célier avale le fond. Il a des cigarettes et des allumettes, il fume. Il est désespérément seul, il essaie de crier, mais ne parvient qu’à émettre un son sourd et plaintif ; pourtant la patrouille de secours ne doit pas être loin. À moins que le capitaine Raphanaud ait décidé de les abandonner.

Non, c’est impossible, il rejette cette idée. Il allume une cigarette avec le mégot de la précédente, puis très vite il entend la patrouille arriver. Il aperçoit Reszke dans la pénombre qui marche à la tête d’une dizaine de légionnaires ; derrière lui, se tient le lieutenant Noack toujours torse nu, toujours le monocle à l’œil.

Quatre partisans Rhadès sont porteurs de brancards.

« Les autres ? questionne Noack de sa voix caverneuse.

– Passés aux viets, mon lieutenant.

– Putain de charogne ! gueule Noack. Les super lions parmi les lions ! Ça commence bien !

– Speck a marchandé ma vie avant de déserter. »

Noack ne répond pas. Il fait installer Célier sur un brancard et la patrouille repart en marche accélérée dans la direction du train.

Le convoi se trouve à une dizaine de kilomètres de Cana – petit port sur la mer de Chine où il doit passer le reste de la nuit – mais, hélas ! La compagnie restreinte qui en assure la protection ne possède pas d’installation chirurgicale plus complète que celle du train. En conséquence, le médecin-capitaine Lambert décide d’amputer Célier immédiatement.

Le petit chef viet avait parfaitement évalué les suites de son action : il est impossible dans des conditions aussi artisanales de songer à sauver la jambe du sergent.

Par bonheur, l’infirmerie, ce jour-là, possède une quantité suffisante d’antibiotiques. Ce n’est pas toujours le cas, et le récit que fera plus tard Célier, racontant en détail comment les déserteurs furent soulagés et soignés grâce à des médicaments provenant d’un organisme français, devait provoquer chez ses auditeurs consternation et écœurement. Le capitaine Lambert fit un rapport soulignant que l’indignation des troupes combattantes françaises ne résultait pas de ce que l’ennemi recevait de la Métropole des colis de pénicilline, mais du fait que chaque jour des soldats français mouraient faute d’en posséder…

Moins d’un mois après la désertion des trois légionnaires, le hasard voulut que les deux Français retombent dans les mains de la Légion étrangère.

Une section de la 3e compagnie en patrouille dans le secteur de Hâu-Sanh (à cinq kilomètres environ du point d’accrochage du groupe Célier) tombe sur une grotte. Les trois déserteurs y achèvent leur convalescence sous la protection d’une dizaine de combattants viets.

Se voyant découvert, le groupe ennemi se scinde en deux. Quatre hommes prennent la fuite, transportant le caporal Speck sur une civière. Leurs compagnons couvrent leur retraite, retardant au maximum la section des légionnaires qui se lance à l’assaut. Sous les ordres d’un adjudant-chef les légionnaires mettent un bon quart d’heure à investir la position ennemie. Deux hommes seulement sont encore vivants, en plus des deux déserteurs français étendus sur des grabats dans le fond de la grotte.

L’adjudant tire lui-même une balle dans la nuque des deux viets puis il s’approche, toujours pistolet au poing, des deux déserteurs dont il connaît l’aventure. Il est suivi des sept légionnaires qui forment sa section.

L’un des déserteurs a compris ; il dit d’une voix sans émotion :

« Nous n’avons pas pris les armes contre vous, ils nous ont tout de suite transportés ici, ils nous ont soignés. Ils étaient une dizaine, ils viennent de foutre le camp en transportant Speck. Si je pouvais vous communiquer des renseignements, je le ferais. » Le second, dans sa panique, cherche un ultime faux-fuyant. D’un timbre bouleversé par la terreur, il ânonne :

« J’aurais rejoint ma compagnie dès que j’aurais pu, mon lieutenant. Jamais je n’aurais combattu mes amis, mes frères… Croyez-moi… Je vous le jure… » L’adjudant l’ignore. Il ne s’adresse qu’à l’homme qui a choisi de conserver sa dignité devant la mort qu’il sait imminente :

« Si tu m’évitais la corvée dégueulasse qui m’incombe, je me démerderais pour faire passer un rapport bidon qui vous blanchirait tous les deux. »

Le déserteur a compris ; il hoche la tête en signe d’approbation.

L’adjudant soulève le cran de sûreté de son pistolet, le jette sur le grabat du légionnaire, puis il se retourne et sort de la grotte, faisant signe à ses hommes de le suivre.

Trois détonations claquent aussitôt ; le déserteur a tiré deux balles dans la tempe de son compagnon et, retournant le colt contre lui, il a introduit le canon dans sa bouche, le serrant entre ses dents de toute la force de sa mâchoire.

Quelques secondes plus tard, l’adjudant devra exercer une forte pression de ses deux pouces sur le maxillaire du mort, pour récupérer son arme-

Les corps des deux déserteurs furent descendus à la station d’Hoa-Trinh où le train blindé les récupéra quarante heures plus tard. Bien que personne ne fût dupe, le rapport de l’adjudant fut accepté et validé par le capitaine Raphanaud qui fit inhumer, avec les honneurs militaires, les deux légionnaires au cimetière de Phan-Thiet.

Ils y reposent parmi un millier de leurs compagnons du 2e Étranger.