4.

 

 

 

LE 18 novembre 1946, le 3e Étranger est regroupé à Saigon en vue de son prochain embarquement pour le Tonkin. Dans toute la Cochinchine les légionnaires plient bagage sans espoir de retour. Une fois de plus les souvenirs sont entassés à la hâte. On fait le ménage à fond avant de quitter les lieux ; cela fait partie de l’orgueil de la Légion. La plupart des hommes ont des liaisons avec des congaïs ; les adieux sont souvent déchirants, accompagnés de promesses qui ne dupent personne. Même les gradés ignorent leur destination, mais cela ne les préoccupe pas. Ils ne savent pas non plus grand-chose de la nature des combats dans lesquels ils seront engagés. Cela aussi les laisse indifférents.

Les 3e, 4e, 5eet 6 e compagnies du 1er bataillon embarquent le 20 novembre à Saigon à bord du croiseur auxiliaire Jules-Verne. Ils apprennent quelques heures plus tard que leur destination est Haïphong.

Le troisième et dernier jour de la traversée est un calvaire pour les légionnaires. Le Jules-Verne a pénétré à l’aube dans le golfe du Tonkin. La mer est démontée et le croiseur roule et tangue. Un fort vent arrière rabat la fumée vers le pont sur lequel les hommes sont affalés comme des loques. Vers dix-huit heures le croiseur double le cap de Doson, et la mer s’apaise – véritable lac à l’embouchure de la rivière Câ Cân qui conduit au port d’Haïphong.

Il faut moins d’une heure aux légionnaires pour récupérer et lorsque vers vingt heures le Jules-Verne pénètre dans le port, les hommes attentifs, silencieux et stupéfaits, découvrent la ville dévastée, les foyers d’incendie encore nombreux, les ruines, les cendres du grand centre industriel tonkinois.

Depuis près d’un an on se bat dans Haïphong. Au début de 1946, la ville fut envahie par les troupes chinoises qui pillèrent et ravagèrent le Tonkin. À cette époque, Tchang Kaï Chek avait résolu d’exterminer le Viet-minh, et, malgré sa répugnance, Ho Chi Minh fut contraint de faire appel au Corps expéditionnaire français.

Au printemps de 1946, en accord avec le Viet-minh, la division Leclerc, appuyée par l’artillerie de marine, débarquait à Haïphong et chassait les Chinois au cours de sanglants combats qui achevèrent la destruction de la ville.

Les quelques mois qui suivirent furent plus calmes, mais l’étrange situation créée par la coexistence des troupes viets et françaises se détériorait de jour en jour. Au milieu de l’automne, devant la pression croissante du Viet-minh sur les postes français, le Corps expéditionnaire passait à l’attaque dans Haïphong, se rendant maître de ce qui restait de la ville. Le 21 novembre la Légion étrangère débarquait en renfort.

 

Sur le quai, Klauss, Bianchini, Favrier et Lantz rassemblent les hommes de la 4e compagnie. Le lieutenant Mattei n’est pas à leur tête ; il a été hospitalisé à Saigon, victime d’un type d’attentat qui, à l’époque, coûtait la vie à de nombreux officiers français : il a absorbé une soupe chinoise assaisonnée de fibres de bambou – empoisonnement aussi facile qu’indétectable, destiné à perforer l’estomac.

En l’absence de Mattei, le sergent-chef Klauss apprend qu’il reste seul responsable de la 4e compagnie et qu’une patrouille de la division Leclerc va le conduire sur les hauteurs de la ville où se trouve son cantonnement provisoire.

Les légionnaires de la 4ecompagnie se mettent en route à travers les rues dévastées. Une odeur âcre et pestilentielle s’élève des charniers. Des centaines de morts n’ont pas trouvé de sépultures et pourrissent, déchiquetés par les chiens affamés ou les rats.

La compagnie Klauss est affectée dans un quartier en partie épargné, en bordure de la ville, à proximité de la route du terrain d’aviation de Catby. Les légionnaires pénètrent étonnés dans une vaste et fastueuse habitation. C’est la copie d’un palais chinois qui reflète bien tout l’insolite de la situation à Haïphong. Les meubles sont intacts et précieux, d’immenses tapis recouvrent le sol, sur les murs des glaces géantes renvoient leur image. Le premier étage est aussi luxueux : une enfilade de chambres et de salles de bain, de marbre et de laque, dans lesquelles il ne manque que l’eau.

Les hommes s’installent au rez-de-chaussée, dépliant leurs lits ; au premier, les quatre gradés tirent les chambres à la courte paille.

Le lendemain, l’euphorie de ce premier contact a fait place à une certaine inquiétude. Combien de temps va durer cette situation inattendue ? Quelle est leur mission ? Où se trouve le danger et jusqu’à quel point faut-il se tenir sur ses gardes ? Le temps seul apportera une réponse aux légionnaires qui verront plusieurs jours passer sans incidents.

Les viets sont partout, mais ne se manifestent pas, laissant les patrouilles françaises circuler en ville. Les hommes de Klauss établissent la jonction avec le reste du bataillon ; trois patrouilles régulières sont établies chaque jour. L’une assure le ravitaillement qui consiste uniquement en rations « pacific », les deux autres partent en reconnaissance.

Malgré ses mouvements quotidiens, la compagnie se laisse envahir par une torpeur croissante et sombre doucement dans l’ennui. Mais surtout un besoin se fait sentir, tournant rapidement à l’obsession : l’alcool. Dans tout Haïphong il est impossible de trouver la moindre bouteille de bière ; les foyers ne sont pas ravitaillés et les caves ont été détruites et pillées par les vagues successives de soldats qui depuis près d’un an déferlent sur la ville meurtrie.

Favrier et Lantz imaginent alors de fabriquer du « pastis » à l’aide d’un litre d’alcool à 90° (volé à l’antenne chirurgicale) et d’un flacon d’élixir parégorique obtenu grâce à la complicité de six légionnaires, atteints soi-disant d’un malaise intestinal. L’absorption du breuvage ne leur procure pas l’effet escompté, ils se tordent de douleur une journée entière sous l’œil goguenard de plusieurs de leurs compagnons avec lesquels ils avaient refusé de partager. Deux autres qui avaient ingurgité un litre d’eau de Cologne ne connurent pas un sort meilleur.

 

C’est dans les premiers jours de décembre que les hommes de Klauss font la connaissance de Ki.

Ki est un petit Eurasien de treize ou quatorze ans. Il se présente un matin au poste de garde du palais ; il est vêtu de haillons, mais il s’adresse, dans un français sans faute et sans accent, à la sentinelle : « Je voudrais parler au général de la Légion étrangère ! »

Klauss est à proximité, et la sentinelle se tourne vers lui.

« Mon général, on vous demande. » Klauss dévisage le gamin. « Qu’est-ce que tu veux, morpion ? » Ki ne se démonte pas.

« Je connais les grades de l’armée française, vous êtes sergent-chef, je voudrais parler au général.

– Y a pas de général. Ici c’est moi qui commande. Alors explique-toi ou raus ! »

Indécis et hésitant, le gamin dévisage Klauss, puis il déclare :

« Je voudrais m’engager dans la Légion étrangère. » Des éclats de rire saluent cette déclaration. Vexé, le gosse reprend : « Je peux être soldat, je sais lire et écrire le chinois, le français et l’espagnol. Je connais le maniement des armes et j’ai vingt ans. »

Les rires reprennent de plus belle.

Pourtant, sauf sur son âge, Ki ne mentait pas. Orphelin, il avait été recueilli vers l’âge de cinq ans par les missionnaires espagnols de l’ordre de San Felice qui l’avaient instruit et élevé. Il avait ensuite traîné dans les armées chinoises et viets, plus ou moins contre son gré, gagnant sa nourriture en rendant les services les plus inattendus. Enfin depuis six mois, il servait de mascotte à une compagnie de la division Leclerc. C’est un officier qui lui avait conseillé de tenter sa chance à la Légion, lui expliquant qu’ainsi il pourrait se procurer un nom et obtenir par la suite la nationalité française.

Un grand Hongrois ricane.

« C’est pas une pouponnière ici, retourne voir ta nourrice ! »

Avec l’agilité d’un jeune chat Ki bondit ; il pousse le légionnaire à hauteur de la ceinture, le déséquilibre d’un coup de talon derrière la jambe ; l’homme surpris se retrouve assis par terre. Ki se recule sur la défensive et sort de sa poche un couteau à cran d’arrêt dont il fait jaillir la lame.

« Donne-moi ce couteau, petit con ! » hurle Klauss.

Très à l’aise, Ki replie la lame et tend le couteau au sergent.

« Je ne lui aurais pas fait de mal, c’était juste pour vous montrer que je peux être soldat. »

Le grand Hongrois s’est relevé et s’approche du gamin.

« Je vais lui foutre une fessée, annonce-t-il.

– Ça suffit », tranche Klauss, qui ajoute en se tournant vers le gosse : « Tu as bouffé ?

– Je veux d’abord être soldat.

– On verra plus tard. Viens bouffer. »

À partir de cet instant, Ki reste à la 4e compagnie, rendant des services aux uns et aux autres, les distrayant par son mélange de gentillesse et de crapulerie, mais son incorporation dont il ne cesse de parler est devenue un sujet de raillerie. Pourtant Klauss a exposé son cas à ses supérieurs qui n’ont pas rejeté a priori l’idée de laisser le gamin s’engager, déclarant simplement qu’ils en référeraient eux-mêmes en haut lieu. Comme Ki s’est rendu compte que les légionnaires ne peuvent pas pour l’instant faciliter son admission dans l’armée, il fait une concession : il ne parlera plus de son incorporation, mais il veut un uniforme. Cette nouvelle requête devient un nouveau sujet de plaisanteries et de sarcasmes que le gosse essuie sans se décourager.

Ki consacre chaque jour plusieurs heures à tourner dans la ville où il se promène tranquillement, fouinant et furetant partout, comme un jeune chiot. Il y a quinzaine de jours qu’il a fait son apparition quand le hasard va lui donner l’occasion de prendre une éclatante revanche sur ses nouveaux compagnons.

 

Il est midi ; la patrouille vient de rentrer ; les hommes se débarrassent de leurs armes et rejoignent dans le rang les légionnaires qui font la queue pour la distribution des rations « pacific ».

Dans le jardin une longue table de bois est disposée sur des tréteaux. Les premiers arrivés s’y assoient, les autres s’installent adossés à un arbre ou affalés sur le perron de pierre. Tous, d’un geste mille fois répété, déchiquettent les boîtes qui contiennent l’éternel « singe », quelques biscuits et un fromage savonneux. Ki touche sa ration. Le matin il a ciré une vingtaine de paires de bottes et lavé le linge des sous-officiers, apportant en maugréant sa contribution pour la nourriture qu’on lui distribue. Il réclame en vain l’attribution de tâches plus nobles, mais ne récolte en réponse à ses suggestions que des éclats de rire et des tapes sur les fesses.

Ki s’installe à proximité du sergent Favrier. Il porte une musette en bandoulière, et s’assoit par terre d’un air naturel. Alors, simplement, il s’adresse au sergent :

« Vous pouvez me prêter votre couteau une seconde, sergent ? »

Favrier lance son couteau suisse au gamin sans même lever les yeux.

Ki fait alors la démonstration de sa fabuleuse nature de comédien. Comme si c’était la chose la plus normale, il sort de sa musette une bouteille de bordeaux 1942 et commence à la déboucher avec des gestes de professionnel.

Le « nom de Dieu ! » lâché par un homme fait relever les yeux de Favrier qui reste, interdit, la bouche ouverte devant le spectacle. En quelques secondes, un silence total a fait place au brouhaha ; les hommes se rassemblent en cercle autour du gamin qui est maintenant occupé à extirper quelques fragments de bouchon restés dans le goulot. Il continue à jouer admirablement la comédie de l’indifférence et du naturel. Favrier le saisit par le col de sa chemise en loques.

« Où as-tu trouvé ça, petit sagouin ? » Ki feint à merveille l’étonnement et lève vers le sergent des yeux candides.

« Vous mettez pas dans cet état, sergent, ce n’est qu’une malheureuse bouteille de pinard. Je vais vous en donner un verre si ça peut vous calmer. »

Favrier éclate et arrache la bouteille au gamin. Klauss intervient d’une voix calme. « Favrier, tu n’as pas honte ? » Le sergent se reprend et les dents serrés rend la bouteille au gosse qui, ravi, déclare : « Alors, amenez vos quarts. »

La bouteille est partagée entre les dix hommes qui ont les réflexes les plus rapides. Favrier reçoit la valeur d’un dé à coudre qu’il déguste avec tendresse, puis il se saisit de la bouteille vide et la contemple.

« Nom de Dieu ! constate-t-il, ce n’est pas de la mise en bouteille à Saigon, c’est directement importé de France. »

Il est tout à fait calmé. Il se tourne reconnaissant vers Ki.

« Dans le fond, tu n’es pas un mauvais petit, tu n’en as même pas pris pour toi, tu n’aimes pas le vin peut-être ? »

Ki n’attendait que cela pour faire éclater sa bombe.

« Si, sergent, j’adore ça, mais, moi, j’en ai ! »

De nouveau le silence se fait brusquement ; même Klauss s’est rapproché, il commence à se douter du jeu auquel se livre le gamin.

« Qu’est-ce que tu veux dire ? » interroge Favrier d’une voix changée par l’émotion.

Ki se rend compte que sa victime mord à l’hameçon encore plus violemment qu’il ne l’avait espéré.

« C’est simple, sergent. Ce n’est pas une bouteille que j’ai trouvée, c’est une mine. »

Favrier bondit et saisit une fois de plus le gosse par sa chemise, le soulevant presque de terre.

Cette fois, Klauss éclate de rire.

« Mais non, Favrier, la soif te fait perdre les pédales. Tu n’as rien compris. La seule chose que j’ignore c’est si le morpion bluffe ou pas. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il prépare un beau chantage.

– C’est quoi le chantage, chef ? interroge Ki.

– C’est quand on a une chose et qu’on en veut une autre et qu’on dit : « Si vous me donnez ce que « je veux, vous aurez ce que je détiens. »

– C’est ça, c’est ça, admet Ki joyeux. Mais c’est pas du chantage, c’est du commerce.

– Je connais peut-être un autre moyen de le faire parler », interrompt Favrier.

Klauss hausse les épaules.

« Tu serais bien emmerdé si je te mettais au défi d’essayer. »

Puis, s’adressant à Ki :

« Allez, annonce la couleur. Qu’est-ce que tu proposes ?

– Vous le savez, chef. Je veux un uniforme, un sac, tout. Même un fusil.

– J’aime mieux te dire tout de suite : le fusil, rien à faire. L’uniforme, on peut essayer. »

Plein d’espoir, Favrier ajoute :

« Je peux aller chercher une petite taille à la baraque d’intendance. On peut dire qu’Alfieri s’est pris dans les barbelés. »

Alfieri est un minuscule Italien sensiblement de la même taille que le gamin. Il se rapproche, attentif.

« J’ai de la sape en rab. Je peux m’arranger directement avec le gosse.

– Ta gueule ! coupe Favrier. C’est moi qui traite. Personne d’autre. »

Klauss n’a pas perdu de sa bonne humeur :

« Vous déconnez, bande d’ivrognes ! Vous êtes prêts à tout. »

Il ajoute, se tournant vers Ki :

« Tu n’as pas envie de te taper un sergent de Légion ? C’est le moment ou jamais. »

Favrier ne goûte pas la plaisanterie. Klauss poursuit :

« Je vais faire un bon pour l’Intendance. Il est normal qu’on sape le gosse : il nous rend des services. Et puis on peut le considérer comme étant en instance d’incorporation.

– Alors tu nous dis où sont planquées les bouteilles, propose Favrier.

– Rien à faire, réplique Ki. Je vous amène dix bouteilles en échange de mon uniforme. Après on verra. »

Favrier est tellement subjugué par l’idée de voir apparaître dix bouteilles de bordeaux, qu’il ne se rend pas compte qu’en acceptant le marché, il se livre, pieds et poings liés, aux exigences futures du gamin. Klauss, lui, en est parfaitement conscient, mais le jeu l’intéresse et il est même prêt à l’encourager. En fait, dans les jours qui suivent, il tirera lui-même toutes les ficelles, s’arrangeant pour que le gosse n’apporte pas de trop grandes quantités de vin, et, parallèlement, pour qu’il n’abuse pas de la situation, les légionnaires étant prêts à s’arracher leurs dents en or en échange d’une bouteille.

Plusieurs d’entre eux tentèrent en vain de suivre Ki pour découvrir la cachette, mais le gamin les semait toujours facilement. Il livra son secret environ un mois plus tard, la veille du départ d’Haïphong.

Les bouteilles se trouvaient dans la cave même de la villa, protégées par un double mur. Ki se faufilait entre le mur réel et le mur de protection par un trou juste assez gros pour lui permettre de s’y glisser. Le mur factice fut abattu instantanément et les légionnaires découvrirent du Champagne, du whisky et du cognac de marque. Klauss fit distribuer trois bouteilles par homme et fit sauter le reste à la grenade.

Il savait que le lendemain une longue marche les attendait.