31.
ENTRE Cao-Bang et Bac-Kan, cinq postes de Légion bordent la terrible R. C. 3 : Vo-Chang, Bel-Air, Ban-Cao, Ngan-Son et Phu-Tong-Hoa.
Comme Ban-Cao, ce sont des petites forteresses : murs d’enceinte formés de solides constructions ; angles renforcés par des blockhaus ; effectif d’une centaine de légionnaires sous le commandement de jeunes officiers qui se connaissent de longue date. Mais à l’encontre du nid d’aigle de Mattei, Vo-Chang, Bel-Air, Ngan-Son et Phu-Tong-Hoa sont situés dans la vallée à proximité des villages. Surplombés de massifs montagneux, ils constituent de superbes cibles.
La distance qui sépare les postes varie de dix à vingt kilomètres. Entre eux c’est la jungle montagneuse tenue par les viets. L’épine formée par la R. C. 3 est d’une telle vulnérabilité, l’insécurité y est si constante et absolue que les chefs de poste ne considèrent plus la route comme un moyen de circulation. Leurs contacts se bornent, désormais, à des échanges radio. Emprunter la R. C. 3 pour se porter un secours mutuel, équivaudrait à un suicide. Et pourtant…
Le 21 juillet, on est en pleine saison des pluies. Ces pluies tonkinoises ne rafraîchissent pas l’atmosphère, elles ne sont qu’un crachin tiède et poisseux, une pourriture humide qui tombe du ciel, et qui imprègne les chemises, se mêlant à la sueur.
De Cao-Bang, les nouvelles sont mauvaises. De violents combats viennent de se dérouler sur la R. C. 4 à hauteur de Dong-Khé. L’antenne chirurgicale de Cao-Bang a été transportée sur les lieux. Osling l’a rejointe, ainsi que tous les médecins, officiels et officieux, du 3e Étranger.
Dans un rayon de cinquante kilomètres autour de Cao-Bang, il ne reste plus un chirurgien ; seuls quelques infirmiers demeurent au sein des compagnies.
À vingt heures, le lieutenant Palisser, commandant le poste de Ngan-Son, à sept kilomètres au nord de Ban-Cao, appelle le capitaine Mattei : des renseignements irréfutables lui signalent qu’un bataillon viet fait mouvement vers son secteur. Sur un ton des plus naturels, le jeune lieutenant annonce qu’il va tenter une sortie de nuit afin de monter une embuscade. Il pense pouvoir intercepter l’immense force ennemie au col des Vents ; il est sûr de lui porter un coup sévère malgré sa grande infériorité d’effectifs (environ un contre dix). Palisser demande simplement à Mattei de rester en écoute permanente afin de se porter, le cas échéant, en renfort.
Autant par application des règles militaires, que par simple logique, Mattei aurait dû dissuader son subalterne d’une action aussi démesurément téméraire. Il fait exactement le contraire, et répond :
« Palisser, je pars sur-le-champ avec la presque totalité de ma compagnie. Je tâcherai de vous rejoindre à l’aube. »
Évitant la R. C. 3, se frayant un chemin à travers la jungle, la 4e compagnie marche toute la nuit. Les légionnaires contournent le poste de Ngan-Son que Palisser et ses hommes ont quitté dans la soirée. Ils ne se trouvent plus qu’à une petite heure de marche du col des Vents lorsque leur parviennent les premiers fracas du combat. En principe, cela signifie que Palisser a réussi et que le bataillon viet est tombé dans l’embuscade tendue par la poignée de légionnaires.
Mattei ordonne une marche accélérée. Dès qu’ils arrivent sur les lieux, le capitaine et ses hommes s’aperçoivent que le piège dressé par le lieutenant Palisser a fonctionné au-delà des plus optimistes prévisions. Les légionnaires sont disposés à l’abri et les viets se défendent en pleine panique, dans un désordre et une confusion totale. L’arrivée des renforts achève de briser leur moral. Ils n’ont certainement aucune idée de la faiblesse numérique de leurs adversaires, ils ne pensent qu’à fuir. Pour une fois, la Légion a pu appliquer la méthode que depuis plus d’un an elle subit.
Le 22 juillet, à huit heures trente du matin, on peut considérer que la réussite de l’opération est totale. Les cadavres des viets jonchent le sol. Les légionnaires ne comptent que trois morts et quelques blessés.
C’est alors que Palisser commet une erreur. Enfiévré par son triomphe, le lieutenant décide de poursuivre les fuyards et se lance à l’assaut, à découvert, en tête de ses hommes. Presque aussitôt il est atteint d’une balle dans l’abdomen et s’écroule. Mattei se porte à son secours. Et tout en ordonnant aux hommes de regagner leurs abris, il transporte lui-même le blessé à couvert.
Les deux colonnes se replient aussitôt sur Ngan-Son sous la direction de Mattei qui en a pris le commandement.
Le 22 juillet, à midi, le lieutenant Palisser est installé dans l’infirmerie du bastion de Ngan-Son ; il n’y a ni chirurgien ni médecin. À première vue, sa blessure ne paraît pas mortelle à condition de parvenir à extraire la balle qui s’est vraisemblablement logée dans ses intestins. Le jeune officier n’a jamais perdu conscience, il ne semble pas trop souffrir, il est calme et optimiste.
Le légionnaire qui possède les notions médicales les plus étendues est le caporal-chef-infirmier de la compagnie Palisser. C’est un Suisse-Allemand, il s’appelle Walter Fryer. Sous l’œil de Mattei, il examine la blessure avant de faire une piqûre de morphine et d’annoncer l’évidence :
« Il faut extraire la balle.
– Ça, je m’en doute, commence Mattei. (Il s’interrompt brusquement pour s’adresser à Palisser.) Je te laisse un moment, je vais demander par radio si on peut nous envoyer un toubib. En attendant, repose-toi.
– Allons, mon capitaine, interrompt Palisser, qui sans effort, parle distinctement. Ne me prends pas pour un enfant de Marie ! Tu sais aussi bien que moi qu’il n’y a pas de toubib à cinq cents bornes à la ronde ! Et puis même si, en ce moment, un congrès médical tenait ses assises à Ban-Cao, pas un seul de ses membres n’aurait la moindre chance de parvenir jusqu’à nous. La seule chose qui est en ton pouvoir est-celle que tu as décidée : aller chuchoter derrière la porte avec l’infirmier. Alors, épargne-moi ça, j’aime autant participer au débat. »
Mattei ne cherche pas à nier. Devant le lieutenant, il s’adresse à l’infirmier :
« Tu te sens capable de tenter l’extraction ?
– J’ai jamais fait ça, mon capitaine, répond Fryer, tandis que d’énormes gouttes de sueur se forment sur son front et envahissent ses sourcils.
– Je le sais, je te demande seulement si tu t’en sens capable. »
L’infirmier cherche un faux-fuyant.
« Mon capitaine, il n’a pas de fièvre, et ça fait quatre heures qu’il a été touché. Ça prouve qu’aucun organe essentiel n’a été atteint. Vaudrait peut-être mieux attendre… »
Ignorant l’infirmier, Palisser s’adresse à Mattei :
« Il faut qu’il tente le coup, Antoine. Tu le sais bien, on ne peut espérer aucun secours. Je ne vais pas vivre éternellement avec ce morceau de plomb dans le bide. Au moindre mouvement, il peut me perforer n’importe quoi, et alors, bonjour !
– Palisser, moi je ne peux pas le tenter, je suis maladroit comme une vache, c’est tout juste si j’arrive à bouffer en me servant de mes mains.
– Fryer est habile, lui, il fait des piqûres indolores et confectionne des pansements savants. Vous trouverez tout un matériel chirurgical dans l’armoire derrière vous. Il y a même le mode d’emploi ! Le bouquin militaire sur les premiers soins aux blessés ! Il faut vous démerder avec ça.
– Mon lieutenant, vous n’allez pas m’obliger à faire ça, balbutie Fryer, épouvanté.
– Nom de Dieu, c’est tout de même pas toi qui vas te plaindre ! réplique sèchement le blessé. Va chercher le bouquin et donne-le au capitaine. »
Pendant plus d’une demi-heure, Mattei se plonge dans la lecture de la rubrique Blessures par balles ou éclats dans la région de l’abdomen. Il prend des notes sous le regard attentif et anxieux du lieutenant et de l’infirmier. Enfin, il déclare :
« Voilà. Il faut déchirer la peau et découper le péritoine. Ensuite, il faut surtout éviter de toucher la veine ou l’artère mésentérite supérieure. Si c’est plus bas, l’artère iliaque, et d’une façon plus générale, le duodénum. Je crois que c’est le principal. »
L’énoncé de ces noms scientifiques achève de briser le moral de Fryer.
« Mon capitaine, je ne sais même pas de quoi vous parlez. Comment voulez-vous que je reconnaisse vos veines ou vos artères, machin-chose ? Non, croyez-moi, c’est pas possible. »
Palisser interrompt :
« Il a raison, Antoine, fous-moi ce bouquin en l’air. C’est plus simple que ça, la balle est passée par un chemin et elle se trouve au bout. Il n’a qu’à improviser et essayer de trouver en charcutant le moins possible.
– J’ai rien pour vous endormir, mon lieutenant.
– Dans la chambre, il y a une bouteille de gnôle, va la chercher. »
Fryer se précipite. Palisser fait signe à Mattei :
« Va avec lui, qu’il n’en siffle pas la moitié en route. Il ne manquerait plus qu’il revienne canné. »
De retour au chevet du blessé, Mattei emplit un grand verre d’alcool et le fait boire au lieutenant par petites gorgées. Puis il ingurgite lui-même une rasade à la bouteille. Fryer réclame :
« Donnez-m’en juste une goutte, mon capitaine. »
Les deux officiers échangent un regard.
« Vas-y, déclare Palisser, ça ne lui fera pas de mal, je connais ses capacités. »
L’infirmier boit un demi-verre, puis va se plonger la tête dans un broc d’eau ; ensuite il lave soigneusement ses mains et les tend au capitaine afin de s’y faire répandre de l’alcool. Il transpire toujours autant.
« Je crois qu’il va falloir que je t’attache les mains, annonce Mattei, en prenant les poignets de son ami.
– J’aimerais que tu me tiennes, mon capitaine, j’aime pas qu’on m’attache.
– Il faut que j’essuie le visage de ton « chirurgien » pendant l’opération, il sue comme un porc.
– Va chercher un ou deux gus, ils pourront faire ça. »
Mattei acquiesce, et gagne lentement la porte de l’infirmerie. Palisser le rappelle :
« Antoine…
– Oui ?
– Des gus de chez toi. Si je gueule, j’aime autant, tu comprends ? »
Mattei approuve d’un signe de tête. Quelques secondes plus tard, il revient suivi de Klauss et de Clary, il leur explique ce qu’il attend d’eux. Fryer a disposé les instruments chirurgicaux mais il compte ne se servir que d’un bistouri et d’une longue et fine pince. S’il échoue avec eux rien d’autre ne pourrait l’aider.
Mattei place entre les dents de Palisser un mouchoir propre qu’il pourra serrer. Puis il lui maintient solidement les mains. Le capitaine ne peut pas se retourner, il ne veut pas interroger, mais aux crispations du visage de son compagnon, il comprend que l’opération a commencé.
Le calvaire dure près de cinq minutes. Palisser n’émet pas la moindre plainte, ne pousse pas même un gémissement. Pas un instant il ne perd conscience.
La balle n’était pas loin, mais il est quand même miraculeux que l’infirmier soit parvenu à l’extraire. Enfin, il murmure : « Je l’ai sortie… »
Puis Fryer reprend aussitôt son assurance. De malhabiles et hésitants, ses gestes deviennent rapides et précis. Il saupoudre la plaie d’antibiotiques et pose des points de suture aussi bien que n’importe quel médecin. Mattei lâche les mains du lieutenant, se retourne et les quatre hommes restent un instant fascinés par le bout de plomb sanguinolent que Fryer a déposé dans le bac aux instruments. Derrière eux, Palisser balbutie faiblement : « La balle… »
Mattei comprend. Il prend la balle, la rince à l’alcool et la dépose dans la main du lieutenant. Palisser dit encore, en palpant le bout de plomb entre ses doigts : « Tu me la gardes. » Puis il s’évanouit.
À six heures du soir, Palisser est de nouveau conscient. Mais la fièvre l’a gagné, et les réserves d’antibiotiques du poste sont épuisées. Mattei se tient à ses côtés, impuissant. Brusquement, il se décide :
« Non ! Je ne te laisserai pas crever comme Ickewitz ! Je t’évacue !
– Sois sérieux, Antoine. On ne fera pas deux kilomètres. Les viets sont partout, et pour gagner Cao-Bang il faut parcourir une soixantaine de bornes.
– Je m’en fous ! On crèvera tous ensemble. Si on continue à ne rien faire, à subir sans rien tenter, c’est de toute façon le sort qui nous attend ; alors, un peu plus tôt ou un peu plus tard… c’est le même tabac ! Je te laisse quelques minutes, je vais organiser la promenade. »
Fernandez n’est pas là. Atteint de plusieurs furoncles, il était demeuré à Ban-Cao et n’avait pas participé au commando de la veille. Mattei va rejoindre Clary au foyer.
« Préviens Klauss, et trouve-moi le chauffeur de jeep le plus habile de la compagnie. On va tenter d’évacuer le lieutenant sur Cao-Bang cette nuit. »
Bien qu’il soit conscient de la folie de l’entreprise, Clary n’a même pas un mouvement d’hésitation. Seuls l’intéressent les détails techniques de l’entreprise.
« Bien entendu, on roule sans phares, mon capitaine ?
– Évidemment, on ne va pas non plus faire fonctionner une sirène. Tu pourrais nous faire gagner du temps en évitant de poser des questions idiotes.
– C’est pas tellement idiot, mon capitaine, parce que tous les gus de la compagnie sont capables de conduire une jeep. Ce qu’il faut, c’en est un qui y voie dans le noir.
– Il existe ?
– Oui, Frahm. Il a des chasses de greffier.
– Va me le chercher, et évite de parler argot quand tu t’adresses à moi.
– Comme si vous compreniez pas, mon capitaine ! Je cause peut-être pas distingué, mais je sais de quoi je cause. »
Clary revient, accompagné de Frahm.
« Il paraît que tu as des yeux de chat, des chasses de greffier, comme dit Clary ? interroge Mattei.
– J’y vois assez bien la nuit, mon capitaine. Je pense que je peux conduire sans phares mieux qu’un autre.
– Parfait ! Alors, départ dans cinq minutes. Disposez une civière pour lieutenant, Frahm au volant, Clary et Kalish en protection à l’arrière avec un fusil mitrailleur chacun. »
Frahm conduit bien, et effectivement, il semble y voir. Par moments, Mattei se demande par quel miracle il parvient à suivre la route. La visibilité est nulle, le crachin ne cesse de tomber. Le lieutenant Palisser a été enroulé, nu, dans trois couvertures, et une grossière toile imperméable recouvre la civière. La jeep passe à hauteur de Ban-Cao sans s’arrêter. Les occupants ne parlent pas, ne fument pas, seul le bruit du moteur rompt le silence de la nuit. Les viets qui sont partout ne peuvent pas ne pas l’entendre. La seule chance de Mattei réside dans le fait que les rebelles doivent se terrer à l’abri de la pluie ; ils n’ont pas le temps de réagir au passage du véhicule.
La jeep roule depuis des heures ; les légionnaires commencent à prendre confiance. Ils ont parcouru les quatre cinquièmes du chemin, mais le dernier obstacle reste à franchir : l’amphithéâtre de Kouei-Pet. La route devient une corniche à mi-pente. C’est le coupe-gorge rêvé pour tendre une embuscade. Pour la première fois depuis le départ, Frahm prend la parole en chuchotant : « J’ai vu une lueur dans le fond. » Mattei n’a rien remarqué. Et pourtant il n’a jamais cessé d’écarquiller les yeux : « Tu es sûr ?
– Sûr, mon capitaine. Peut-être une allumette craquée, ou un éclair de lampe électrique, mais ce ne sont pas les yeux d’une bestiole. Je sais distinguer, il y a du monde en bas.
– Arrête, ordonne Mattei. (Il descend de la jeep et poursuit :) Klauss et Clary, évacuez et pitonnez en éclaireurs. Frahm, tu fais demi-tour et tu roules en marche arrière. Si on tombe sur un merdier, on pourra toujours essayer de foutre le camp. »
Le drame se joue tout en bas de la pente. Klauss et Clary progressent en éclaireurs, fusil mitrailleur sous le bras. Mattei est resté dans la jeep auprès de Palisser ; à genoux sur la banquette arrière, il guide le chauffeur de la voix, lui disant simplement : « Gauche » ou « droite ». Soudain, la roue arrière droite déclenche le dispositif d’une mine. La jeep parcourt encore un mètre, puis c’est l’explosion.
Frahm est tué sur le coup. La jeep saute et se couche sur le flanc. Le lieutenant Palisser gît sur la route, les couvertures ont glissé, son corps est nu sous la pluie fine. Mattei pense qu’il est mort. Le capitaine se précipite au hasard dans la forêt, tombe dans un fossé, gravit quelques mètres sur l’autre versant, et se blottit dans un épais buisson. Il aperçoit Klauss et Clary qui courent dans la montée de Vo-Chang. Fuir en avant est imprévu, donc intelligent. Tous les cinq pas, chacun leur tour, ils se retournent et lâchent une rafale de fusil mitrailleur en arc de cercle. C’est un véritable ballet qu’ils dansent avec un synchronisme parfait. Ils abattent plusieurs viets qui s’étaient lancés à leur poursuite.
« Ils vont s’en sortir, songe Mattei, et ce n’est que justice. Leur réflexe de bons soldats va leur sauver la vie. » Le capitaine aperçoit maintenant les viets qui s’agitent autour de la jeep renversée. Ils allument des lampes électriques dans la direction des corps étendus. Frahm est déchiqueté, Palisser est laissé pour mort. Entre les rebelles un conciliabule s’engage ; ils ont vu fuir Mattei, ils se préparent à organiser une battue pour le débusquer.