Le leurre de l’action
Aujourd’hui en Europe, tout peut être dans une égale mesure accepté ou refusé. L’Europe n’intéresse plus pour ce qu’elle fait, mais seulement pour son rythme, qui engage les dernières réserves de notre obéissance, nous fait renier le monde, ébranle l’illusion philosophique et sape les fondements de l’orgueil. Où fuir ? Il n’y a plus de refuge pour les déserteurs.
Alors, nous nous sommes tous mis à redorer le prestige du devenir. Dans la philosophie – le vitalisme ; dans la politique – le combat en soi. C’est-à-dire se fuir.
Les mouvements révolutionnaires donnent un sens imaginaire à la vie, qui n’en a ni ne peut en avoir un en elle-même. Rien ne troublerait l’idéalité si la vie était plus qu’une apparence de substance. Mais elle ne résiste ni au calcul, ni à l’intuition, ni même au doute. C’est une fiction qui s’arroge des prérogatives de réalité. S’il était, l’homme se reposerait dans un fascinant « À jamais » et il n’aurait inventé ni l’indispensable farce des idéaux, ni la Révolution.
On pense généralement que les gens font une révolution pour changer la structure sociale ou la direction historique d’un pays. C’est une vérité valable pour tous, mais fausse pour chacun. Certains ne reculent pas devant le sacrifice suprême afin d’améliorer la condition d’une nation ou d’une classe. À vrai dire, ils ne le font pas pour la nation ou la classe en question ; ils le font parce qu’elles sont pour eux des prétextes sans lesquels ils ne pourraient pas supporter la vie. Ils meurent parce qu’ils ne peuvent pas se résigner à la dégradation de leur élan, parce que leur frénésie n’accepte pas d’être tempérée. Être révolutionnaire est une question d’intensité. Rien déplus, mais c’est énorme. C’est le pouls substantiel qui donne une configuration au néant évident de la vie.
Lorsqu’un peuple, une génération ou une classe fait la révolution, cela signifie qu’aucun individu ne trouvait plus en lui-même assez d’éléments pour se mentir, plus assez de raisons de vivre. L’envie de démolir et de bâtir est engendrée par un vide qui ne se suffit pas. Il faut autre chose pour remplir la stérilité de l’instant et l’éléatisme de la conscience. La chute elle-même est plus féconde que la fondation. Le sang est un signe de vie et non de mort, c’est dans le sang que s’actualise visiblement le devenir.
Une révolution n’a pas besoin d’idées généralement valables, puisque toutes les révolutions opèrent avec des vérités occasionnelles, avec des nécessités historiques. Les erreurs fructueuses dynamisent une époque et différencient un moment. Qui mourrait pour une vérité éternelle ? Personne, bien sûr. Elle n’est un cocon que pour les gens sages et douillets, ceux qui souffrent du complexe appelé « avoir raison », ceux que poursuit la fade malédiction de la prudence, ceux qui ne vivent pas de peur de se tromper.
Alors que l’erreur est l’essence de la respiration Et donc du possible, de l’avenir. Tout ce qui est horizon découle du refus des « vérités éternelles ». Découle du culte de la dialectique, de la honte qu’on a de sa propre identité.
L’existence se résume à une alternance entre l’ennui et la révolution.
Lorsque j’entends des gens expliquer leur passivité à l’égard de tel ou tel mouvement par un désaccord sur certains points, lorsque je les entends dire qu’ils adhèrent néanmoins à son rythme, mais sans y participer effectivement en raison de certains doutes théoriques, je comprends aussitôt qu’ils n’ont pas le souffle révolutionnaire. S’ils l’avaient, ils comprendraient que seul compte ce rythme et ils s’y abandonneraient. Les idées sont un décor variable, elles n’ont dans l’histoire qu’une fonction ornementale. Les naïfs les prennent au sérieux, ils se définissent par rapport à elles et se retrouvent à la traîne en leur compagnie. Les passionnés, ceux qui souffrent de la tragique obsession de la nouveauté, les vrais snobs de l’acte, ne connaissent que la loi de la frénésie. Les autres, les interprétant, érigent leur âme en système. Ainsi naît l’idéologie.
Le révolutionnaire est quelqu’un d’effrayé par le non-sens de la vie. L’action lui sert à remplir le vide. Il ne peut pas reculer, il ne peut pas retourner à son ancienne existence civile. Ce serait une mort pire que tous les gibets. L’absence de rythme de la vie normale est le vrai néant. Le révolutionnaire devient un héros en préférant la mort au retour à l’humanité.
L’homme accepte les catégories du monde. Le héros les refuse. C’est pourquoi l’héroïsme introduit la dimension de l’absolu dans la révolution et la sauve ainsi de la fatalité temporelle. Un seul acte qui engage votre vie pèse plus lourd que toutes les idées. Chez un combattant, l’éternité est physiologique. Alors, il méprise les vérités.
La pensée ne vous permet pas de vous tromper, elle ne vous permet pas d’être. L’homme pense pour ne pas être. La philosophie n’a jamais été une solution. Elle est un système de questions, d’impasses. La forme la plus haute de l’impuissance… Rien ne l’humilie plus que l’existence du héros, dont la volupté suprême est de ne pas exister… Il la désarme, il la ridiculise.
Sage comme une image et vaguement pathétique en plus, voilà comment elle est, la philosophie. Et réactionnaire ! L’instinct philosophique est une expression des pauses du temps.
Les penseurs ont à peine osé faire des commentaires sur le sang des autres. Dans toute l’histoire de la philosophie, je n’ai rencontré aucun triomphe ni aucun tourment. Les philosophes sont une engeance effectivement inaccessible à l’erreur.
L’action est une solution si elle est rapportée au temps, à l’inévitable. Il n’y en a d’ailleurs pas d’autre pour celui qui est et veut être. Le geste fait oublier le néant direct de l’être, ce néant que dévoile toute pensée parce qu’elle est une pensée. Ce n’est pas l’ambition ou l’orgueil qui lance les hommes dans la bataille, c’est l’impossibilité où ils sont de regarder la réalité en face sans découvrir son irréalité.
La peur de l’irréel est la raison suprême de l’acte. Car chaque actualisation nous comble en nous donnant l’illusion d’exister. Lorsque l’acte est réversible, sa fréquence nous séduit, nous aveugle et nous empêche ainsi de nous apercevoir qu’il s’agit d’une tromperie. Rien n’est plus réconfortant qu’adhérer à une fiction, rien n’est plus agréable que vibrer sous l’envoûtement d’une théorie. C’est-à-dire être le prisonnier d’un rythme pur, indifférent à la multiplicité des contenus, et refuser ce qu’on sait.
Les grandes époques ont pour mesure leur pouls et non leurs idées. Elles ne font pas triompher la modération et le sourire neutre de la raison, mais une équivoque dramatique, une soif de désastre.