Le sens de la culture contemporaine
Les moments historiques de l’évolution d’une culture ne peuvent pas être compris si l’on essaie de les soustraire à la totalité à laquelle ils appartiennent et de les situer sur un plan extérieur. En tant que manifestations particulières d’une culture, ils ne constituent pas des structures discontinues ou des expressions organiquement divergentes résultant d’une énergie chaotique ; ils participent tous d’un fond originel et spécifique. En cela résident leur caractère symbolique et le caractère unitaire de chaque culture. Les objectivations multiples de celle-ci ne plaideraient-elles pas plutôt pour une absence d’unité profonde, de cohérence intérieure et organique ? Comment, par exemple, la Renaissance, le baroque ou le romantisme prouvent-ils l’unité de la culture moderne ?
Poser ces questions signifie négliger une chose : les expressions historiques d’une culture ne doivent pas être jugées sur leur caractère extérieur et superficiel, mais au contraire sur leur configuration intérieure, qui se révèle à une approche intuitive, à une pénétration en profondeur. Nous ne devons pas conclure à leur identité en raison de leur caractère symbolique, ni à leur divergence en raison de leur multiplicité ; dans le premier cas, nous devons comprendre le rapport existant entre une expression individuelle et la totalité dont elle dérive, et, dans le second, les possibilités et le dynamisme de la culture. Étant donné que les expressions de la culture se réalisent historiquement, en se déroulant et se succédant progressivement, elles se constituent nécessairement en structures différenciées et individualisables. L’historien professionnel en étudie les particularités, sans tenter de plus riches synthèses. Une vision philosophique découvre le sens des expressions individuelles et leur rapport avec une totalité qui les transcende. C’est là une nécessité. On ne saurait, en effet, s’occuper de la culture contemporaine en excluant ses antécédents et en découpant son histoire en unités discontinues ; il est indispensable de déterminer les connexions internes qui relient une forme individuelle aux autres. On réalise ainsi un conditionnement qui n’est pas assimilable à un rapport causal d’ordre mécanique, car la structure qualitativement riche de la culture se déroule dans le temps, considéré ici comme cadre de la création et non d’un déploiement mécanique, sans signification pour la moindre idée de productivité, la création en étant exclue a priori. Si, dans l’ordre mécanique, le temps a une signification qui transcende l’objet, il garde un caractère d’immanence en ce qui concerne les aspects de la culture, en raison du devenir qualitatif de celle-ci, dont les réalisations historiques sont le résultat du fond productif qui la sous-tend et d’une somme de valeurs qui y existent à l’état embryonnaire. En vertu d’une logique intérieure inéluctable, les réalisations historiques entraînent, successivement, les valeurs du substrat originel sur un plan actuel.
Une compréhension intuitive des processus intérieurs découvre dans le phénomène de la Renaissance ou dans celui de la Réforme la prédétermination de l’ensemble du caractère de la culture moderne. La multiplicité des formes n’empêche pas une vision essentielle de la nécessité profonde de la culture, de son destin. Le mot destin ne doit pas être pris ici dans sa signification courante, qui objective les données intérieures. L’élément irréductible présent dans l’idée de destin et le caractère quelque peu irrationnel de celui-ci doivent être considérés comme enclos de manière immanente dans la structure de la culture, dont on ne peut pas concevoir les formes isolément, séparées du destin qui leur est commun. Si on ne les y rapportait pas, elles ne seraient d’ailleurs pas intelligibles : il est en effet erroné de leur attribuer une singularité les isolant du fond de la vie et les réduisant à de simples cadres sans contenu. Leur unicité, qui a trait à l’expression plus qu’à la substance, n’exclut pas la participation à une totalité. L’existence d’un destin intérieur dans les cultures explique pourquoi on peut comprendre l’individualité de leurs formes à caractère unique. Le destin est présent dans le fond de vie de chaque culture. Tel est son caractère originel.
Le sens de la culture contemporaine ne peut être précisé qu’en la rapportant à la totalité de la culture moderne et en déterminant son rôle dans l’évolution de cette dernière.
Le moment historique auquel nous vivons est caractérisé par une tendance à amener sur un plan actuel la somme des valeurs qui se sont déroulées historiquement dans la culture moderne, à actualiser ce qui s’est réalisé au cours d’un processus. La multiplicité des directions et des manifestations issues d’un vécu naïf, d’une sphère limitée de valeurs, d’un rétrécissement de la perspective, se présente à l’homme d’aujourd’hui dans toute sa riche variété.
Notre époque est celle des grandes synthèses. L’homme ne s’insère plus naïvement et spontanément dans l’existence ; il essaie de comprendre dans une vaste perspective les diverses formes de la culture et de l’esprit. Cette tentative de comprendre le place dans une position tout à fait particulière, qu’on ne rencontre, hormis les périodes finales des cultures, que chez quelques rares individus. Le vécu naïf, propre aux époques créatrices de l’histoire, aux époques où l’homme ne se sent pas en dehors de la vie et de la culture, qu’il se contenterait de contempler, réalise une insertion dans l’existence qui n’est rien d’autre qu’une croyance fanatique à un cercle de valeurs, croyance fondée sur l’illusion de leur universalité.
Dans cette structure de vie, les valeurs ne sont pas extérieures et transcendantes à l’homme, elles se maintiennent dans une sphère subjective d’élaboration. Si elles sont néanmoins objectivées, la relation avec un fond anthropologique subjectif n’est pas rompue pour autant, elle est conservée de façon immanente. Les valeurs ont ainsi un caractère vivant. Lorsqu’on parle d’idéaux, des idéaux extérieurs d’une époque, il ne s’agit en réalité que d’une illusion qui sépare les valeurs de leur fond subjectif, ce qui équivaut à attribuer au destin une réalité objective, en dehors de la structure de l’homme. L’extériorité et la transcendance des valeurs sont réalisées là où l’homme se place devant le monde historique, où le vécu naïf et spontané est remplacé par la perspective et la compréhension, l’homme se trouvant hors du flux et du devenir concrets de l’existence. Dans ces conditions, il considère les valeurs dans leur autonomie, indépendamment du fond de vie qui les a engendrées. Selon son point de vue, elles gardent toutes leur caractère autonome. Il n’en va pas de même quand une époque, succédant à une autre, crée de nouvelles valeurs, les précédentes étant devenues extérieures pour elle, car dans ce cas l’extériorité concerne seulement une région étroite de ces valeurs. La perspective historique appliquée à la vie d’une culture et l’entendement poussé trop loin témoignent à l’évidence d’un déplacement de l’axe spirituel, hors du vécu en tant que tel.
Le perspectivisme historique exprime l’impossibilité, pour l’homme d’aujourd’hui, de s’attacher à un cercle de valeurs étroit, ainsi que l’épuisement du fond productif de la culture moderne.
Toute culture se définit par des expressions limitées. La création n’est possible qu’à cette condition. La prétention à l’universalité qui prévaut dans la culture actuelle en révèle l’éclectisme.
La tendance aux grandes synthèses est-elle autre chose qu’une expression de cet éclectisme ?
Évidemment, ces synthèses ne sont pas les constructions d’une systématique de style classique, dans laquelle le monde est simplifié par une vision subjective ; ce sont des synthèses reposant sur des bases historiques et psychologiques. Elles sont possibles uniquement parce que la somme des valeurs réalisées historiquement est actualisée. L’éclectisme cherche à marier les divers systèmes de valeurs, ce qui est assez artificiel, car, si elles ne sont pas structurellement différentes (contrairement à celles des cultures diverses dans une approche comparatiste), elles ne proviennent pas moins d’expériences spécifiques qui ne peuvent pas être toutes revécues simultanément. Sur un plan théorique, l’actualisation à laquelle je faisais allusion ramène les valeurs à leur articulation formelle. Voilà le sens de leur extériorité et de leur transcendance pour l’homme d’aujourd’hui.
L’éclectisme naît là où la source de l’énergie productive a tari, là où les possibilités sont épuisées. Même dans son orientation, il ne vise pas à la création, mais à la combinaison d’éléments. Or, celle-ci ne peut jamais être organique, parce qu’elle ne résulte pas d’une cristallisation naturelle, l’intervention artificielle étant trop évidente. Tel que nous l’envisageons ici – pas seulement comme réalisation individuelle, mais également comme point final dans la vie d’une culture –, l’éclectisme constitue une sorte de bilan de cette combinaison. Il ne prouve pas la présence de disharmonies ou d’antinomies à la base de la culture, il prouve la multiplicité des tendances, la diversité des expressions ou la richesse des formes, qu’il présente simultanément en une synthèse vacillante. Il est la marque de l’agonie d’une culture.
L’expérience, le vécu signifient exister au présent ; vivre l’instant sans se torturer à le rattacher sans cesse au passé ou à l’avenir. C’est échapper à la tyrannie du temps. Alors, le moment devient éternité.
La perspective aide à comprendre le processus universel du temps. L’éternité est conçue comme existante dans un devenir permanent ou comme réelle et tangible à l’issue d’un déroulement cosmique, à l’image de ce qui se passe dans certaines métaphysiques religieuses. Sous l’angle du devenir, la culture se résout en une totalité de formes finies et relatives. L’historisme et le relativisme résultent de la primauté du temporel et du devenir dans l’appréciation de la culture en tant que réalité historique, ainsi que du refus de toute naïveté. Le sens de l’orientation perspectiviste dans le monde historique dérive également de l’intensification de la conscience dans son processus de dualité par rapport à la vie. Le dualisme de la conscience dans le monde contemporain atteint un paroxysme d’existence. La dialectique interne en est moins responsable que la dissolution de la culture moderne. L’homme ne se sent plus intégré dans une catégorie limitée et fermée. L’intensification paroxystique de la conscience l’a conduit à une situation véritablement tragique : à l’incapacité de se déterminer en faveur d’une catégorie ou d’un système, à l’impossibilité de hiérarchiser les contenus spirituels et historiques, à l’élimination d’une participation féconde et productive à toute forme d’esprit. La réflexion sceptique, le désabusement ou la contemplation sont devenus des caractéristiques essentielles des esprits supérieurs.
La multiplicité des tendances débouche également sur une absence de convergence précisément déterminée des éléments de la culture actuelle. Il y a aujourd’hui aussi des problèmes centraux ; mais ils n’ont plus la prééminence qui représentait autrefois une expression de l’unité spirituelle. L’absence de convergence dans la culture actuelle a par ailleurs une autre cause, spécifiquement moderne. Le monde moderne a enregistré une rupture de l’unité de l’esprit, en raison de l’autonomie acquise par les diverses formes de celui-ci. Si une convergence et une unité brillantes ont marqué le Moyen Âge grâce à la primauté de la religion, la Renaissance grâce à celle des arts, le baroque grâce à celle de la mécanique, le romantisme et le positivisme grâce à d’autres formes particulières, il n’en va pas de même dans la culture contemporaine. L’autonomie des diverses formes et objectivations de l’esprit ne doit pas être interprétée cependant comme une divergence totale. Il y a entre elles des affinités dont de récentes études ont précisé la signification, des affinités qui relient et conditionnent les structures sociale, économique, spirituelle, etc. Une pénétration substantielle des contenus est nécessaire pour découvrir ces affinités. Si l’on n’étudie pas les connexions intérieures, la divergence subsiste et déconcerte. D’un point de vue formel, les diverses disciplines paraissent complètement irréductibles ; une terminologie propre à chacune, des frontières précisément délimitées, des lignes de différenciation bien tracées les ont isolées les unes des autres. Seule une vision intuitive, capable de renverser les barrières différenciatrices formelles, pourrait rétablir une unité approximative de l’esprit.
La réaction contre tout genre de formalisme n’a pas été engendrée par une trop grande liberté, mais par la prédominance des formes, qui a schématisé la vie, qui a détruit sa spontanéité en l’ankylosant excessivement. C’est pourquoi l’apologie, l’exaltation de la mobilité et du primitivisme sont bien plus justifiées qu’on ne le pense. L’homme veut échapper à la pression des formes d’une culture vieillissante. L’enthousiasme pour la jeunesse, qui est devenu de nos jours une véritable frénésie, est dû à l’admiration de la spontanéité et de l’irrationnel. Au-delà d’un mécanisme complexe, au-delà des élaborations de la culture, l’homme tend à se rapprocher des origines, du pur donné non faussé par les catégories. Il est extrêmement intéressant de signaler les expressions à la mode aujourd’hui, qui illustrent moins une réalité qu’une vague nostalgie. Il n’y a pas de phrase, dans les écrits des auteurs en vogue, où l’on ne trouve l’un de ces mots : irrationnel, originel, authentique, intuitif, vécu, etc. Le tragique de l’homme d’aujourd’hui – tragique qui devient celui de la culture contemporaine – résulte d’une dissension douloureuse entre les tendances centrifuges de la conscience et les tendances centripètes allant vers la naïveté et l’irrationalité de la vie. D’où ce paradoxe : l’orientation consciente vers le naïf et l’irrationnel. Paradoxe qui montre qu’il n’y a pas de salut pour le moment historique présent.
À la vérité, l’homme n’a jamais été moins naïf qu’aujourd’hui. Comment pourrait-il en être autrement à une époque encore dominée par l’historisme et où la psychanalyse tient le haut du pavé ? Celle-ci a détruit en grande partie la foi en la culture et en son progrès. Dans l’acte de création, qui est essentiel pour toute idée ou conception de la culture, elle découvre des substrats dont la connaissance diminue l’enthousiasme pour ce que les époques classiques de l’humanité appelaient le caractère idéal de la culture. Non qu’il faille la réprouver en tant que telle, car elle repose sur des données réelles, mais, en faisant de chacun un analyste, un spectateur de lui-même, elle occupe une position très particulière dans le monde actuel. Le fait qu’elle ne soit pas réservée aux spécialistes, mais au contraire répandue et cultivée un peu partout, montre qu’elle ne pouvait apparaître que lors d’une phase culturelle décadente. Si elle a détruit dans une certaine mesure la foi en la culture, il n’en est pas moins vrai qu’elle est elle-même l’expression et le résultat d’un ennui confus suscité par le phénomène culturel. Qui donc croit encore, aujourd’hui, à la personnalité, à l’idéal ou au progrès, c’est-à-dire aux éléments constitutifs de la culture ? Autrefois, on ne prononçait pas ces mots sans une certaine note affective – c’est qu’on y croyait. Pour nous, ils ont perdu leur signification, ils sont devenus de simples schèmes. Constatons-le sans regret, sans passéisme. Pour ma part, la résignation et le scepticisme si forts actuellement me ravissent. Tout cela doit être dit, car autrement on ne comprendrait pas la spécificité du moment historique et son rapport avec la structure de la culture moderne.
Si l’homme contemporain en a assez de la culture, cela est dû entre autres à un excès de problématique, qui l’a rendu incapable de vivre les aspects et les formes de la vie, pour ceux-ci comme pour lui, incapable de faire passer l’axe de l’expérience au problème, alors que cela caractérise l’homme en général, à condition qu’aucun excès ne vienne bouleverser l’équilibre.
La vie perd son charme éventuel quand on la prive de ses contenus naturels. Si l’on n’a pas l’esprit problématique, on vit les formes de l’existence de façon unitaire. Les dissensions apparaissent là où les choses sont tirées hors de leur cadre naturel.
Ces incertitudes, cet excès de problématique n’ont pas pu être éludés par le mouvement religieux contemporain, exemple éclatant de ce que sont, dans la conscience de notre époque, le désir, l’application intentionnelle et l’impossibilité d’une réalisation intégrale.
Un courant religieux n’est fécond que s’il est ancré dans la religiosité, dans un senti profond. La religion constitue l’articulation systématique dont le plan théorique objective par des catégories formelles la subjectivité de l’expérience religieuse. Le senti, sublimé sur un plan abstrait, devient, au cours d’un processus d’élaboration, communicable et intelligible. Cependant, ce processus est toujours une dénaturation, une dénaturation fatale. Un phénomène tout à fait opposé, un phénomène vraiment paradoxal, issu de la structure même de la culture actuelle, s’est produit pourtant dans le monde contemporain. Toutes les valeurs se maintenant dans une relative extériorité par rapport à un fond anthropologique et transcendant l’énergie subjective, la religion ne pouvait pas ne pas se présenter à son tour constituée hors de ce fond et de cette énergie. La culture contemporaine n’a pas produit de valeurs religieuses parce que l’évolution est allée de la problématique à la religiosité ; de même, saisir les origines et la vie, ou le primitivisme, est incertain et illusoire, parce que les éléments culturels ne peuvent pas être intégralement abandonnés : on reste donc là au niveau de l’intention.
Ce qui a manqué à notre époque, ce n’est pas l’inquiétude qui aurait pu la mener à des préoccupations religieuses, c’est la spontanéité productive, seule capable de donner naissance à un mouvement fécond. L’homme d’aujourd’hui n’a eu et n’a que la volonté de croire. On n’a pas besoin d’une psychologie spéciale, nouveau style, pour constater qu’il vit dans l’illusion d’une authenticité. La volonté de croire résulte d’un besoin de dépasser la structure antinomique de la vie, le déséquilibre et l’incertitude. Une réalisation intégrale de l’expérience religieuse n’étant pas possible, puisque l’homme vit avec les éléments de la culture dans sa composition actuelle, se rapprocher de la religion signifie pour lui parcourir un chemin semé d’embûches. Remarquons, chose intéressante, que, pour la plupart de nos contemporains, le contact de la religion n’entraîne pas la sérénité et l’équilibre intérieur, mais une vie tourmentée, contradictoire, pleine de tumulte et de désespoir. Le passage de la religion à la religiosité est également dû au fait que l’homme s’est dirigé vers les réalisations objectives et historiques de l’esprit religieux, qui lui ont été présentées dans leur sphère transcendante. C’est là une orientation intentionnelle, et non une élaboration ou une productivité. La volonté de croire est l’expression du tourment intime provoqué par l’incapacité de s’adapter intégralement à une sphère de valeurs religieuses. Par ailleurs, les discussions sur le caractère soit historique soit absolu de la religion ont pris une énorme ampleur. Le modernisme catholique a tenté de trouver un compromis entre les deux conceptions. Mais c’est une question que ne se pose pas l’homme religieux. Il ne vit pas l’expérience religieuse en la rapportant à l’objectivité historique, il la vit en ressentant la présence de la réalité métaphysique. Il n’est pas concerné par le problème que la religion représente pour l’historisme et auquel celui-ci s’évertue en vain à trouver une solution acceptable.
Si l’historialisation de la conscience et de la culture a relativisé les valeurs, la démocratisation de la culture est, elle, l’expression d’une pauvreté qualitative. Trop largement répandues, les valeurs culturelles perdent la spécificité et les différences qui en font des structures organiques. La foule les vit superficiellement parce qu’elle les reçoit de l’extérieur. Le critère quantitatif n’est pas valable quand il s’agit d’apprécier les phénomènes culturels. L’abondance actuelle des textes n’est absolument pas une preuve de profondeur. Ils sont le produit d’un épuisement de l’instinct créateur. Il s’agit dans la plupart des cas de monographies, d’ouvrages à caractère historique ou de comptes rendus d’expériences spirituelles vécues par d’autres. Ce qu’ils ont tous en propre, ce n’est pas la manifestation d’une spontanéité personnelle, c’est une tentative de comprendre des formes mortes, de déchiffrer un complexe de conditions et de situations qui ont accompagné une existence.
Tout cela est dû, au fond, à l’épuisement des valeurs produites par la culture moderne. Le nombre de valeurs renfermées dans une culture est limité et elle ne peut pas aller au-delà, ce qui fait d’ailleurs sa spécificité. La culture grecque n’a pas disparu à cause des conquêtes romaines, mais parce que ses possibilités étaient épuisées. Il n’en est pas moins vrai que des interventions étrangères peuvent étouffer une culture (par exemple, celle des Mayas). Ce qui ne contredit pas notre thèse, puisque conquête ne signifie pas nécessairement destruction.
La direction immanente d’une culture, le sens inclus dans son destin doivent s’épanouir dans un dynamisme qui s’achève seulement quand les valeurs de cette culture sont consommées. Si l’on opposait à cette conception les multiples possibilités de l’homme, il ne faudrait pas oublier qu’il est né dans un cadre culturel dont le destin devient le sien. En tant que créature historique, il est fatalement le prisonnier de formes extérieures. Mais, un développement graduel lui cachant cette relation déterminée a priori, il se sent dans un rapport d’immanence avec ces formes. Il n’y a que les époques troubles pour ébranler ce rapport et lui révéler son existence pure face aux formes historiques.
Affirmer que la raison déterminante de la dissolution de la culture moderne se trouve dans sa nature individualiste est erroné, car sa structure n’est pas significative pour le phénomène de la dissolution ou de la décadence, qui est inéluctable. La culture antique a-t-elle décliné parce que les valeurs esthétiques prédominaient ? Non. Elle a décliné parce que ces valeurs, s’étant déroulées au sein de son processus historique, avaient épuisé leur contenu. Ce phénomène apparaît nettement si l’on considère la culture du point de vue d’une axiologie relativiste.
L’épuisement de l’individualisme et du libéralisme, fruits de la modernité, mène implicitement à l’épuisement de la substance de la culture moderne et de toutes ses expressions collatérales.
Bien que les limites et la décadence des cultures soient une réalité inexorable, on lui a opposé l’idée d’une complémentarité des cultures, dont l’enrichissement réciproque offrirait une image d’universalité. Un esprit se complaisant dans les comparaisons pourrait éventuellement justifier cette prétention. Mais, comme elle ne peut pas se réaliser concrètement, cette image d’universalité devient arbitraire et trop variée pour être unitaire. Elle serait réellement justifiée seulement si l’évolution de l’humanité avérait une convergence ou une finalité dépassant la pluralité des cultures, si les valeurs se totalisaient dans un monde suprahistorique au lieu d’être la proie du devenir et de la destruction. Et puis, du moment que l’homme en tant qu’être historique n’est pas apte à l’universel, pourquoi échafauder une forme d’universalité illusoire ?
La conscience de cette inconsistance des cultures est très vive dans le monde contemporain. En dehors des éléments qu’on peut déduire des constatations présentées ci-dessus, on voit se développer fortement de nos jours une conception selon laquelle l’histoire universelle est constituée de structures culturelles spécifiques, conception qui a annulé toute croyance à un sens valable du développement de l’histoire comme une totalité surordonnée de ces structures culturelles. Le sens existe seulement dans leur évolution et chacune a le sien propre. L’accomplissement de leur destin les amène à la conscience de leur agonie et de leur décadence. Il en est ainsi dans la culture contemporaine, ce que dénote le penchant pour l’apocalypse et l’eschatologie. Le pressentiment de la fin prend des proportions et des significations cosmiques. Ce qui est enserré dans un cadre étroit devient un projet pour la totalité d’un déroulement. La présence des visions apocalyptiques et eschatologiques prouve l’inadaptation de l’homme à la vie, son flottement entre le néant et l’existence, son incapacité de trouver son équilibre dans le présent. L’obsession de la fin est due à une peur de la vie, à une fuite hors du présent, à une folle insertion dans le diabolisme du devenir et du temps. Si l’intégration naïve dans la vie suppose vivre dans le moment, la désintégration est un combat contre le temps. Les apocalypses et les eschatologies n’apparaissent qu’à des époques troublées. L’idée d’une fin prochaine de l’histoire résulte de ce genre d’obsession et d’inquiétude. L’esprit prophétique bat son plein aujourd’hui. Ce ne sont pas seulement quelques individus inspirés qui vivent sous son influence, c’est tout un chacun. Le chaos régnant dans la société actuelle est provoqué par la tendance à s’affirmer de tous et de personne. Nous vivons de toute évidence dans une période d’atomisation sociale. Le libéralisme a brisé les liens organiques qui unissaient la communauté, il a isolé les individus en détruisant l’esprit de solidarité. L’esprit monadologiste s’est achevé en atomisation mécanique. L’État, conçu comme un cadre extérieur et formel détaché de l’organisme concret de la société, comme une forme mécanique transcendant la réalité historique, est le produit d’un rationalisme apparenté au libéralisme. La réaction contre le rationalisme, contre son esprit et ses formes, est tout à fait justifiée, bien qu’elle n’ait pas réussi à dépasser le niveau d’une polémique superficielle. Si le rationalisme est démodé de nos jours, ce n’est pas parce qu’il refuse l’existence et la valeur du transcendant (objection non valable et erronée), c’est parce qu’il n’a pas compris la vie et ce qui la caractérise, avec toutes les conséquences que cela entraîne.
La pensée contemporaine a le mérite d’avoir accentué la méthode selon laquelle l’élément irréductible d’une structure nous mène à une intelligibilité plus profonde que les procédés réducteurs, qui anéantissent le sens du concret.
Rationaliser, c’est rendre artificiel, en raison d’un procédé constructif qui néglige l’unicité et l’irrationalité des phénomènes du réel.
En admettant l’irrationnel, on a mieux compris la productivité de la vie, ainsi que sa relativité. La transcendance abstraite du temps prônée par la vision mécaniste a été remplacée par son immanence qualitative, dans laquelle la temporalité de l’existence exclut le dualisme schématique. L’orientation vers les contenus et leur élément temporel a entraîné un développement de la perspective relativiste.
Quel sens peuvent avoir pour l’homme d’aujourd’hui les courants à tendances platoniciennes ?
Ce ne sont que des tentatives isolées visant à dépasser le relativisme en admettant des idées transcendantes qui conféreraient un sens ou une validité à la contingence empirique, des formes éternelles qui soustraient les formes temporelles de l’existence à la sphère de la destruction, de la mort. Mais, dans la culture contemporaine, il n’y a plus que quelques individus isolés pour croire aux idées, lesquelles sont d’ailleurs relativisées par le sentiment général. Non pas en raison de considérations superficielles, mais parce que l’approche intuitive de la vie détruit la croyance à la validité intemporelle des idées, à leur caractère absolu, en révélant leur racine vitale et leur incapacité de modifier effectivement l’essence irrationnelle de l’être.
Même si l’on retire au platonisme sa coloration substantialiste, déterminant seulement le caractère fonctionnel des idées, schémas régulateurs intemporels, le scepticisme ne modère pas la sévérité de sa critique.
De cette façon, les idées et les formes historiques de la culture ont acquis par rapport à l’homme une position d’extériorité et de transcendance qui assure leur autonomie et leur mort.
La conception du destin historique des cultures élimine toute possibilité de solution. Les solutions sont en général de simples paroles. Nous devons leur concéder un minimum d’efficacité pour les petits problèmes quotidiens, mais, quand il s’agit du sens immanent d’un fond de vie, leur efficacité est illusoire. Dans ce cas-là, les solutions surgissent d’une incapacité de comprendre le caractère inéluctable du devenir historique. En raison de son absolutisme, l’esprit normatif a toujours cru que des indications transcendant le réel pouvaient en modifier la structure. Lorsqu’il s’agit d’un destin historique, le système des normes n’a aucun contenu ni aucune force de détermination. On dit : « Grise morale ! » On propose rapidement quelques remèdes. La disparition de la croyance aux idéaux, évidente dans le monde actuel, a des raisons trop sérieuses pour qu’on puisse les découvrir au premier coup d’œil. L’homme ne peut plus opter pour un certain système de valeurs qu’il passerait sa vie à cultiver. Un perspectivisme qui n’a rien d’esthétique l’a placé devant la vie, devant la culture et toutes ses réalisations, pour qu’il en mesure la valeur, pour qu’il en comprenne le contenu.
Les incertitudes actuelles n’ont rien de définitif. D’autres formes culturelles engendreront d’autres valeurs. Le problème reste cependant posé pour le moment actuel, pour la structure de la culture contemporaine, pour l’homme d’aujourd’hui. Examiner les aspects de la culture dans leur rapport avec les phénomènes du présent réclame une certaine implication personnelle, sans subjectivité d’ailleurs, mais en fonction d’une attitude face à la vie. Il n’est pas inutile à cet égard de rappeler que la problématique des études historiques telle qu’elle était conçue à la fin du siècle passé et au début du nôtre, et quoique fondée sur des recherches méthodologiques, sur des principes formels et schématiques, a fini par déboucher sur des questions concernant des attitudes et des conceptions sur la vie. L’intégration de l’individu dans le processus historique le contraint à une cristallisation de son attitude, dans l’évolution de laquelle le facteur de la totalité historique concrète imprime des formes supra-individuelles. Tout comme les formes culturelles particulières symbolisent une totalité qui leur est supérieure, les expressions concrètes de l’individualité symbolisent ces formes particulières. L’attitude de l’homme d’aujourd’hui envers la vie est un mélange de résignation, de cynisme et de contemplation. Autrefois, la morale avait une consistance reposant sur des critères dont la validité était unanimement admise ; de nos jours, elle a perdu, théoriquement et pratiquement, le caractère tranchant et rigoureux qui distingue le bien du mal. Qui pourrait encore dire ce qu’est le bien et ce qu’est le mal ? La vie ne s’encombre pas des principes et des critères de la morale. Il n’est donc pas étonnant que la nature de l’éthique contienne implicitement l’élément problématique, qui convertit la spontanéité de chaque attitude en un complexe de situations indécises. La discussion excessive livrée dernièrement autour des fondements de l’éthique s’est transformée en critique de celle-ci. L’homme s’étonne et se demande à juste titre, face à l’éthique traditionnelle : qui sait si le bien n’est pas le mal et si le mal n’est pas le bien ?
L’orientation vers le stoïcisme et vers une conception tragique de l’existence, très apparente dans les produits caractéristiques de la culture contemporaine, est pleinement justifiée dès que l’homme découvre trop d’inconsistance dans les valeurs qu’il a cultivées et trop d’illusion dans ses idéaux. L’homme d’aujourd’hui n’a en l’occurrence qu’un choix : connaître son destin et la culture dont il fait partie.