La vision de la mort dans l’art du Nord

Il y a dans l’art du nord de l’Europe une sensibilité beaucoup plus accentuée que dans celui du Sud, où la vision torturante des réalités essentielles est atténuée par une approche esthétique du monde, alors que dans l’art du Nord la riche problématique de la vie est assimilée jusque dans ses derniers éléments. Peu importe que la révélation de ces derniers éléments se fasse sur un plan purement théorique ou dans le domaine de la vision elle-même : ce qui compte, c’est qu’elle est implicitement une révélation de la mort.

Qui réfléchit sur la vie sans arriver au sentiment et au problème de la mort est incapable d’approfondir une spéculation. Pour la spéculation purement formelle, le problème de la mort ne se pose d’ailleurs pas, car le formalisme élimine toutes les données existentielles.

Là où l’existence prime et où la forme est vague et inconsistante, le problème de la mort est essentiel. Des preuves ? Pensez à Soren Kierkegaard ou à Martin Heidegger. Tandis que ce genre de question est tout à fait secondaire dans le formalisme anachronique et désuet de Kant. Devant le phénomène de la mort, quelle valeur peut avoir la division symétrique et artificielle en catégories ?

L’idée de la vanité de la perfection formelle face à la mort traverse comme un souffle intérieur tout l’art du Nord, en particulier la Renaissance allemande.

Dans la Renaissance italienne, cette idée est occultée par la perspective esthétique du monde. La mort, la misère et la souffrance sont mésestimées par le vécu esthétique s’il est excessif, comme cela se passe aux époques esthétisantes. La disharmonie douloureuse, le pressentiment de la mort et la vision apocalyptique des primitifs italiens disparaissent à la Renaissance sous les formes d’une pure idéalité transfigurant les tourments concrets de l’être à la lumière d’une beauté abstraite. La Sainte Vierge n’est plus une mère pleurant son fils, elle devient une beauté mondaine, au sourire mystérieux et presque érotique.

Même démarche en ce qui concerne Jésus et l’apôtre Jean. Le baroque italien reprend certains des motifs essentiels des primitifs et se rapproche par là des éléments qui, en Europe du Nord, trouvaient une expression pleine de tension. Dans la Renaissance méridionale, la vision d’une transcendance de la mort situe celle-ci dans une sphère totalement extérieure à la vie, laquelle se développe alors comme si la mort n’existait pas ; à l’inverse, la Renaissance et, plus généralement, tout l’art du Nord présentent une étrange vision de l’actualité de la mort aux côtés de la vie. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une conception de l’immanence de la mort dans la vie, car la mort n’apparaît pas progressivement, à la suite de la consommation d’un contenu. Dans le cas de l’immanence, le devenir de la vie implique, dans son déroulement graduel, une entrée progressive dans la mort, de sorte que le temps détermine la primauté de l’une ou de l’autre. Je vis, mais la mort est imprimée dans ma vie comme un destin. Un pas dans la vie est aussi un pas vers la mort. Ce sentiment de l’immanence de la mort a reçu son expression la plus forte chez Rembrandt. La vision de l’actualité de la mort aux côtés de la vie, que nous rencontrons chez Hans Holbein, Matthias Grunewald, Lucas Cranach, Hans Baldung, etc., vision propre à l’art du Nord, contient un vigoureux sentiment de la présence de la mort, qui, loin d’être extérieure à la vie, lui confère certains caractères et en détermine le cours. La vie perd complètement le charme d’une expansion irrationnelle, car la mort est un obstacle insurmontable et omniprésent. C’est pourquoi on ne trouve guère dans les formes du corps humain, contrairement à ce que pratiquaient l’Antiquité et la Renaissance, la perfection et la pureté classiques des lignes, l’essor naïf et la quiétude contemplative, la rêverie douce et sereine, l’abandon voluptueux à l’existence sans être tourmenté par la question théologique ; ce qu’on trouve, ce sont les aspects torturants de la vie, qui donnent une impression d’accablement et de destruction. Très significatif et révélateur à cet égard, le motif de la vanité, si fréquent chez les artistes cités ci-dessus, qui, dans des scènes représentant des aspects de vie intense, font figurer un squelette, symbole de la mort. On reste sur une impression pénible, douloureuse, après avoir regardé le tableau de Baldung où la mort se tient derrière une jeune fille qui admire son corps nu dans le miroir. Il y a dans l’Eitelkeit(7), motif courant chez les peintres allemands, le mépris et la haine de la vie, la négation de la beauté par l’art, le désespoir de ne pouvoir sauver le monde par des voies esthétiques. Si l’attitude esthétique devant la vie est directe, naïve et sans aucun élément normatif, alors l’attitude remplie de visions apocalyptiques de ces artistes se situe exactement à l’opposé. Le spectateur est loin de la satisfaction que devrait susciter la contemplation d’une œuvre d’art ; il éprouve au contraire une insatisfaction voisine du désespoir, qui rend impossible la joie esthétique. Le pessimisme de Holbein et le fantastique de Grünewald, pour qui la croix dans l’immensité de la nuit symbolisait la tragédie universelle, présentent des éléments encore plus torturants, d’autant que pour eux la mort n’est pas une libération : sinon, ils ne nous en auraient pas laissé une image aussi terrible, aussi repoussante. Tout l’art chrétien proteste contre la vie et en fuit la folie, prouvant ainsi que le chrétien est incapable d’accepter une tragédie purement terrestre. Parce qu’elle l’aide à entrer dans le monde transcendant, la mort est pour lui rédemptrice.

Le christianisme du Nord a développé l’élément tragique avec une telle intensité qu’il a fini par le nier et, de ce fait, par ne plus croire au salut ni à la fonction libératrice de la mort. Cela est vrai, sinon pour tous les artistes, du moins pour ceux que j’ai cités.

Le goût de la mort est si prononcé chez Holbein que les crânes sont un élément presque ordinaire de ses tableaux.

Si, d’un point de vue métaphysique, on ne saurait parler d’une irréductibilité totale de la vie à la mort, il n’en est pas moins vrai que l’homme se conduit pratiquement comme si la mort se trouvait hors du cours immanent de la vie. Un long désespoir, une souffrance durable de notre être tout entier sont nécessaires pour arriver à la conception d’une immanence de la mort dans la vie, conception qui mène à la résignation ; alors que celle de l’actualité de la mort aux côtés de la vie, qui fait qu’on soit à tout moment tourmenté par la perspective de la mort, mène directement au désespoir, mais à un désespoir sans libération. Le caractère parallèle, pour ainsi dire, de la mort et de la vie dans l’art du Nord fait penser à la stupéfaction de cet auteur tragique de l’Antiquité qui s’exclamait : « Qui sait si la vie n’est pas la mort et si la mort n’est pas la vie ? »

Solitude et destin
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