De la véritable agonie

Chaque fois que je pense à la signification exacte de l’agonie, je trouve encore plus vides les discussions à propos des expériences spirituelles. Comment en irait-il autrement alors que celles-ci, dont on parle tant, n’engagent personne, ne détruisent ni ne purifient personne ? Une expérience authentique est une question de vie ou de mort, ou elle n’est rien. Je ne saurais concevoir une expérience sérieuse qui n’engage pas un destin, qui ne puisse pas tuer à chaque instant. Ils sont nuls, tous les débats à propos des incertitudes spirituelles, car elles témoignent seulement d’une effervescence passagère sans base organique, sans racines dans la substance intime de l’être. Il faudrait en finir une bonne fois avec les incertitudes liées à l’âge ou au sexe : acceptons-les avec du mépris ou de la résignation et cherchons les vraies angoisses chez quelques-uns, chez ceux qui peuvent mourir à chaque instant à cause de leurs expériences, chez ceux dont les inquiétudes partent d’une zone intime et durable de l’existence, où toute expérience est un risque et une maladie. Je suis écœuré par toutes les expériences dues à des lectures ou à des hasards, à des agitations accidentelles provoquées par des motifs extérieurs. Les vrais vécus sont soit dramatiques, soit inutiles, et nuls. Il y a des gens qui ont pour suffisante satisfaction d’expérimenter la vaine succession des vécus et qui, de ce fait, n’ont pas dépassé la compréhension esthétique de la vie intérieure, la plus nulle et la plus stérile des compréhensions. Je suis d’ailleurs arrivé à cette conclusion : tous les vécus qui n’ont pas pour point de départ une souffrance intense ou une maladie organique ne peuvent pas dépasser le stade esthétique, parce qu’ils sont le produit d’une région périphérique et non d’une riche intériorité. Ce qui est esthétique est marginal par définition, ne pouvant jamais être dramatique.

Tournant autour des expériences spirituelles au lieu d’y sombrer, les modernes ont introduit leur esthétisme et leur superficialité dans l’interprétation de l’agonie. On rencontre aujourd’hui à chaque coin de rue un individu criant avec emphase : « Mon agonie ! » Comme si l’on pouvait parler d’une expérience de l’agonie dans le sens où l’on parle des expériences spirituelles. On dit : « L’agonie est un combat ! » Mais un combat entre qui et qui ? Si jamais il s’agit d’un combat pour le combat, par passion, par volupté purement héroïque ou par un esthétisme de l’action, alors ce n’est pas une agonie. Combattre parce qu’on est mû par un sentiment de gratuité et d’inutilité, par une exaltation ou une extase, par la joie due à la tension ou par le ravissement dû au paroxysme, c’est dépouiller l’essence dramatique du phénomène de l’effondrement et de l’irrémédiable, et l’agonie de son caractère – de combat absolu. Si la mort est immanente à la vie, alors l’agonie n’est pas autre chose que la bataille pour la prééminence que se livrent, dans l’homme, la vie et la mort.

Or, dans l’agonie, c’est toujours la mort qui gagne. Il y a dans la vie des hommes une multitude de moments agoniques, une multitude d’instants où le procès entre la vie et la mort est douloureusement débattu. Mais c’est dans l’ultime agonie, qui voit la mort triompher définitivement de la vie, que les moments agoniques atteignent une expression et une tension que nous ne pouvons même pas soupçonner. Bien que moins intenses et moins douloureux, les autres moments agoniques qui parsèment la vie, assez fréquents chez certains dès leur jeunesse, ne sont pourtant pas dépourvus de dramatisme. Car, à chaque moment agonique, on sent que la mort a avalé un morceau de notre vie. Il n’est pas nécessaire d’être définitivement saisi par les griffes de la mort pour éprouver ce sentiment, car le phénomène de l’immanence de la mort à la vie exprime l’actualité de la mort à différents degrés. Toutes les agonies supposent cette actualité, qui est tellement vivante que l’homme sent, à ses moments agoniques, que la mort est plus forte que la vie. Cependant, ce processus implique un combat, un combat qui ne peut être qu’absolu, puisqu’il est livré à la mort. Or, il n’y a que celle-ci de certain et d’absolu en ce monde, il n’y a qu’elle d’insurmontable, il n’y a qu’elle dont on ne peut pas ne pas avoir peur, il n’y a qu’elle qui provoque le sentiment paradoxal et indéfinissable d’un dégoût sublime. Les tensions et les luttes quotidiennes se déroulent dans un cadre limité, avec des perspectives réduites et des déterminants insignifiants, de sorte que l’espoir du triomphe est toujours présent. Leur dramatisme est de nature purement extérieure, il ne vise à aucune solution finale. À l’inverse, le dramatisme de l’agonie résulte de la vision d’une solution finale, où la victoire absolue de la mort signifiera la défaite absolue et irrémédiable de la vie. La complexité des moments agoniques est due à leur caractère apocalyptique. Il n’existe pas de véritable agonie sans éléments apocalyptiques, car l’agonie a lieu dans la perspective, plus ou moins nette, d’une fin absolue. Une métaphysique de l’agonie devrait montrer que la fin de chaque existence individuelle symbolise la fin de l’existence en général et que, dans son combat contre la mort, l’impérialisme de la vie verra son élan irrémédiablement brisé. La véritable agonie ne se trouve pas là où la vie accepte passivement d’être consumée par la mort, mais là où elle résiste – bien que ce ne soit que provisoire – aux assauts de la grande négativité de la mort, qui n’a d’autre sens au monde que de déployer le processus d’entrée dans le néant. Seul le combat de la vie et de la mort peut caractériser la véritable agonie. C’est pourquoi j’ai mentionné le destin quand j’ai parlé du dilettantisme et de la superficialité des prétendues expériences spirituelles. Car l’agonie, la véritable agonie, nous engage exactement comme le font les derniers instants. Et d’ailleurs, qu’est-ce que l’agonie, sinon une anticipation des derniers instants ? L’agonie finale ne fera que les exprimer avec davantage d’intensité et qu’ajouter à leur actualité un supplément de tristesse et de désespoir. Quand je pense que certains ont pu concevoir une agonie dépourvue du problème du destin et de celui de la mort ! Alors qu’on ne saurait faire l’expérience de l’agonie sans connaître le courage et la peur des derniers instants ! L’heure a sonné, d’en finir avec toutes les expériences spirituelles et de nous arrêter aux moments agoniques, où l’on ne peut pas se tourmenter sans tout perdre.

Solitude et destin
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