Le christianisme et le scandale
qu’il a amené dans le monde

Plus une réalité est substantielle et un problème préoccupant, plus l’équivoque s’adapte à la forme de l’esprit et amplifie l’indécision du sentiment, jusqu’à l’insolubilité. Tous les problèmes sont trop grands. Pas en eux-mêmes, mais à cause de la pagaille et de l’embarras auxquels ils nous abandonnent. Je pense qu’on pourrait résoudre le problème de l’existence de Dieu si nous avions le courage de la supporter. Mais qui aurait l’audace d’être objectif dans sa négation ou dans son affirmation ? Cela peut-il être égal à qui que ce soit, que Dieu existe ou n’existe pas ?

Si chacun de nous devait supporter une révélation individuelle de la Divinité, nous serions perdus. Si j’étais absolument sûr que Dieu existe, que me resterait-il à faire ? Le sentiment moderne de l’infini personnel ne peut voir en Dieu que la limitation suprême, catastrophique. Mais, sans Dieu, l’individu risque également de tomber victime de sa propre extension, de sorte que, s’il le fuit et le cherche en même temps, l’équivoque se confond avec l’acceptation de l’insoluble. Si je devais malgré tout dire lequel des deux camps est avantagé, je pencherais pour celui des incroyants. Ils peuvent encore espérer qu’ils croiront un jour et attendre quelque chose, alors que les croyants ne sont plus dans la course. Du moment qu’on croit en Dieu, quoi qu’on fasse, c’est toujours trop peu. Je comprends parfaitement pourquoi certains mystiques refusent totalement la vie pratique. L’action est une offense à la révélation.

Pourquoi ne pas avouer que je n’ai pas une idée précise du christianisme, la religion qui a fait le plus de propagande à Dieu ? La foi définitive est un blâme voté à ce monde situé à mi-chemin entre le néant et la Divinité. Et je ne voudrais surtout pas m’éloigner de ce point équidistant car, quelle que soit la direction que je prendrais, je devrais payer un gain par une perte. Notre monde est le triomphe de la dialectique.

À en croire le christianisme, tout est perdu ici-bas. Que n’a-t-il pas fait pour compromettre le seul endroit de l’univers dont nous ne pouvons pas nous séparer sans regret ? Le Nouveau Testament tout entier n’est qu’un pamphlet divin contre ce monde. Le christianisme nous toise de trop haut. (Orgueil ou ciel ?) Et nous, nous sommes en bas ; mais pas si bas que nous ne puissions entendre aucune voix céleste…

Le christianisme a-t-il réellement sorti les hommes hors du monde ? En vérité, il a perverti leur sens du monde, de l’immédiat auquel nous livrent les illusions. Du point de vue de notre monde, le christianisme est plus radical que le bouddhisme, contrairement à ce qu’on a coutume d’affirmer. Le bouddhisme nous liquide ici et partout. Notre monde ne subit aucune comparaison humiliante : il n’est pas et donc le néant ne peut pas constituer un plus. Ou encore, le bouddhisme, qui reconnaît à l’existence la qualité de la douleur, nous réhabilite en nous créditant d’un aussi grand mérite. Dans la perspective de n’importe quel autre monde que le nôtre, le christianisme peut être considéré comme encourageant ; mais il ne nous a réservé, à nous autres, que du mépris. Qu’est-ce que le christianisme, sinon la consolation qui nous est offerte dans l’autre monde ? Ce qui serait moins grave si ce que nous faisons ici n’était pas valable uniquement en rapport avec l’au-delà. Le royaume des deux ne succède pas à « l’esclavage » : ils sont simultanés. (Si ce n’était que psychologique, nous n’en serions pas moins annulés.)

Nous n’avons qu’une formule pour notre monde : le positivisme des illusions. Le christianisme en est l’antipode.

Il n’est pas facile d’être chrétien ; et certainement pas agréable. Mais il doit être très difficile de le devenir. Les chrétiens naissent sans doute comme les talents.

Je reproche au christianisme son excessive « profondeur ». Il plonge trop loin dans ce qui nous fait mal et, après avoir tout compris, il ne se hâte pas de nous faire une concession : il nous laisse en proie à un conflit aux dimensions de tragédie. Nous sommes toujours trop faibles pour le royaume des deux et trop forts pour le monde des illusions, des tentations.

Ce sont les maximalistes chrétiens qui ont eu l’idée du péché, la plus originale et la plus incongrue de toutes les idées chrétiennes. Bien qu’elle ait des préfigurations dans les autres religions et qu’elle ne soit pas étrangère au paganisme, le fait est qu’elle a offert au monde chrétien une prise sociale unique, ce qui suffirait pour en faire un chef d’accusation devant un imaginaire tribunal de l’histoire. Soren Kierkegaard, sans lequel on ne peut plus penser théologiquement, voyait dans le paradoxe de l’existence de Jésus un véritable scandale, le scandale essentiel du christianisme. Pour le monde chrétien, pour tous les hommes qui ont souffert et ont fait leur salut par le christianisme, le péché et la conscience douloureuse qu’on en a ont représenté un plus grand bouleversement que ce que l’existence de Jésus a d’inexplicable. À l’intérieur du christianisme, Jésus peut passer pour un dieu quant à la foi et pour un désastre quant à la raison ; à l’extérieur, c’est-à-dire chez les hommes faits mais pas nés chrétiens, le péché est un drame que la mort elle-même ne dénoue pas. Dans le judaïsme, le péché n’avait pas l’universalité que le christianisme lui a attribuée qualitativement et quantitativement.

Le péché est la condamnation métaphysique de l’homme. Il est perdu dans son essence ; laquelle n’est déterminée que par ce que l’histoire et la chute lui ont rajouté. Il n’est pas condamné en tant qu’animal, mais seulement en tant qu’esprit, c’est-à-dire dans ce qu’il a de spécifique et d’essentiel. Cela veut-il dire que la chute de l’homme n’engage pas aussi la vie en général ? Que le péché humain n’affecte pas la vie ? Qu’il ne la compromet pas ? L’universalité qualitative du péché ne signifie pas autre chose. La Divinité a touché, au-dessus de la cible, le drame du péché.

Le christianisme aurait dû avoir pour mission d’étouffer, par tous les moyens, la conscience du péché. Alors, nous n’aurions plus eu qu’à le détruire définitivement, grâce à une véritable révolution anthropologique.

Le christianisme a mis au jour et a cultivé tous les germes et toutes les angoisses qui précèdent la conscience du péché. Combien d’hommes ne se sont-ils pas écroulés au cours des siècles sous l’insupportable fardeau du péché ! Tous les éléments dramatiques humains se sont versés dans cette mer de la malédiction. Sans la conscience du péché, l’homme aurait vécu un drame obscur, il ne se serait pas tourmenté lucidement à cause de cette faute irréparable : être.

Le péché est un attentat à notre monde de tentations, d’illusions, dans la perspective duquel la rédemption des péchés par la rédemption du monde ne peut être qu’une perte, qui nous fait haïr le péché autant que le lieu où nous entraînerait sa négation religieuse. Et, si celle-ci implique la négation de notre monde, trouverons-nous le moyen de nous faufiler à côté du péché, comme les anges à côté d’Adam ?

Karl Barth, théologien d’une intransigeance effrayante à notre égard, situe notre essence dans le péché quand il affirme dans sa Romerbrief(17) : « Le péché est le poids spécifique de la nature humaine. » La théologie dialectique ne peut offrir que la corde pour se pendre à celui qui ne souffre pas de la fascination du ciel.

Par pitié, sentiment chrétien, je défends l’homme contre les attaques du christianisme, qui ne l’a vraiment pas ménagé. Aussi longtemps que l’homme continuera d’être harcelé par l’idée et la conscience obsédantes du péché, il restera un être condamné. S’il y a un sentiment profond qui soit maudit, c’est bien celui du péché. Le christianisme n’aurait pas dû nous rendre plus malheureux, en échange d’un surplus d’illusions suivies d’une chute bien pire. Il n’est pas agréable d’être chrétien.

Les objections que Nietzsche et Rozanov ont faites au christianisme sont moins intéressantes pour elles-mêmes que pour les drames de l’âme qu’elles révèlent. Ils étaient l’un et l’autre des ennemis du christianisme pour des raisons religieuses ; qui combat le christianisme sans avoir d’affinités avec lui ne mérite pas d’être pris en considération. Bertram a montré jusqu’à quel point Nietzsche était chrétien ; quant à Rozanov, il est le plus étrange et le plus paradoxal des philosophes religieux de la Russie.

Le christianisme ne peut vous décevoir que si vous en avez trop attendu et qu’il vous en a offert trop peu. Nietzsche et Rozanov étaient tourmentés par le drame. Alors, qu’auraient-ils pu attendre du christianisme, à part la consolation ? Cette consolation qui ne vint jamais. Le christianisme ne peut pas consoler des âmes qui attendent le salut sans la transcendance. Nietzsche et Rozanov désiraient la rédemption ici-bas, l’extase terrestre. Mais le christianisme a tout fait pour compromettre l’extase terrestre, il a rendu à jamais impossible le sens immanent de l’extase. L’extase chrétienne suppose l’autre monde, l’au-delà. Comme il n’y a pas de paradis terrestre, il ne peut pas y avoir d’extase terrestre. Et ainsi, nous voilà en perdition à cause du christianisme, parce qu’il nous a trop déçus. Qui saura jamais jusqu’où il a approfondi le malheur ? Une religion de la consolation qui ne console pas, voilà le énième scandale humain ou divin du christianisme.

La consolation est un motif essentiellement religieux. C’est pourquoi j’affirme que Nietzsche et Rozanov sont antichrétiens pour des motifs religieux. L’antichristianisme des théoriciens de gauche n’est absolument pas un argument contre la substance du christianisme ; mais il est extrêmement révélateur dès qu’on se penche sur la place du christianisme dans l’histoire. Par ailleurs, le rejet du christianisme par ces théoriciens n’est pas intéressant en soi ; aucun d’entre eux ne semble avoir connu le tragique chrétien parce qu’il aurait supporté celui de la liquidation.

Ne pouvant pas vaincre l’histoire, nous ne pouvons pas vérifier les arguments des théoriciens de la révolution. Le christianisme voulait révolutionner l’homme, or il n’a réussi qu’à le condamner sur toute l’échelle de l’histoire. Quant à sa révolution morale, si l’on admet qu’elle ait eu lieu, elle n’a pas été suivie de conséquences économiques et politiques. L’esclavage moral a disparu, mais pas l’esclavage économique et politique. De même, la Révolution française n’a pas su tirer les conclusions économiques de son esprit politique. Car toute révolution est, dans son essence, unilatérale. Ce qui entraîne une constatation inévitablement pessimiste : aucune révolution ne pourra transformer complètement l’homme.

Le sentiment du péché est le moins révolutionnaire de tous ceux qu’on peut concevoir. Sans l’histoire il n’existerait pas, bien que ce soit lui qui annule l’histoire. Si nous aimons tant soit peu notre monde, nous devons combattre ce fléau en lui opposant tous les autres fléaux de la terre.

Le christianisme a trop parlé de l’« esprit ». À aucune autre époque historique, l’esprit n’avait été aussi accaparateur. S’il est compromis aujourd’hui, c’est moins en raison des attaques du vitalisme que de la justification indirecte de la misère par le mirage de la condition paradisiaque. Aussi longtemps qu’il existera un seul homme pauvre, nous devrons prononcer le mot « esprit » avec autant de gêne que de remords. La misère compromet l’esprit comme la mort compromet l’idéalisme.

Jésus a fait une révolution avec les petites gens, les gens d’en bas ; mais il a voulu les mener trop haut. Et il a partiellement réussi, car on ne s’expliquerait pas autrement qu’ils aient oublié de lui réclamer leur pain quotidien et qu’ils se soient engagés sur le chemin contre nature de l’esprit. En conduisant ses adeptes trop loin, Jésus a péché contre la médiocrité du genre humain.

Les hommes n’ont jamais attendu plus que la révélation du paradis terrestre. Jésus leur a proposé un paradis trop lointain et, en mettant ainsi à l’épreuve la résistance humaine, il n’a réussi à obtenir qu’une déception divine.

Solitude et destin
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