Le culte de la force
Y a-t-il rien de plus attristant que le rythme ralenti de la vie en Roumanie, que le relâchement honteux de l’énergie vitale, que la cadence imbécile de notre histoire ? Dieu sait quelles excuses laborieuses on pourrait trouver pour justifier la maudite inertie de ce peuple blasé : trop d’eau dans son sang ou ses composantes orientales ou l’incertitude ethnique planant sur ses origines…
Un peuple ne s’affirme pas dans l’histoire s’il ne possède pas un substrat vital toujours prêt à exploser. Une vie qui ne peut pas s’élancer hors de ses limites normales n’a aucune valeur. Quelle sorte d’histoire est celle qui se satisfait de son existence en tant que telle ? Quelle sorte de peuple est celui dont les instincts se sont réfugiés dans les individus, mais qui n’a pas l’instinct de son propre destin ?
Je déplore qu’en Roumanie la vie ne s’affirme pas, qu’elle ne le veuille ou ne le puisse pas. À notre scepticisme et à notre vulgarité, je préférerais mille fois un reste de barbarie, qui servirait à notre culture de réservoir ou de ressort. Mais, dans la pudeur de cette culture, on appelle l’émasculation finesse et la futilité intelligence.
La lassitude, le doute et le désabusement rongent comme un cancer notre être national. Le Roumain ne croit aveuglément à rien, pas plus qu’il ne nie fanatiquement : il doute systématiquement de tout et fait de l’élasticité une vertu. Pour le destin d’un peuple, un négativisme féroce est infiniment plus créateur que le doute rationnel ou qu’une confortable distanciation. Sans le nihilisme, la révolution russe n’aurait pas été possible ; de même, aucun acte héroïque n’est possible sans un profond désespoir. Plus une négation est radicale, plus elle est féconde. Toute négation résolue, fanatique, est un acte de vie ; le doute ininterrompu, jamais entamé par la lumière ou par l’obscurité, est une lente et stupide agonie.
Je ne pense pas qu’il existe sur tout le globe terrestre un peuple plus sceptique, plus méfiant à l’égard des choses essentielles, que le peuple roumain. Chez nous, on n’apprécie que les hommes « intelligents ». Or, qu’est-ce qu’un homme intelligent dans notre acception nationale ? Celui qui ne croit pas à ses propres idées ; celui qui ne prend pas au sérieux sa façon de vivre ; celui dont l’existence est placée sous le signe de l’ironie et qui trouve distingué de marquer ses distances par rapport à ses intimités les plus douloureuses ; celui qui pousse la tolérance et les concessions jusqu’à la lâcheté.
Cette espèce d’histrion vaut infiniment moins qu’un homme qui a une seule idée et qui peut mourir pour elle.
Le plus grave, c’est que l’absence d’articulation spirituelle est probablement organique, liée à une grave fatalité, au noyau de notre existence nationale. Comment expliquer autrement le scepticisme de tellement d’intellectuels roumains qui ne croient à rien, et ce avant même de s’être tourmentés à cause d’une problématique de la vie ?
Manquant de véritable courage ou d’anxiété, ils se complaisent dans des paradoxes faciles, ils compliquent inutilement par des mots creux tout ce qu’ils ne peuvent pas comprendre. Comment espérer bâtir une autre Roumanie avec ces dilettantes, ces damoiseaux de l’esprit, cette gélatine morale, ces pauvres existences que n’anime aucune ardeur prophétique, aucune volonté de transfiguration, aucune grande sincérité ? Quant au paysan roumain, n’en parlons pas. Au lieu de l’admirer sans raison, nous ferions mieux de réfléchir à ce que nous devons détruire en lui.
Dans d’autres pays, quand on souhaite une révolution spirituelle, politique, morale, la question qui se pose est de sauver quelque chose. Chez nous, il ne s’agit pas de transformer quoi que ce soit, de redresser ou poursuivre, car la question posée est celle du destin, d’une vie qui exige d’autres contenus, d’autres valeurs. Nous devons en effet nous demander s’il y a quelque chose à sauver dans ce qui a été fait avant nous, s’il peut y avoir un sens à consacrer notre activité à des raccommodages et des compromis honteux. Non, nous ne chercherons dans le passé ni des idéaux, ni des credo, ni des opinions. En Roumanie, l’historisme serait pire qu’un non-sens. Nous ne devons pas être lâches au point de nous inventer une histoire nationale. Nos ancêtres ont versé trop peu de sang pour la liberté – ils nous aimaient trop peu.
Il est tout à fait évident que la Roumanie a besoin d’une autre morale, d’une autre compréhension de la vie, d’un autre esprit. Toutes les formes qui ont étouffé jusqu’ici notre vie doivent être détruites, et détruits tous les concepts dont le vide n’a pas pu donner de substance à la vie historique de ce peuple.
Nous devons mépriser toutes les attitudes pusillanimes, tout ce qui est mineur dans la vie, tout ce qui se réfugie dans une rationalité insipide pour masquer les faiblesses de notre vitalité ou pour empêcher les sursauts de son impérialisme.
Il est intéressant de noter à cet égard que, pour des raisons incompréhensibles, on a toujours méprisé en Roumanie les manifestations de la force. Et je ne parle pas seulement de celles qui sont immédiates et vitales ; je pense à tous les phénomènes qui atteignent un paroxysme, à tous les actes apparentés à l’héroïsme. Pour revitaliser la Roumanie, il faut instaurer le culte de la force, de l’énergie explosive, de la vie qui se réalise. Un individu peut s’offrir le luxe de vivre dans l’isolement, de se consumer pour des valeurs n’appartenant qu’à lui, de s’enfermer dans son illusion. Tandis qu’une nation n’a pas le droit de s’illusionner. Une nation qui n’aspire pas à avoir une grande force, qui ne souhaite pas se forger un destin historique selon sa vocation profonde, n’a pas droit à l’existence, et bien entendu encore moins à l’histoire, laquelle a une finalité nationale avant d’en avoir une sociale.
Pour les grandes collectivités humaines, rien n’est plus évident que le culte de la force, de la vie qui s’affirme sans restrictions, sans conditions, sans limites imposées du dehors. Ce culte de la force n’est pour elles que l’extase suscitée par leur puissance. Alors qu’il faut sans cesse l’exciter ou le ranimer dans les petites cultures, en raison d’une incertitude et d’une timidité du fond vital. Là, le culte irrationnel de la force et le culte fort de l’irrationalité réclament beaucoup plus d’intensité et d’ardeur. Une vie qui reste à jamais timide et incertaine, qui ne peut pas se réaliser à cause d’empêchements intérieurs ou extérieurs, est plus hideuse que la mort. Hideux est un pays qui souhaite sa propre mort dans l’ombre de l’histoire.
En matière de politique étrangère comme de politique intérieure, pour ne prendre que cet exemple, la Roumanie n’a pas eu l’instinct de son destin. Tous nos succès nous sont venus de l’extérieur, de sorte que nous en avons eu autant que nous avions commis de lâchetés.
Les problèmes nationaux ne doivent pas être regardés à travers le prisme des aspirations individuelles. Ce sont deux catégories irréductibles.
Je peux critiquer la Roumanie à chaque instant, il n’en est pas moins vrai que l’amour désespéré que je lui voue m’attache à son avenir, si ce n’est aussi à son passé. Un fond irrationnel met au grand jour des affinités que pourtant je niais.
Lorsque la volonté d’un peuple est d’avoir un destin, il doit se montrer implacable à cet égard. Au nom de cette volonté, il peut tout sacrifier. Absolument tout. Les aspirations universalistes sont justifiées quand on représente une force, tandis qu’un universalisme résultant de l’absence d’un axe intérieur est encore pire que la honte. Je déplore que la Roumanie soit dépourvue d’orgueil, de marque historique et de vision messianique. Et je plains une nation qui ne veut pas devenir grande, qui n’aime pas la force et les élans de la vie, qui vit au contraire dans l’ombre reposante des illusions vulgaires, doutant de tout pour ne rien risquer.