Des états dépressifs

Il n’est intéressant de considérer les états d’âme que si l’on se réfère à leur capacité de révéler l’existence, à la perspective qu’ils ouvrent sur le monde. Les considérer seulement pour eux-mêmes signifie ne pas dépasser une explication purement médicale ou psychologique, se borner à constater un trouble fonctionnel ou une affection organique. Il y a dans la structure des états d’âme, inséparables d’un substrat organique, des directions et des tendances spécifiques dont la prééminence, qui a implicitement pour effet d’en exclure ou d’en occulter d’autres, ne doit pas être omise quand on cherche à préciser une configuration psychique différentielle. Ainsi, il n’existe pas de cas dans lesquels la fréquence des états dépressifs est absolue, mais on constate chez les types dépressifs une fréquence évidente de ces états, avec une tendance à leur cristallisation psychique et à l’intégration de tous les éléments dans une forme dépressive. Plus grande est la fréquence et plus grande devient aussi la réceptivité au genre particulier d’états qui individualisent le type concerné. Le passage d’un état à peu près normal à un état pathologique entraîne très probablement, outre une déficience organique, une réceptivité accrue aux éléments constitutifs de cet état Ce qui explique le passage de la schizothymie à la schizophrénie. Car la différence entre les états dits normaux et les états pathologiques n’est pas de nature, mais de degré. C’est pourquoi on a pu classifier les types psychiques normaux en partant des types pathologiques, qui, étant accentués et plus nettement différenciés, se prêtent mieux à la description et à la caractérisation.

Je ne me propose pas de parler ici des formes et des manifestations dépressives sous un angle purement pathologique ni de leur sens pour une personnalité cyclothymique, chez qui l’alternance des périodes de dépression et d’excitation crée une complexité psychique impressionnante ; ce qui m’intéresse, c’est la vision du monde propre au dépressif. Il a le sentiment d’être complètement abandonné dans un monde essentiellement différent de lui car, la dépression étant un état asthénique, la vitalité est quotidiennement tourmentée, son expansion est sans cesse entravée, son élan et son exaltation sont freinés. Aucune joie, aucun plaisir ne peut être entièrement savouré ; les désirs sont étouffés dans l’œuf ; les aspirations pourrissent avant de mûrir. Le dépressif est un homme qui se refuse ; non qu’il ne veuille pas se réaliser, mais il ne le peut pas : il est porteur d’une fatalité qui lui rogne les ailes. D’un point de vue caractérologique, il est un individu chez qui l’antinomie s’est installée à demeure et dont le désespoir est devenu constitutif, aussi la tragédie se déroule-t-elle dans le fond organique de son existence subjective.

Les vrais états dépressifs sont ceux qui proviennent de la constitution organique de l’être, qui relèvent de la substance de l’individualité, qui dérivent d’un fond originel. Les autres, ceux qui sont dus à des causes secondaires, à des déterminants accidentels, pourront être surmontés un jour ; en attendant, ils n’en sont pas moins pénibles. Car là, sur une structure dynamique, vivante et spontanée, une autre se greffe, qui ne résulte pas des conditions immanentes de l’être. La mélancolie juvénile de Kant était provoquée par l’étroitesse excessive de sa cage thoracique, qui entraînait des difficultés respiratoires. C’est un cas de dépression secondaire. Tandis que Michel-Ange, Kierkegaard, Tolstoï étaient des déprimés organiques. Chez eux, certaines maladies n’ont fait qu’actualiser une disposition primaire, opérer une conversion en fonction de cette disposition, même quand elles avaient un caractère d’exaltation et d’excitation nerveuses ; quant à l’exubérance et à la diversité de la vie, elles sont pareillement converties sur le plan d’une monotonie essentielle. Cependant, on ne comprendra rien à tout cela si l’on n’a pas compris d’abord l’immense importance de la disposition pour l’appréciation du réel et pour la perspective de la vie. Dans sa vision de la réalité, la disposition sélectionne les éléments selon qu’elle est dépressive ou hypomaniaque. Bien qu’elle soit nécessairement partielle, elle révèle un aspect essentiel de l’être. Si la disposition érotique nous fait découvrir un monde d’enchantement, de fécondité et de plénitude, le complexe des états dépressifs nous aide à comprendre l’inéluctable, la fatalité et la structure essentielle et concrète de l’être. C’est seulement en état de dépression que l’homme, confronté à la réalité, est capable de s’en distinguer, parce que c’est seulement alors que, son isolement dans le monde atteignant son paroxysme, le phénomène de la conscience croît et s’intensifie en conséquence. L’étant, qui constitue une objectivité transsubjective, se révèle seulement dans ce genre d’état. Progressive, la différenciation entre la subjectivité et l’objectivité crée un paroxysme de la subjectivité, une folle exaltation et une tension douloureuse qui font de la subjectivité du déprimé le théâtre d’une tragédie permanente. Tous les déprimés sont des types éminemment subjectifs qui vivent leur drame sans participer naïvement au flux de l’existence, qu’ils considèrent sans vivre ce qu’elle a d’extérieur. D’où leur lyrisme, qui a toujours un caractère philosophique et objective ainsi le vécu subjectif.

Et, comme je ne puis parler de choses capitales sans évoquer la mort, que je tiens pour le problème philosophique le plus grave (bien qu’elle ne puisse rien dire de particulier, puisque tous les philosophes deviendraient fous sur-le-champ s’ils osaient vraiment la regarder en face), je dois faire remarquer qu’il n’y a pas de type humain qui la comprenne mieux que les dépressifs. Ils sont les seuls à descendre jusqu’aux profondeurs où la vie se marie à la mort. Les autres regardent la vie dans son dynamisme concret et, trompés par le mirage de sa pseudo-éternité, assujettis à la direction dynamique du temps, ils oublient ou, plutôt, ils sont incapables de saisir la tragédie essentielle des abîmes. Alors que pour les déprimés le problème de la vie est inséparable de celui de la mort. Les seuls hommes qui craignent la mort sont ceux dont les états dépressifs sont intenses et fréquents, car ils sont les seuls à la pressentir, à la deviner.

Le commun ne redoute pas la mort, parce qu’il vit comme si elle n’existait pas.

La mort ne provoque d’angoisse que chez ceux pour qui elle est un problème. Lorsqu’ils prétendent ne pas la craindre, les philosophes mentent ; peut-être sont-ils trop orgueilleux pour avouer leur peur. En réalité, ils tremblent plus que vous ne l’imaginez.

Solitude et destin
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