Oskar Kokoschka
Si Picasso est caractéristique de notre époque (nous entendons par là les dernières décennies) par sa mobilité et son esprit protéiforme, par les nombreux courants auxquels il a participé sans être capable de trouver une consistance spirituelle, Kokoschka n’en est pas moins représentatif par l’anxiété et l’effervescence auxquelles il a donné une expression hautement dramatique. Il y a dans toute son œuvre une insatisfaction permanente, une peur du monde et de l’avenir qui font penser que, dans sa vision, l’homme n’est pas issu du monde, qu’il est tombé, désorienté, dans une existence étrangère à sa nature. Son anxiété est si forte qu’elle devient significative en elle-même, comme expression autonome, l’individu qui l’éprouve se transformant en simple symbole d’un état d’âme essentiel. Si l’on parle d’art abstrait chez Kokoschka, c’est seulement dans ce sens qu’on peut le faire, à propos de l’absolu conféré à l’expression, et non de la pureté formelle ou du schématisme linéaire. Car l’art abstrait a pour caractéristique de réduire le linéaire jusqu’à le nier. Celui-ci n’est présent que là où une expression ou un vécu acceptent la forme, là où il y a adéquation entre les délimitations formelles et le contenu objectivé. La présence du linéaire indique presque toujours un équilibre intérieur, une maîtrise de soi et une harmonie possible. C’est une existence close, qui trouve des réserves et des possibilités en elle-même. Les époques classiques ont toujours connu un épanouissement du linéaire. Lorsque les lignes disparaissent et que le contour se fait illusoire, tout idéal de type classique devient impossible. La conscience anarchisante de Kokoschka (nous ne considérons ici que le peintre, et non l’auteur dramatique) a détruit la consistance psychique de l’homme en nous le montrant prisonnier dans le tourbillon d’un chaos. Le tourment et les remous intérieurs deviennent constitutifs du monde extérieur. Il ne s’agit pas seulement d’un chaos intérieur, mais également d’un chaos extérieur. À cet égard, Kokoschka n’est pas un isolé. Je ne puis parler de ces choses sans revoir un tableau fascinant de Ludwig Meidner, Paysage apocalyptique, qui présente la vision d’un monde où les objets, animés d’un élan absurde, ont quitté leurs cadres normaux, d’un monde où le chaos est la norme et dont l’intention est la folie. Cette apocalypse n’est pas religieuse, elle n’a pas pour objet le salut, elle est au contraire le fruit du désespoir. Aucune lueur n’apparaît dans les ténèbres que révèle cette vision, ni aucun espoir de rédemption dans l’âme livrée à la désolation. L’art de Kokoschka est une expression de la désagrégation psychique. L’absence du linéaire ne trouve-t-elle pas là une plus profonde justification ? La désagrégation psychique refuse la consistance formelle et annule le contour. Cela implique la fluidité picturale et l’interpénétration des éléments dans la continuité et la mobilité qualitatives. Mais, ici, la peinture est portée au paroxysme. Jusque-là, elle était un moyen de remarquer les nuances, et l’individuel participait à une totalité qualitative sans représenter un isolement au sein de cette totalité. Chez Kokoschka, elle est une révolte, une expansion de tous les éléments dans une tension démente, une explosion qualitative de tout un continent. À quoi pourrait encore servir l’équilibre des nuances ? À rien. C’est pourquoi l’on peut parler d’un naufrage de l’art pictural dans la peinture de ces dernières décennies, ce qui rendra possible un retour du linéaire, d’ailleurs visible dans les nouvelles tendances de l’architecture fonctionnelle.
Les insuffisances techniques formelles constatées dans l’œuvre de Kokoschka ne sont pas dues, comme on l’a affirmé à tort, à une incapacité artistique ; elles sont conditionnées par une vision axée sur les origines du monde, elles en sont le résultat. Le saut dans le chaos et le néant, essentiel pour cette perspective, élimine toute problématique du formel. Der irrende Ritter(1) annule du point de vue thématique le souci de la forme. Le balancement dans le chaos, qui est la substance de ce tableau, nous dévoile une volupté dans le désespoir, un ravissement fou dans la chute, une extase du néant.
Un masochisme métaphysique mêle la volupté au phénomène de la désagrégation et trouve du plaisir dans le chaos cosmique. Lorsque le néant est vécu dans l’art, c’est que l’équilibre vital est gravement ébranlé. Tout ce qu’a créé Kokoschka révèle une désintégration de la vie, tourmentée, suppliciée jusqu’au point où se fondent tragédie et caricature, terreur et grotesque. L’anxiété continuelle est le chemin le plus sûr vers le chaos et le néant.