Individu et culture
Il se produit aujourd’hui un phénomène qui est passé totalement inaperçu, bien qu’il mette au grand jour une certaine structure psychique de l’homme actuel : ses vécus subjectifs ne sont pas acceptés en tant que tels et on leur cherche une illustration et une justification dans la culture contemporaine. Ce phénomène – et c’est là qu’il devient vraiment intéressant – est réalisé précisément par l’homme qui le subit et il est déterminé entre autres par l’impossibilité de vivre seul, par l’absence d’une intériorité consistante, par une déficience du sens de l’unicité de chaque individu. Il ressortit aux structures de la culture dans laquelle nous vivons. Dans une culture dominée par une seule tendance, un moment historique survient où, la cristallisation d’un style imposant une forme déterminée et supprimant les divergences et les hétérogénéités, les individualités qui échappent aux moules et s’en éloignent ne peuvent justifier leur déviance qu’en arguant de dispositions originelles particulières, qui spécifient forcément un contenu et une forme de vie. La référence au moment culturel donné ne peut que montrer à l’individu son isolement : croire à une correspondance entre ses tendances et celles du milieu est une illusion.
L’individu doué ressent la solitude plus intensément dans les formes culturelles homogènes que dans les formes complexes, car la spécificité d’un fond de vie subjectif l’empêche de découvrir une direction particulière qui pourrait le mener à l’intégration.
L’individu transcende la solitude en établissant des relations et des correspondances grâce auxquelles il cesse de constituer une irréductibilité, pour devenir une expression symbolique d’une totalité supra-individuelle. L’insertion dans les objectivités idéales de l’esprit objectif est le résultat du besoin de s’intégrer dans la culture. Aujourd’hui, la multiplicité des tendances offre à chacun la possibilité d’une incorporation, d’une inclusion dans une forme et une catégorie générales. Presque plus personne ne parle de sa propre expérience, de ses peines et de ses angoisses personnelles, chacun parle des complications d’une culture qui ne lui fournit pas de sens précis ni de formule d’équilibre. Ce processus d’objectivation est très vivace. Il rappelle le phénomène qui, dans le mythe, objective au moyen d’expressions tirées du monde naturel les réalités et les problèmes les plus profonds de la vie spirituelle.
Le besoin de trouver sur le plan culturel des équivalences et des affinités avec ses expériences personnelles, de considérer historiquement ses données intimes, de transposer son vécu subjectif en objectivité est dû au fait que la majorité des hommes ont conscience aujourd’hui de l’évolution inéluctable de la culture, de la nécessité de se soumettre à un cours fatal et à un devenir irrationnel. La seule conception du rapport individu-culture qui me semble acceptable et suffisamment profonde est celle qui situe l’idée de destin au centre des considérations sur l’évolution des cultures. Il y a un destin et un besoin intérieurs face auxquels l’homme est désarmé. Philosopher a pour sens et pour conclusion la compréhension de la nécessité. Le noyau de l’existence en général et celui de la culture en particulier révèlent une nécessité et une réalité du destin que seule peut nous cacher la variation des formes et des apparences. L’illusion de l’homme moderne, qui a perdu le sens de l’éternité, consiste à croire que l’effort individuel change la direction essentielle d’un processus, que l’action modifie la structure irrationnelle de l’existence, que l’acte moral a une signification métaphysique. La modernité possède en propre les systèmes de philosophie morale qui parlent d’une moralisation progressive du monde, ce qui signifierait tout bonnement le soustraire à ses cadres irrationnels et l’assimiler à la sphère des valeurs éthiques par un processus de transcendance cosmique. Cette grande illusion a d’abord provoqué la perplexité de nos contemporains. Mais le renoncement aux illusions s’est finalement réalisé, au moyen d’un acte qui s’apparente au cynisme.
Pour une culture, l’individu n’a d’autre fonction ni d’autre valeur que d’agir au sein de ses catégories. Petit à petit, les valeurs qu’il produit perdent la marque de leur subjectivité et s’intègrent dans la structure autonome de la culture. Où apparaît la tragédie de l’homme enfermé dans le processus fatal de la culture ? Là où l’épuisement et la décadence de celle-ci entraînent des phénomènes similaires en lui. Il suit la courbe d’évolution de la culture. Ce qui signifie être prisonnier de l’histoire. Être incorporé dans la nécessité, être prisonnier du destin immanent de la culture, voilà qui exclut toute conception du phénoménalisme de l’histoire, car le destin et la nécessité conduisent à l’existentiel et à l’essence. La perspective idéaliste de l’histoire conduit au contraire à une illusion inadmissible qui attribue à l’homme des valeurs et des capacités positivement inexistantes.
L’une des causes de la vision pessimiste de l’histoire et de la culture, c’est que l’homme se rend compte à un moment donné de l’indépendance de leur évolution par rapport à ses exigences. L’individu devient conscient alors de la nullité de son effort, de la vanité de tous les efforts visant à modifier le sens de l’histoire. Se substituant à un activisme générateur de toutes sortes d’illusions, la contemplation sereine situe les choses dans leur environnement normal.