« La Mélancolie » de Dürer
De tout ce qu’a créé Durer, la gravure intitulée La Mélancolie contient le plus d’éléments favorisant la réflexion et l’abandon auxquels on peut se livrer en plongeant dans l’atmosphère d’une œuvre artistique. Mon admiration n’est pas due à l’appréciation objective de la forme, mais à la joie suscitée par une création exprimant un état d’âme en soi. Ici, le psychisme prime la technique. La mélancolie opère une dualité, elle sépare l’homme de son environnement et du réel en général, en intensifiant la conscience de la différence de nature qu’il y a entre l’homme et la réalité objective.
La solitude et le sentiment d’abandon ont, dans ce cas, des racines profondes, car ils ne résultent pas de conditionnements accidentels ou de déterminants insignifiants : ils découlent de la totalité de notre être. Plus que dans le simple ennui, c’est dans la mélancolie que l’homme est seul face à l’existence. L’acuité de son intuition a montré à Dürer que la mélancolie n’avait de signification profonde que si le regard de l’homme mélancolique s’ouvrait sur une perspective de l’infini. En développant excessivement le sentiment de la finitude de l’individu, la progressivité ininterrompue impliquée dans l’idée d’infini crée un cadre propice à la mélancolie. Le regard égaré que supposent tous les états dépressifs, l’intuition vague et diffuse n’auraient pas de sens dans un cadre limité, sans perspective. Il n’est pas inutile de mentionner ici que le sentiment de l’infini a disparu en grande partie dans les villes modernes parce que l’homme y est à l’étroit, oppressé par l’espace, qui ne s’ouvre plus devant lui dans sa grandeur naturelle. Au lieu de vivre l’infini spatial, l’homme des grandes cités vit, en guise de compensation, l’infini temporel comme devenir concret, avec toutes les complications relativistes que cela entraîne.
La vision de la mélancolie chez Durer est totalement dépourvue de sérénité. Elle révèle une insatisfaction proche du tragique. Il n’en va pas de même dans la Renaissance italienne. Là aussi les états mélancoliques ont l’infini pour cadre, là aussi ils dévoilent l’étrange particularité de l’homme dans l’univers, mais la tension réflexive est atténuée par un sourire contenu et mystérieux, que l’homme disperse dans l’infinité. Le dualisme ne prend pas la forme d’une tension douloureuse, car les liens avec l’ordre cosmique n’ont pas encore été rompus.
Précisons que, dans la mélancolie, on n’est pas définitivement séparé de l’existence. En témoigne le sentiment du regret, toujours présent et qui vise généralement un fait irréparable appartenant au passé. Il rouvre une plaie cicatrisée ou il actualise un contenu psychique que nous ne pouvons plus vivre dans son cadre. Il est certes douloureux de nous morceler en quittant d’anciens cadres de vie où nous laissons un peu du contenu de notre être. Mais, ici, le divorce avec le réel est pour ainsi dire rétrospectif, il n’indique rien quant aux possibilités futures.
Quelle différence par rapport au désespoir, qui nous donne une impression de définitif ! Le sentiment de l’abandon absolu, d’une suspension torturante dans l’univers, de la présence inéluctable de la mort dans la vie, de l’immanence du mal dans les racines de la création, persuade fortement notre conscience que l’irréparable est devant nous, que les tentatives pour améliorer la condition humaine sont toutes vouées à l’échec. Le temps, qui dans la mélancolie représente essentiellement un principe irrationnel, dévoile dans le désespoir son caractère démoniaque. Chez Dürer, comme en général dans la Renaissance du Nord, la mélancolie est plus proche du désespoir que dans la Renaissance italienne. Cette dernière la tempère par un sentiment embryonnaire de la grâce. Plus tard, au XVIIIe siècle, chez un Reynolds ou chez un Gainsborough, la mélancolie sera inséparable du charme de l’inutilité qui se dégage de la grâce. Mais elle aura une coloration trop féminine pour conserver sa capacité de révéler le monde. Contrairement à Martin Heidegger, nous pensons que c’est la mélancolie qui dévoile à l’homme l’étant en soi, et non pas l’ennui, car celui-ci résulte de conditionnements tout à fait fortuits et extérieurs. Il est la forme vulgaire de la mélancolie et, de ce fait, il ne peut pas avoir de riche productivité ; il correspond pour l’essentiel à une absence d’occupations ou d’excitations extérieures. Peu importe que Dürer ait pensé ou non à la capacité de révélation incluse dans l’état mélancolique, puisque les artistes objectivent des vécus irrationnels sans les rapporter à un plan théorique. Il y a par ailleurs, dans La Mélancolie de Durer, un fond religieux que nous autres, modernes, avons du mal à saisir parce que nous vivons presque uniquement sur le plan de l’immanence.
La nostalgie qui émane du regard de l’étrange personnage de la gravure de Durer n’exprime-t-elle pas une sorte de regret religieux des réalités perdues ? N’exprime-t-elle pas une aspiration à la transcendance ? Car cette aspiration à des réalités transcendantes était bien présente dans toute la Renaissance, aussi bien méridionale que nordique, encore que moins intense en Italie que dans le nord de l’Europe, où le christianisme avait eu moins à souffrir de la recrudescence du paganisme. On constate chez Durer une oscillation entre l’intentionnalité transcendante et l’immanence terrestre, oscillation qui est une des facettes de son tragique. L’âme gothique a toujours été inquiète, elle n’a jamais trouvé le calme ni l’équilibre. La Renaissance du Nord est un simple épisode. Le baroque reprendra la tradition gothique. Cependant, pour cette raison même, la Renaissance du Nord conserve un caractère d’incertitude torturante, parce qu’une âme a revêtu des formes hétérogènes. On comprend dès lors pourquoi la mélancolie est tempérée par le sourire en Italie, tandis qu’elle est aggravée par une tension douloureuse dans le nord de l’Europe. Si La Mélancolie de Durer est dépourvue de la moindre ironie qui serait une négativité infinie, c’est parce que la réalité oppose à l’homme une trop grande résistance pour qu’il puisse à son tour lui opposer le sourire de sa propre supériorité. Cela explique le penchant de la Renaissance italienne pour la vie et celui de la Renaissance du Nord pour la mort.