Revitaliser les formes ?

En fonction du rapport initial qu’on a eu avec l’existence, on en appréhende ensuite les problèmes selon un point de vue ou un autre. Je pense à deux catégories de gens, aux orientations opposées. Pour les uns, il n’y a de valeur que dans la forme, dans les déterminations abstraites et générales, dans le processus qui purifie les formes de tous les ingrédients essentiels. Les qualités multiples et concrètes de l’existence, le dynamisme matériel et sensible, les affres du vital, la problématique de la vie ou du destin personnel ne comptent pas pour eux car, sous l’angle de la forme, les aspects individuels et les incertitudes subjectives n’ont pas de capacité révélatrice. Cette catégorie de gens tire essentiellement son orgueil de sa croyance à la validité éternelle des formes, à leur transcendance et à leur intemporalité. Mais nous, pouvons-nous encore nous satisfaire de cet attachement aux validités intemporelles et aux formes pures ? Non, bien entendu. Et je n’en trouve pas meilleure preuve que la victoire de la catégorie initialement liée à la diversité qualitative de l’existence et à l’effervescence subjective. Outre des nécessités historiques, des impératifs essentiels, d’ordre anthropologique, ont fait qu’on s’intéresse moins aujourd’hui aux problèmes formels qu’à la problématique de l’existence, problématique pour laquelle l’homme lui-même est un problème, car, étant une expression de l’existence, il fait partie intégrante de sa structure et de son destin. Et, dès qu’il spécule sur l’existence, il s’engage et se tourmente.

Tandis que, pour les formalistes, les problèmes n’engagent pas, ne tourmentent pas, ne détruisent pas, car pour eux ils ne sont pas vitaux, ils ne jaillissent pas de leur tréfonds, ils ne sont dus qu’à des incertitudes purement cérébrales, à une inquiétude exclusivement spéculative. À l’opposé, on voit se dresser l’homme tourmenté, avec son affirmation barbare des contenus, dans l’expansion débordante et explosive des potentialités, avec des complications organiques sans fin et d’inépuisables ressources intérieures, l’homme pour lequel la forme est vide et inexpressive, et illusoire sa prétention à une validité éternelle.

Les formes ne prouvent rien à propos de l’existence, parce qu’elles se cristallisent en s’en éloignant, en se séparant peu à peu du monde du donné et du vécu. La transcendance du formel est l’expression de cette tendance à la purification progressive, à l’abstraction et à l’idéalisation. Être au-delà du temps signifie être au-delà de l’existence. Le chemin conduisant aux formes est un chemin conduisant au dépassement du temps. L’intemporalité des formes et la temporalité de l’existence constituent une dualité. Il y a certes une autre voie pour dépasser le temps, mais elle suppose qu’il ait été au préalable intensément vécu. Nous pensons à un très long désespoir à l’issue duquel apparaît un monde où le cours temporel n’a plus aucune signification.

Toutes les expériences intimes qui mènent au-delà du temps impliquent qu’on le combatte sérieusement, qu’on vive intensément son processus démoniaque, jusqu’au moment où il cesse d’être un maillon de la chaîne temporelle et où il se hisse dans l’éternité. Le culte abstrait des formes est engendré, au contraire, par une incapacité organique de vivre le devenir et la succession. N’avoir jamais eu un sentiment du temps assez intense pour que celui-ci devienne une réalité à laquelle on livre un combat dramatique signifie être destiné au monde des formes, aimer la logique et, sur un plan sentimental, la délicatesse et la pureté.

Pourquoi le monde des formes est-il un monde de l’intemporalité et pourquoi l’éternité du formel et sa validité transtemporelle sont-elles vides et non révélatrices ?

Parce que, pour un cadre vide et immobile, dans lequel la spécification ou la différenciation qualitative est impossible, le temps n’a pas de signification, puisque rien ne devient, rien ne présente de nouveaux aspects existentiels, tout gardant la forme d’une vide identité initiale. L’existence est temporelle parce que sa multiplicité est mobile et qu’elle déroule ses contenus dans le temps.

L’intégration dans le temps crée un milieu d’immanence qualitative dans lequel tous les contenus sont vécus en fonction du devenir. La transcendance des formes les détache de l’homme et les rend étrangères à sa vie. Bientôt, un barbare renversement des formes, un éclatement des cadres abstraits et rigides, une explosion d’énergie abattront toutes les barrières. Il faut détruire les formes qui figent la vie sociale : des institutions qui ne correspondent plus aux nécessités de l’époque, une classe dont la mission historique s’est achevée, des valeurs et des coutumes qui entravent les orientations de la société. Il s’agit là d’une formalisation qui se manifeste également dans l’autonomie acquise par les valeurs culturelles au regard du fond subjectif de la vie ; d’un drame qu’illustre l’histoire : la vie voudrait sans cesse exploser dans de nouveaux contenus, mais les formes lui opposent leur inertie. L’équilibre ni l’harmonie ne mettront jamais fin à cette guerre.

Lorsqu’un contenu historique s’épuise, il n’en reste qu’une forme terne et limitée. C’est pourquoi le monde des formes est plus proche de l’inexistence que de l’existence.

Ce sont les formalistes qui ont tenté de revitaliser les formes, de leur donner un souffle nouveau, et non ceux pour qui les contenus, le vécu et l’expérience sont la problématique essentielle. Mais, si l’on se réfère par exemple à la vision dans le concept, cette revitalisation est-elle possible ? Les modernes, qui veulent tout fonctionnaliser, ont enlevé à l’idée ses éléments ontologiques et l’ont déterminée dans une structure purement fonctionnelle appartenant au monde du valable, du catégoriel et du réglementaire. Pour les anciens, la vision de l’idée, de la forme, n’avait pas un caractère réglementaire, elle était une essence accessible. Dans le fonctionnalisme, la vision est impossible : elle n’a pas d’objet puisque la forme n’a pas de support substantiel. Le formalisme moderne s’est intégralement constitué en éliminant les supports qualitatifs et les éléments substantiels. Or, les formes vides peuvent être détruites, mais pas revitalisées, car elles sont hors de la vie.

Si elles étaient immanentes, il serait possible de les revitaliser, car elles seraient beaucoup plus proches de l’homme. Cependant, pour le faire intégralement, et non approximativement, il faudrait que les formes naissent organiquement de la vie. Comme il n’en est rien, elles se maintiennent dans une transcendance abstraite et ne peuvent être revitalisées que provisoirement et artificiellement. Elles restent des cadres vides au moyen desquels le rationalisme et l’idéalisme ont cru pouvoir comprendre le monde, alors qu’ils ne font qu’expliciter analytiquement leurs présuppositions de nature formelle.

Seuls peuvent participer intimement aux formes ceux qui n’ont presque aucun lien avec la vie, qui aiment s’abandonner dans les formes pures et non pas vivre dans un processus révélateur de l’existence. Mais, pour ceux qui ont à cœur la plénitude concrète et débordante de la vie et qui croient aux révélations de la subjectivité, que reste-t-il du monde des formes ? Un monde de cadres inexpressifs, rigides et morts.

Solitude et destin
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