La conscience et la vie
Le problème du rapport entre la conscience et la vie a commencé par des discussions objectives de psychologie pour finir par échouer dans la subjectivité. Si la conscience était pour d’autres générations l’objet d’un enthousiasme naïf, elle a fait de nous des blasés en atteignant son paroxysme dans notre existence. Aussi la question fondamentale ne peut-elle être pour nous que la suivante : pourquoi la conscience est-elle apparue ? Remarquons d’emblée qu’en posant cette question on sous-entend qu’elle aurait pu ne pas apparaître, que la vie n’a guère, sinon nullement, tendance à l’engendrer. Autrement, pourquoi serait-elle apparue seulement chez l’homme ? Si elle était latente dans la structure de la vie, il serait incompréhensible qu’elle ne se fût pas manifestée chez d’autres créatures aussi. Elle aurait trouvé dans le règne animal des possibilités d’expression bien plus brillantes que dans l’espèce humaine. On peut, par conséquent, se demander si son apparition chez l’homme n’est pas due aux rapports spéciaux qu’il entretient avec la vie, à la situation particulière qu’il y occupe.
Pour comprendre ce problème, il est indispensable de balayer toutes les naïvetés auxquelles nous a accoutumés un optimisme insipide. S’il est un tonique dans la vie, l’optimisme est un poison pour la connaissance.
Lorsque l’homme se met à étudier sa condition particulière dans le monde et qu’il ose constater sa misère, il n’en reste pas moins incapable de tirer les dernières conclusions, car seuls réussissent à le faire ceux qui n’ont plus rien à attendre de la vie. Toutes les réflexions optimistes la concernant sont plates et inactuelles. Mais montrez-moi une seule maxime d’un moraliste désabusé qui soit périmée !
Je suis absolument certain que la conscience est apparue en raison d’une insuffisance vitale de l’homme, d’un déficit de vie. Grâce à sa spontanéité instinctive, l’animal s’adapte normalement, il réagit aussitôt sans calculer, sans évaluer les voies et les possibilités. La sphère biologique élémentaire ne connaît de qualités que concrètes. L’animal vit dans un rapport d’immanence avec elles, de sorte que, pour lui, entre sa façon subjective de ressentir un objet et l’objet lui-même, il n’y a pas la séparation que nous fait opérer le déterminant rationnel de la discontinuité. Être intégré dans la vie signifie vivre spontanément dans une multiplicité de qualités, sans avoir la conscience d’une subjectivité. La majorité des gens vivent de cette manière, à l’abri de la conscience torturante de la subjectivité, intégrés organiquement dans le devenir. Pour eux, la décision rationnelle, la volonté, les orientations intentionnelles n’ont aucun sens, car elles ne font que suppléer à un manque d’élan instinctif, de spontanéité vitale et d’impulsion irrationnelle. La conscience vient de ce que l’homme est incapable de vivre de façon irrationnelle, de ce que la vie a perdu une partie de ses capacités et de sa productivité. Chez l’homme, la vie a fait faillite. Les forces de l’éros, qui dérivent de l’essence même de la vie, ont perdu de leur intensité ; l’insertion organique dans le devenir a été remplacée par le divorce irrémédiable de la subjectivité et de l’objectivité ; la réaction immédiate à la diversité qualitative a été supplantée par une perspective abstraite qui homogénéise et annule les éléments spécifiques et individuels. Tout ce qui différencie, qui individualise l’homme dans le monde est formé de valeurs centrifuges étrangères à la vie ; cela prouve, à qui peut tout risquer, que l’homme se dirige inéluctablement vers la mort et non vers la vie. Il ne peut pas rebrousser chemin pour se rapprocher de la vie, parce qu’elle est un bien qu’il a irrémédiablement perdu. La conscience le distingue de l’animal et c’est elle qui causera également sa déchéance. Ses tendances centrifuges prouvent qu’elle n’est pas immanente à la vie, dont l’essence est irrationnelle, et qu’elle est un simple accident sur terre, tout comme l’homme.
On ne comprendra guère mieux l’antinomie centrale que recèle l’homme en substituant au dualisme conscience-vie le dualisme vie-esprit (celui-ci entendu dans le sens que lui donnait l’ancienne ontologie). L’esprit doit être considéré comme appartenant à la sphère temporelle, comme étant dynamique et immanent. Il est regrettable que la caractérologie contemporaine ait déterré la perspective d’une ontologie caduque quant à la conception de l’esprit. L’idée de conscience éclaire mieux notre problème que l’idée d’esprit, car elle cible mieux le caractère du drame, le caractère d’expérience intime du conflit, alors que l’idée d’esprit sublime sur un plan plus abstrait la tragédie subjective de l’homme.
Il est en effet tragique de constater que le développement de la conscience ne peut avoir lieu sans inhibitions, sans l’étouffement des instincts, sans le remplacement des gestes spontanés par des actes calculés ; l’homme devient ainsi un animal désadapté, perdu, détruit. On a affirmé à juste titre que l’intériorité n’était concevable que liée à d’incessants refoulements, qui, en empêchant la canalisation vers l’extérieur des énergies et des forces psychiques et organiques, créent une atmosphère de tension permanente, d’agitation intime, d’insatisfaction et d’incertitude, atmosphère propice à une intense intériorisation.
Mais conscience et intériorité s’identifient presque. La note spécifique qui différencie la conscience réside dans sa capacité de rendre le monde extérieur à l’homme et la vie transcendante à la subjectivité. Ce processus interrompt la continuité qualitative qui liait une forme de vie individuelle à la diversité qualitative de l’existence. C’est seulement en s’intégrant dans la vie qu’on acquiert le sens de la multiplicité qualitative, sens que l’homme a remplacé par l’orientation abstraite vers le monde des valeurs. Aussi la hiérarchisation excessive des contenus de l’existence a-t-elle irrévocablement détruit la spontanéité et l’abandon naïf au sein du monde.
Le tragique est, de ce point de vue, un produit de la conscience, d’une dialectique interne apparue à un moment donné. De même, la conscience est un fruit temporel que la vie n’a pu produire qu’en se niant elle-même. Il n’y a pas là de place pour une synthèse, car l’équilibre instable provoqué par le dualisme conscience-vie doit trouver sa solution. Ils se trompent, ceux qui croient que la conscience assurera le triomphe absolu de l’homme : elle sera la cause de sa chute. Car ici le chemin montant est le chemin de la déchéance.