Auguste Rodin
Parmi les grands artistes, Rodin est celui dont l’art engage le moins notre fond originel, notre nature intime. Son indépendance à l’égard des valeurs spécifiques de la subjectivité, à l’égard du vécu personnel qui se révèle à notre vision intérieure, explique pourquoi l’art de Rodin se prête plus que tout autre à une contemplation objective.
Le caractère objectif qui s’applique à presque toutes les créations de Rodin ne provient pas d’une vision superficielle, mais d’une tendance à les présenter comme des réalités dont la valeur n’est en rien accrue par le regard du spectateur. Celui-ci ressent leur transcendance, qui ne peut pas être dépassée. Du fait qu’elles ne sont pas intimement liées à notre vie intérieure, nous les regardons plus comme des problèmes que comme des formes de vie subjectives et spécifiques. À propos de leur caractère objectif, il est important de signaler que nous ne sentons jamais le créateur derrière elles quand nous les contemplons. Il y a indiscutablement là, entre autres, une caractéristique de la sculpture, qui la différencie essentiellement de la peinture, pas seulement sur le plan de la technique, mais également sur celui de la structure interne.
La sculpture garde une note d’impersonnalité, même chez les artistes les plus originaux, parce qu’il est dans sa nature de représenter un aspect, humain ou naturel, indépendant et détaché d’un fond dans lequel il ne saurait s’intégrer organiquement. Le fond n’est pas signifiant pour la sculpture.
Pour cette raison, les éléments qui individualisent ont la priorité. Le caractère différenciateur est là essentiel. L’illusion de l’individuation assombrit la perspective de la réalité globale, des intégrations organiques et des affinités structurelles. D’où la pauvreté du fond métaphysique de la sculpture.
Pour la peinture, le fond est essentiel ; ses connexions avec les objets qui s’y encadrent confèrent à ceux-ci une valeur particulière. Cependant, il serait erroné d’instituer, à partir de cette différence structurelle, une hiérarchie ou un rapport de valeurs favorisant la peinture. Il y a des différences qui sont organiques : on ne peut pas parler de rapports d’infériorité ou de supériorité entre deux visions spécifiques. Elles sont toutes deux justifiées du moment qu’elles ont des préalables différents. Rodin avait un sens particulier de l’individuation. Le caractère marquant de l’individu est une existence détachée du déterminisme transcendant. Pendant la Renaissance, l’individu justifiait son existence en participant à une valeur typique ; il n’avait pas de valeur en soi, il avait une valeur purement symbolique. Par-delà le devenir et la variabilité, il atteignait sa vraie nature en se niant lui-même. Le sexe passait pour un accident.
Michel-Ange nous a laissé une image du Sauveur qui n’est celle ni d’un homme ni d’une femme ; une étrange combinaison, complètement inintelligible pour nous parce que nous ne pouvons pas la ressentir. Rodin est beaucoup plus proche de Rembrandt. Cependant, si l’individu, chez Rembrandt, nous est révélé dans une sorte de succession, en raison d’une intériorité inaccessible à un regard rapide, chez Rodin il nous est dévoilé intégralement. L’individualité est chez lui dépourvue de mystère. C’est pourquoi elle est accessible à notre compréhension. Le noyau qui la caractérise n’est plus l’insaisissable point de convergence de tendances disparates, il est pour ainsi dire éparpillé, manifesté dans toute la sphère de l’individualité, dont la structure intime apparaît tout entière à notre perception intuitive. Pour ce qui concerne Rembrandt, il ne suffit pas de considérer l’aspect extérieur pour surprendre la nature intime ; un effort d’intériorisation est nécessaire. Avec Rodin, cet effort devient inutile, car les formes extérieures sont les objectivations les plus authentiques de la vie intérieure. Et si l’on n’a plus à faire d’effort pour comprendre les symboles, c’est parce que la vie se manifeste dans sa plénitude, sans revêtir des formes qui lui seraient étrangères.
Dans L’Homme au nez cassé ou dans Saint Jean-Baptiste, le fond est très accessible et la répétition de l’observation ne fait que confirmer la première impression. Les Bourgeois de Calais constitue un exemple très intéressant de la vision de Rodin. Malgré la perspective torturante de la mort, rien de contradictoire ne vient altérer le caractère propre à chacun des bourgeois, que Rodin représente tels qu’en eux-mêmes. L’artiste a admirablement saisi l’impression que fait la mort quand elle vient non de l’intérieur, mais de l’extérieur, résultat de la vengeance d’un homme, comme dans le cas tragique des Calaisiens qui se livrèrent au roi d’Angleterre pour que leur ville soit épargnée.
Dans la vision de Rodin, l’individualité se manifeste par l’exubérance et la spontanéité.
La mort, telle une apparition transcendante, arrête et brise l’élan de la vie. D’où le tragique.
Mais il y a également chez Rodin une autre forme du tragique, liée à l’ensemble de ses conceptions, telles qu’elles se dégagent de son œuvre. C’est le tragique de la vie qui ne peut se manifester, se déployer qu’en acceptant des limites. L’individualité est la vie enfermée dans des limites qu’elle ne peut dépasser qu’en se détruisant. L’Illusion, fille d’Icare est typique à cet égard, mais elle perd sa valeur symbolique en raison de son évidence intuitive. Que sont ces figures qui lèvent les bras avec nostalgie, épouvantées devant l’abîme, et qui cherchent à échapper à une insuffisance intérieure, sinon des expressions du tragique de la vie, qui doit accepter des formes pour être ? L’individualité est une fatalité ; elle est un destin, un destin enfermé dans le noyau de la vie. Rodin en a senti le tragique, qui traverse toute son œuvre. Le sens de l’individuation a pour fondement la conception de l’élément tragique dans le fait même de l’individualité. Cette tension dramatique a pour nous un caractère objectif parce que nous ne la voyons pas liée au destin de l’homme en général, mais seulement à un cas particulier. L’art de Rodin ne surprend l’humain que dans ses lignes particulières et isolées. Il y gagne en authenticité, mais il y perd en sens. Il est normal que Rodin, puisqu’il traite des aspects particuliers de l’homme, prête une attention spéciale au corps. Et ils se trompent, ceux qui, dans son art, voient le corps comme un obstacle à l’esprit, comme une résistance de la matière à l’ascension de la vie spirituelle. Partir de ce dualisme signifie ne pas comprendre la vision artistique propre à Rodin. Elle ne réside pas dans ce dualisme, mais dans le drame de la vie, insatisfaite de ses limites fatales, des formes dans lesquelles elle est cloîtrée dès l’origine. Schématiser ce drame dans un dualisme médiéval, c’est ne pas reconnaître l’approche résolument moderne de Rodin. On n’a pas affaire dans son cas à une discordance entre des substances structurellement différentes, mais à une disharmonie intime, provoquée par une insuffisance fatale qui appartient à la vie.
Pour Rodin, ce n’est pas seulement le visage, mais le corps tout entier qui est expressif. Il retourne à un motif antique consistant à couvrir la figure aux moments de tension suprême, l’expressivité du corps étant chargée de dévoiler l’agitation intime.
La vie ne s’exprime pas seulement dans les troubles du visage, mais également, et peut-être beaucoup plus sincèrement, dans ceux du corps. Le visage dissimule quelquefois une réalité authentique sous des formes conventionnelles. Une physiognomonie totale est nécessaire.
Le Penseur est tout à fait caractéristique à cet égard. Son corps tout entier est concentré ; ce n’est pas seulement la tension du front, mais une convergence générale des mouvements de l’organisme en direction du front. Cette capacité d’objectivation propre à Rodin nous rend indifférents au contenu de la pensée et nous nous intéressons seulement aux formes apparentes, qui, loin d’être vides parce que extérieures, sont des expressions de la vie.
Nous découvrons ainsi le sens du dynamisme qui fonde la conception artistique de Rodin. Ce n’est pas un dynamisme interne, c’est un dynamisme qui se déploie sur toute la sphère extérieure du corps. Voilà qui explique la préférence de Rodin pour la représentation de personnages qui semblent suspendre momentanément leur mouvement. Ils n’ont rien de figé, ils donnent concrètement une impression de mouvement grâce à leur tension musculaire, qui indique en quelque sorte une orientation. L’importance du mouvement chez Rodin est évidente quand nous le rapportons à son sens des aspects concrets et particuliers de la vie. La tendance à l’abstraction de l’art de la Renaissance l’orientant vers le physique, il devait implicitement négliger le mouvement, qui n’a de valeur que rattaché à des données concrètes. Pour la Renaissance, qui appréciait l’homme contemplatif (d’où la conception spectaculaire du monde et l’esthétisme), le mouvement faisait partie du domaine de la contingence et elle le refusait de ce fait. Cette conception n’est pas dénuée d’un fondement réel.
Chez Rodin, on a l’impression que les personnages sont en mouvement à cause d’une insuffisance organique insurmontable. Telle est l’explication de la nostalgie qui marque nombre de ses œuvres et qui est déterminée par la structure même de la nature humaine.
Un élément moderne dans l’art de Rodin : l’amour sans signification métaphysique. L’Éternelle Idole n’est guère représentative à cet égard, alors que Le Baiser l’est amplement. Pour l’Antiquité et la Renaissance, l’amour était un moyen de réaliser une identité, qui était celle d’une participation non pas cosmique, mais idéale. L’éros, qui représente un processus de désindividualisation, était placé sur le plan de la transcendance et de l’idéalité. La philosophie de l’amour est caractérisée par une orientation vers la métaphysique, parce que celle-ci aide à comprendre l’amour moderne, dépourvu de dimension métaphysique. Rodin a insufflé à l’amour comme vécu (comme pure sensualité et comme folle exaltation, motifs typiquement modernes qui donnent à l’amour le sens immanent d’une fusion dans le flux de la vie) une fraîcheur qui confère un charme particulier à sa vision érotique. Dans ses œuvres sur ce thème, le visage occupe une place tout à fait secondaire, il est parfois complètement caché. Le reste du corps est assez expressif pour illustrer le mélange de grâce et de brutalité propre à la tension érotique.
L’amour n’est plus un mystère inintelligible. Rodin – et c’est essentiel dans son art – exprime l’amour dans toute sa plénitude ; la sensualité, qui est l’expression la plus caractéristique de la vie, n’est pas manifestée par des yeux brûlant de passion, mais par l’ensemble du corps. Aussi, dans ces scènes de grande tension de la vie, la lumière ne vient-elle pas de dehors pour se projeter sur un fond de vie : elle émane de l’activité du corps. Mouvement et lumière sont des parties intégrantes de la totalité de la vie.
On est souvent tenté, pour cette raison, d’assimiler l’art de Rodin à un contenu de vie concret et non à une valeur artistique indépendante de la vie. Cela, essentiellement en raison du caractère objectif dont j’ai dit qu’il est l’élément qui impressionne au premier contact avec l’œuvre de Rodin.