Maurice Maeterlinck
Il y a des écrivains qu’on aime sans avoir de grandes affinités avec eux et bien qu’on ne soit pas d’accord avec leurs idées et leur perspective générale du monde. De même, une âme anxieuse, tourmentée, d’essence gothique, qui vit dans les contradictions et les antinomies, aimera l’art de la Renaissance italienne pour le calme et la sérénité qu’il inspire. On est alors attiré par d’autres formes de vie que les siennes dans l’espoir inavoué d’y trouver son salut. Il s’agit certes d’une lâcheté, mais elle est propre à l’essence de la nature humaine : tenter son salut en se jetant d’un bond à ses antipodes. Les êtres qui se débattent dans les contradictions sont les seuls à se lancer dans ce jeu risqué dont on peut ressortir auréolé ou en fumée. Voilà donc comment on peut succomber à cause d’une lâcheté.
Maeterlinck m’attire grâce au calme avec lequel il discute des grands problèmes, un calme que je ne pourrais pas avoir même si j’étais conservé dans de la glace. Il met tellement de douce intimité, tellement de fluidité communicative dans la sérénité avec laquelle il parle du sens du monde, de la mort, de l’inconnaissable et de l’éternité, qu’on se demande s’il sert à quelque chose de s’abîmer les nerfs dans des tourments métaphysiques et de débattre des derniers problèmes autrement que dans une angoisse maîtrisée, ponctuée de voluptés et de sourires. Lorsque Maeterlinck aborde les questions essentielles, les plus douloureuses et les plus audacieuses, on ne trouve pas trace chez lui de la frénétique exaltation apocalyptique, de la passion qui animent les Russes quand ils s’attaquent à ce genre de problèmes et qui font de toute réflexion un reflet de la fatalité. Le même sujet traité par Rozanov et par Maeterlinck : avec le premier, on est en proie à une angoisse abyssale, à une appréhension et à une incertitude bouleversantes, comme si l’on venait de réchapper du chaos ; avec le second, on éprouve un sentiment de grâce naturelle, d’amour spontané et de ravissement, on est dans une éternité d’azur et d’immatérialité. Pour Maeterlinck, la vie n’est pas une série d’occasions manquées et de défaites. Tout doit être exploité pour notre enrichissement intérieur, en vue d’une pureté qui doit être notre but et d’un bonheur qui doit être notre aspiration. Moi, qui pense que la vie est irrationnelle et démoniaque dans son essence, je ne peux que trouver réjouissante la douce illusion d’une éducation dans le bonheur chère à Maeterlinck.
Il est le seul, depuis quelques décennies, à parler de cette éducation qui devrait, des souffrances, des défaites et des ruines, extraire des éléments propres à assurer notre bonheur, de cette éducation qui devrait rendre à chaque instant la vie moins plate, moins monotone.
Tout ce qu’il dit à propos du bonheur, du destin, de la sagesse, de la sincérité et de la mort, à propos d’un sens métaphysique qui plonge tout dans une acceptation sereine, me paraît aussi admirable qu’inacceptable. C’est du reste pourquoi je l’admire, parce qu’il me plaît sans que je puisse l’accepter, parce que je trouve chez lui tout ce que je n’ai pas. Une combinaison inhabituelle confère cependant à son individualité son caractère si spécifique : il réussit à être en même temps doux et profond, synthétisant ainsi deux qualités généralement irréductibles, inconciliables. Sa pensée a une fluidité qui moule la substance idéale dans le rythme d’une poésie au charme irrésistible. Rendre le lyrisme substantiel, voilà une capacité bien rare. Rien n’est plus insipide ni plus incolore qu’un lyrisme exempt de substance, de profondeur et d’expressivité, rien n’est moins intéressant qu’un lyrisme purement verbal, qui se complaît dans de simples sonorités et dans des jeux stériles.
Maeterlinck est un esprit profond, ce que prouve sa sensibilité pour le mystère. Non pas un mystère pressenti dans l’obscurité, dans l’immensité de la nuit, quand on se retrouve seul, abandonné, livré à une angoisse mortelle, non pas un mystère de la dernière heure, mais un mystère suggérant la sérénité, l’apaisement, l’acceptation. Cela veut-il dire qu’il n’est pas infini, pas insondable ? Pour Maeterlinck, le mystère de l’être en général, bien qu’il l’incite à la réflexion, n’est pas un obstacle sur le chemin du bonheur, il ne l’empêche pas de parler d’amour et de bonté, de devoir et de morale. Pour d’autres, l’incommensurable mystère de ce monde est un tourment perpétuel…
Que nul homme ne s’approche de la métaphysique s’il n’a pas de sensibilité pour le mystère. Mais nul ne sera effrayé par l’énigme extérieure s’il ne découvre pas en lui une énigme non moins grande. Ainsi donc, le mystère commence avec chacun de nous.
J’aime l’œuvre de Maeterlinck comme j’aime la musique de Mozart. Celle-ci, aérienne, légère, transparente et gracieuse, plus fine que l’imagination et aussi immatérielle que l’illusion, fait disparaître les crispations, la suffisance et la mort. Je la conseille comme remède contre le désespoir, car on ne peut sentir dans ses arpèges qu’une lumineuse poésie de l’existence. Elle est l’équivalent sonore de l’azur – ce genre de comparaison est devenu indispensable pour rendre accessible la qualité intime d’une œuvre. On retrouve le même dynamisme gracieux chez Maeterlinck, mais à un moindre degré d’expressivité. D’ailleurs, ce dynamisme-là est moins fréquent dans l’histoire des arts et de la pensée que le dynamisme barbare, torrentiel, volcanique (Beethoven, Hegel, Rodin, Van Gogh). Peut-être parce que, le plus souvent, le génie refuse la grâce et l’accomplissement harmonieux, pour se manifester dans l’effervescence et l’explosion. La génialité est d’essence gothique et barbare. C’est pourquoi son type le plus caractéristique, le plus représentatif, se rencontre dans le nord de l’Europe.
Il y a une pensée, ou plus précisément une vision, qui se répète dans presque tous les livres de Maeterlinck. Elle concerne le tragique de la conscience assise entre deux infinités, désorientée entre deux éternités, celle qui nous précède et celle qui nous succède. C’est la plus féconde de ses pensées, la plus intéressante de ses visions. La régression temporelle ne peut que nous révéler une éternité antérieure dont absolument rien n’a pu être absent ; car nous ne pouvons pas concevoir que l’éternité qui nous suivra puisse réaliser quoi que ce soit de plus que la première.
Si le monde avait un sens, ce sens aurait dû se réaliser, étant donné l’infinité temporelle qui nous précède. Il est inconcevable qu’il le fasse après nous, alors que toutes les conditions temporelles requises étaient réunies avant. Tout ce qui arrive ou qui arrivera a dû déjà arriver, est déjà arrivé. Par conséquent, envisagé dans une perspective métaphysique, le monde ne peut plus nous réserver aucune surprise. Maeterlinck n’a pas dépassé une approche aporétique des problèmes ultimes. Il n’a pas eu le courage de tirer la conclusion imposée par la suspension de la conscience entre les deux infinités, à savoir que ce monde ne peut pas avoir de sens.