La nécessité du radicalisme

L’acte ne naît et n’est jamais né que de la passion. Le calcul, l’équilibre, la prudence ont toujours été distants, objectifs et paralysants. Les pensées sont un poison, une entrave pour l’élan, un obstacle pour la décision. On ne peut pas passer aux actes sans une résolution fanatique, une ardeur bestiale, un minimum d’inconscience. Si l’on réfléchit longtemps, on se rend compte qu’on ne peut rien faire, qu’il n’y a rien à faire, que tous les actes sont honteux. Sous un angle extérieur, tout est inutile, superflu, ridicule. La distance et la solitude dissipent le charme des illusions, la tentation de l’immédiat, la passion de l’évanescence. Mais sans illusions, sans immédiat et sans évanescence, tout est insipide, incolore, inexpressif.

Vivre parmi les hommes est atroce. Mais à quoi servirait de vivre sans eux ? Seul celui qui aime les hommes tout en éprouvant un immense dégoût à leur égard peut comprendre l’équivoque de l’existence. Équivoque fondamentale qu’il faut dépasser pour prendre une décision, pour se prononcer catégoriquement dans un sens, pour suivre une ligne. Je tiendrais peut-être tous les actes pour divins s’ils ne concernaient pas l’humanité. Elle n’en mérite aucun. Je ne suis pas près d’oublier ma déception quand, passionné de politique, j’ai compris quelque chose d’extrêmement simple, d’une évidence flagrante : la politique se limite à l’humain et, de surcroît, à une sphère restreinte de l’humain. Elle ne vise que l’homme dans ce qu’il a de vulgaire et d’éternel. Or, peut-on sacrifier son existence pour si peu ? Mais, en définitive, les thèmes supratemporels ne résolvent rien de plus. L’homme est fichu de toute façon.

Lorsqu’on réalise que tout est vain, mais que, absurdement, on continue à aimer la vie, il faut se résoudre à faire un geste, une action. Car il vaut mieux se détruire dans la frénésie que dans la neutralité. Il est presque impossible de vivre de façon neutre, de considérer en spectateur cette terre maudite et chérie.

Aucun acte ne peut naître de la connaissance et de la compréhension. Chaque acte est un viol, il est engendré par une limitation, voulue ou inconsciente, de la perspective et il a pour ressort indispensable un stimulus unilatéral. Les pensées sans adhérence organique ne prouvent strictement rien. Une pensée qui ne devient pas un geste est parfaitement inutile.

Il faudra écrire un jour une réhabilitation des obsédés. Bien peu d’hommes ont osé vivre et mourir pour une seule idée ! S’approfondir dans une idée au point de se substituer à la réalité pensée, de la faire pâlir et de devenir plus qu’un symbole ! Un Kirilov représente plus que n’importe quel penseur fin, nuancé, qui plane, irresponsable, au-dessus des idées. Avoir perdu des jours et des nuits avec et pour une pensée – que de tristesses et de joies, que de regrets et d’espoirs ! Une idée vivante doit être ensanglantée, elle doit être une croisade ou une catastrophe. Les obsédés bouleversent l’histoire ; les autres la rapiècent.

L’obsession suscite le geste radical. Et, comme elle nous taraude l’âme et le corps, le geste radical implique toute notre existence. Plus nous nous épuisons dans une participation totale, plus notre acte se rapproche du radicalisme.

Aucun mouvement, quelle que soit sa nature, ne peut s’affirmer dans l’histoire si le radicalisme ne l’anime pas. À une autre échelle, c’est sans doute aussi grâce au radicalisme que les grands peuples se sont distingués des petits. Les peuples insignifiants, effacés, à la démarche lente et au souffle court, ignorent tout de la respiration ample et du rythme rapide des grands peuples, éclatants de radicalisme. Un grand peuple a ses préjugés éternels, qui le vitalisent et qu’il vitalise. Le pluralisme historique des nations n’affecte en rien un principe idéal et unique. Les peuples ne vivent pas pour la vérité, mais pour leur vérité, qui tire sa validité de leur vitalité, elle-même confirmée par leur radicalisme. Les peuples effacés, qui ne connaîtront jamais l’universalité, souffrent nécessairement d’une déficience interne, d’une diminution de leur vitalité, d’un manque biologique. Ne pouvant pas engendrer un phénomène qui leur soit propre, ils végètent perpétuellement dans un dilettantisme fastidieux. Le radicalisme est le parfait antipode du dilettantisme.

Si l’on m’objecte que le radicalisme, quel qu’il soit, repose sur une vision étroite, je répondrai que ce sont toujours des visions étroites qui font avancer l’histoire. Il n’y a qu’un faux perspectivisme historique pour nous faire croire à des structures amples ou à des totalités définitives. Même si nous voulons nommer le fait historique comme une totalité, ce sera toujours une totalité individuelle, comme Troeltsch l’a précisé à juste titre. Tout ce qui est historique se réalise sous des formes limitées, étroites. Notre vision rétrospective amplifie et dilate les contours d’une époque, elle lui attribue d’autres dimensions et même un autre contenu. On affirme souvent que nous considérons la Renaissance comme beaucoup plus simple qu’elle ne l’était en réalité. Je pense, tout au contraire, que nous l’imaginons beaucoup plus complexe qu’elle ne l’était et que, pour cette raison, nous lui prêtons tout ce qu’elle a suscité indirectement, par dérivation tardive. Nous projetons en elle tout ce qu’elle a influencé dans le baroque et le romantisme. Mais l’homme de la Renaissance avait-il conscience de toutes les conséquences de sa conception de la vie, de toutes ses potentialités ? N’est-il pas plus probable qu’il restait enfermé dans un cercle de valeurs extrêmement limité, enfoui dans leur noyau, sans en entrevoir les possibles ramifications ?

Une époque vivante et créatrice se recroqueville sur elle-même, son horizon est bouché par l’intensité de la passion qui crée des formes nouvelles. C’est l’unicité de ses valeurs qui lui permet d’accéder néanmoins à l’universel. Il faut être unique dans l’histoire pour devenir universel. Ce qui est général meurt.

La tendance au radicalisme est présente à toutes les grandes époques. Les âges classiques eux-mêmes ne sont policés qu’en surface, car le fond dont proviennent leurs valeurs implique une passion unique.

Si caractéristique de notre temps, la tendance au radicalisme est le signe d’une grande époque. Ceux qui s’opposent aujourd’hui au radicalisme prouvent qu’ils ne comprennent pas le présent et, en outre, qu’ils ne comprendront pas le futur.

Il faut rejeter tous les modérés en marge de la vie et de la société. Que pouvons-nous attendre d’eux ? Tandis que les hommes emportés l’ont toujours emporté en faisant bouger l’histoire. Tous les autres, aux âges médiocres de l’humanité, se sont complu à corriger et atténuer les actes dus à l’ardeur, à la passion ou à la folie.

Un pays qui ignore le radicalisme est une honte de l’histoire, si ce n’est de l’esprit, et, de même, un individu qui l’ignore est une honte de la société, si ce n’est de l’humanité.

Quoi qu’on en dise, le radicalisme mène quelque part. Mais l’esprit mesuré, tempéré, où mène-t-il ? Plutôt qu’un équilibre médiocre et stérile, mieux vaut une catastrophe. Et c’est d’ailleurs grâce au radicalisme qu’on se tire d’une catastrophe.

Solitude et destin
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