Le symbole et le mythe
Il n’est pas nécessaire de recourir à des démarcations tranchées ni d’isoler des éléments qui peuvent devenir corrélatifs, pour distinguer, à côté du monde des faits matériels, un monde des significations, lesquelles, loin de participer d’une vide idéalité transcendante, concernent des contenus matériels et des structures concrètes. La signification perd par là son caractère abstrait, qui ne vise à rien puisqu’il n’englobe rien de précis et de déterminé, et elle gagne en revanche un caractère intentionnel.
Le symbole, qui est une expression du monde des significations, a été à tort qualifié d’abstrait : ce faisant, on oublie que sa principale qualité consiste à représenter de manière vivante et synthétique une réalité ou, ce qui est plus rare, un sens universel.
Le concept est trop large et trop abstrait pour reproduire une réalité ; il efface si bien la pulsation du réel et le rythme immanent de la vie qu’il n’en reste que des schémas et des cadres dépourvus d’une authentique capacité de révélation. Le symbole naît là où un contenu est trop débordant et la réalité trop expressive pour se couler dans les vêtements ternes du concept. La plénitude débordante et l’expressivité se concentrent partiellement dans le symbole, qui réalise une communication directe et substantielle, à l’opposé de celle qu’emploient les procédés formalistes. Lorsqu’on traite de la structure du symbole, il est important de préciser qu’il n’a pu apparaître historiquement qu’aux époques dominées par le réalisme métaphysique, c’est-à-dire aux époques où l’on tenait les expressions individuelles pour parfaitement représentatives de la structure d’un tout, puisqu’elles y participaient substantiellement. Or, le symbole est concevable seulement quand les qualités de l’individuel épuisent celles du total, quand l’expression individuelle révèle intégralement le total. Sans l’exclure absolument, le nominalisme considère néanmoins le symbole comme impropre. Car, du moment que l’individuel est approximativement autonome, sa fonction de révélation et de signification diminue sensiblement. La divergence entre les expressions individuelles atteint dans le nominalisme un point qui les isole, sans toutefois qu’il y ait une irréductibilité totale.
La décadence du symbole dans notre monde est due au nominalisme moderne. Il évalue à sa façon les différenciations et les individualisations, les spécifications d’éléments et les déterminations différenciatrices, qui rendent l’individuel autonome et le séparent d’une totalité qualitative. Le nominalisme a également affaibli l’activité et la méditation métaphysiques dans le monde moderne qui, en développant excessivement l’appréciation du quantitatif, a négligé le qualitatif, le concret et l’existence elle-même.
Le symbole est la réalisation de l’universel dans le concret. Il doit, pour cette raison, être une expression concentrée, forte et révélatrice. Il est le jaillissement substantiel d’une réalité débordante. Sa présence si vive dans la religion est due principalement à la nature de l’objet et du vécu religieux.
Ce dernier découvre des réalités si pleines et si substantielles que seul le symbole est à même de les objectiver.
Le symbole est un élément constitutif de la religion, comme le prouve l’importance de sa présence aux époques de fécondité mystique, tandis que celles où l’esprit et le vécu religieux sont réduits l’éliminent au profit de préoccupations d’ordre dogmatique et formaliste. Pour accéder à la divinité, la vision religieuse ne peut pas se passer du symbole ; quand elle ne plonge pas de profondes racines dans l’affectivité, la spéculation religieuse quitte le symbole pour une forme plus accessible et plus plate. Quelqu’un qui aurait un sens extraordinaire du symbole et qui pourrait en rapporter la nature à l’expérience mystique dont il est né, réussirait à comprendre toutes les formes historiques de la mystique. Les symboles les plus compliqués et les plus difficiles à comprendre proviennent de l’extase, car l’extase, qui est un paroxysme de tension combiné avec une ivresse lumineuse, produit une diversité paradoxale de symboles, qui ne peuvent pas être compris par un esprit évoluant dans les catégories normales. La fréquence des états extatiques en Orient a débouché sur un complexe de symboles presque inintelligibles pour nous.
Un autre élément nous aide à comprendre le symbole et à le distinguer du mythe. C’est son rapport avec le temps. La structure du symbole implique la négation du cours temporel, parce que celui-ci constitue un processus d’annulation des configurations et des fusions organiques. Le symbole a une valeur éternelle, il est issu du sentiment et de l’expérience de l’éternité.
Il n’est pas variable, parce qu’il ne peut pas se dérouler au cours d’un processus ; il est une expression de l’éternité, non parce qu’elle représenterait l’infinité d’un processus temporel, mais parce qu’elle est fixe, immuable. Pour citer un seul exemple parmi de nombreux autres, c’est la nature intrinsèque du symbole qui explique que dans la culture égyptienne, culture des symboles, le sentiment de l’éternité se soit manifesté avec autant d’intensité. N’allons surtout pas croire que l’accent mis sur le temps dans le mythe ait un quelconque rapport avec l’historicisme moderne. Le mythe est d’une certaine façon de l’histoire, en effet, comme il implique un élément dramatique, il se déroule dans le temps, contrairement au symbole, qui ne possède aucun élément dramatique ni temporel. Dans le mythe, l’histoire se dirige vers son point de départ, vers le passé. Nous autres, modernes, élevés dans l’idée du progrès, nous n’admettons de mouvement qu’en direction d’un point idéal situé dans l’avenir, alors que pour le mythe le devenir n’est pas signifiant. Le mythe est une forme d’histoire pour ceux qui ressentent le passé comme actuel, en quelque sorte parallèle au moment où ils vivent. Les délimitations temporelles auxquelles procèdent les modernes sont ignorées dans le mythe, où le sentiment de la distanciation n’existe pas dans la même mesure que pour nous, tandis que l’actualisation du passé – ce qui signifie reconnaître la primauté du passé comme point de départ, comme existence originelle – a le sens d’une vive solidarité. Si le mythe est présent dans les cultures chtoniennes, c’est parce qu’il ne peut exister que là où les liens avec la terre ne sont pas coupés, c’est parce qu’il équivaut à une floraison naturelle, produite organiquement par la vie. La valeur explicative du mythe ne peut être appréciée que par ceux qui vivent dans une culture chtonienne ou, tout au moins, à l’aube d’une culture. Pour nous, le mythe n’a plus de valeur, sauf en ce qui concerne les attitudes envers la vie, car sa validité est suprahistorique. Et puis, parler seulement de la valeur « symbolique » du mythe reviendrait à en détruire la poésie, le charme et les séductions.