Style et eschatologie
Si l’on donne au style une acception beaucoup plus générale que l’acception courante, on pourra dire qu’il exprime la tendance de la vie à revêtir une forme temporelle, à se réaliser dans une structure déterminée et limitée, à orienter son dynamisme intérieur et à élever sur un plan plus intelligible l’irrationalité de sa substance intime. En fonction des multiples directions de la vie, chaque style de vie organise un nouveau contenu, détermine une spécificité et fixe des priorités. Les divers aspects de la vie sont agencés en vertu de la prédominance de telle ou telle direction. Un centre substantiel répand un contenu relativement homogène dans toutes les objectivations. Tel est en effet le sens du style : dépasser l’hétérogénéité en imprimant un caractère spécifique, délimiter dans la dynamique de la vie une frontière assurant une individualisation prononcée. La hiérarchisation des contenus de l’existence découle de cette individualisation, de cette prédominance d’une direction ou d’une autre, de la spécification opérée dans la multiplicité de la vie, de l’établissement d’une forme. La forme suppose cependant un certain degré d’harmonie réalisé dans l’existence, même quand celle-ci présente un caractère extérieur, car dans ce domaine on ne peut pas parler de réalisations intégrales. Le style, la forme et l’harmonie sont supposés. Celui qui est intégré dans un certain style de vie expérimente personnellement toutes les corrélations impliquées par la structure du style en question. Dans ces conditions, on comprend que, s’il ne représente pas toujours un équilibre pour l’homme, le style n’en est pas moins l’expression d’une possibilité d’équilibre. Ainsi, la vie acquiert un sens, car tout ce qui se produit est totalisé dans une sphère de valeurs spécifique et sous une forme déterminée, de telle sorte que l’étant révèle sa finalité dans le phénomène de la fusion et de la totalisation, qui élimine toute idée d’irrationnel dans la productivité immanente de la vie. C’est pourquoi ceux qui vivent dans un style déterminé ne peuvent pas comprendre ce que la vie a d’irrationnel et de démoniaque, ils ne peuvent pas parvenir à un vécu intense qui leur ferait goûter la volupté dans le non-sens. Ils ne comprendront jamais ce que signifient l’héroïsme du néant et la volupté du chaos.
L’enracinement naïf dans l’existence, propre à chaque style, donne à celui qui le vit un sentiment entièrement positif du temps : tous les moments sont remplis de contenus effectifs, aussi la perspective de l’universalité temporelle est-elle remplacée par l’expérience concrète du moment. Alors, un seul dépassement essentiel reste encore accessible : l’éternité sereine, dont on s’approche quand on se soustrait au temps en se livrant intensément à la contemplation ou en épuisant toutes les possibilités offertes par le moment, idéalement détaché du processus temporel. Tandis que le style réalise une réconciliation avec le temps, l’eschatologie est au contraire une folle lutte contre lui. Devenue une obsession, l’idée de la fin élimine forcément la vision positive et naïve du temps et provoque un sentiment pénible, celui d’être prisonnier d’un temps démoniaque. L’homme étant arraché à l’existence et suspendu sans point d’appui, l’expérience du temps devient semblable à un tourbillon. Dans de tels cas, l’idée de la fin en arrive à dévorer l’homme, comme dans une folie métaphysique, elle détruit tous les charmes de la vie, elle annule toutes les possibilités de trouver un sens. Toutes les formes sont anéanties ; en effet, face à la tragédie future que le temps ne manquera pas de nous dévoiler, quelle valeur pourrait encore avoir une structure apparemment consistante ?
Nous ne pensons évidemment pas à l’eschatologie chrétienne, qui n’est concevable que dans la transfiguration du monde immanent, dans le rapprochement de la réalité transcendante ; nous pensons à une vision eschatologique sur un plan immanent. C’est dans ce sens qu’on a pu parler d’une eschatologie hégélienne.
À ceci près que, chez Hegel, la vision eschatologique est partiellement annulée par la dialectique. Celle-ci représente un processus progressif et infini ; les dualités ne sont dépassées que pour une synthèse provisoire. Mais le provisoire de la synthèse élimine lui-même l’idée de fin, d’achèvement définitif, en réduisant toutes les formes à des expressions particulières de l’infinité d’un processus. C’est un péché de la dialectique : elle nie la spécificité des sphères de l’existence parce qu’elle tient excessivement à en rapporter toutes les formes les unes aux autres. La méthode phénoménologique a comblé les lacunes de la dialectique en précisant la signification de chaque région existentielle.
Ce qui impressionne le plus dans toutes les conceptions et les visions eschatologiques, c’est l’idée que la vie, dans ses multiples manifestations, n’a aucun sens. Certes, on pourrait lui en trouver un. Certes, on pourrait découvrir d’autres raisons de nier la finalité de la vie. On pourrait fort bien affirmer que, puisque la douleur et le désespoir existent, la vie ne peut pas avoir de sens. Mais rapporter les diverses manifestations de la vie à leur fin est bien plus destructif. Car, du coup, qui peut encore parler de bonheur, de progrès, d’amour, etc. ? Nous devrions rougir quand nous prononçons le mot bonheur.
Alors, quel est le sens du bien et du mal ?
L’eschatologie chrétienne, qui a une coloration éthique, parle du triomphe du bien comme d’une certitude. C’est là, selon nous, la plus grosse des illusions.
L’eschatologie, conçue comme immanente et en dehors de la sphère religieuse, annule radicalement la confiance dans la validité des critères moraux. Que peut nous faire alors qu’une chose ou une attitude soit bonne ou mauvaise ? Rien. On ne rencontre l’absolutisme moral que chez les gens médiocres. Et, de même, ce n’est que chez eux qu’on rencontre le besoin de la rédemption immédiate. Mais qu’en est-il de ceux qui éliminent la rédemption de leur conception eschatologique ? Il ne leur reste que l’héroïsme du néant.
Il est vrai que, dans la réalité, le dualisme n’est pas aussi tranché, que la tension n’est pas aussi vive entre le style et l’eschatologie, parce que la plupart des hommes s’en remettent à un compromis. Mais pour ceux, peu nombreux, qui ne peuvent plus accepter aucun style de vie, que devient ce monde, avec toutes ses vérités prétendument éternelles ?