Fragments de Quartier Latin
Celui qui, après une longue série de déceptions, d’écœurements et de défaites, ne connaît pas la poésie de ce crépuscule irresponsable qu’est le Quartier Latin, celui-là est obligé de tout ensevelir en lui, dans l’introspection funèbre à laquelle on s’abandonne dans les villes des provinces roumaines. Tandis qu’ici on prend sa place aux côtés de tous les ratés, les vauriens et les émigrés de l’univers, on apporte sa contribution à leur délire. Tous ces êtres qui se ressemblent tellement ne se rencontrent jamais, chacun porte une autre solitude, chacun erre à sa guise, et je ne crois pas qu’il puisse y avoir de place pour l’amitié dans leur apparente sociabilité. Et pourtant, qu’est-ce qui les unit tous et me fait trouver homogène le paysage de ce Quartier ? C’est la vocation de l’immédiat, l’aspiration du dernier malheureux ou du dernier imbécile à « vivre », à être « actuel », à fuir les regrets et à se bâtir volontairement des erreurs. À Paris, on est le plus souvent tenté de s’apitoyer sur soi-même, en y prenant chaque jour un peu plus de plaisir. Car peut-on rester serein devant une telle soif de vie, devant une telle exubérance vitale, qui s’emparent ici de tous les pauvres diables de la terre ? L’absence de réserve intérieure et le désir d’épuiser frénétiquement la vie font tôt ou tard, de presque tous les habitués du Quartier, des ratés. Chaque fois que je regarde ces ombres humaines que sont des ex-étudiants roumains, polonais, espagnols ou chinois (ils ont tous la vocation du ratage), je ne sais que trop ce qui les a poussés à l’échec. N’est-il pas caractéristique qu’il n’y ait de ratés que dans la métropole du monde et dans de petites villes de province ? La vie ne peut se réaliser ni dans l’illimité ni dans le fini. Combien de gens peuvent-ils aménager l’espace idéal de leur solitude, combien savent-ils donner une allure esthétique au malheur ? Paris serait le point le plus proche d’un paradis mélancolique si nous n’y venions pas avec un regrettable préjugé : chercher des hommes. Ils ne sont nulle part sous le soleil. Les moralistes français me l’avaient pourtant appris. Chamfort, mon maître en matière de dégoût de l’humanité, ne me permettait pas de me faire la moindre illusion, mais je n’ai pas manqué une seule occasion de lui désobéir.
Rappelez-vous ce qu’écrit Rilke à propos de Paris au début des Cahiers de Malte Laurids Brigge, autobiographie d’un courage fou : Vient-on ici pour vivre ? Je crois plutôt que c’est pour mourir.
Bien que j’aime les formules à l’emporte-pièce, je pense que là Rilke est excessif. Car, quel que soit le fléau que constitue notre incurable conscience, ici on est agréablement malheureux. C’est tout le secret de Paris, cette poésie qui lui attache des êtres maudits errant de café en café, possédés par un ennui avide, c’est le vide parfumé de Paris.
Lorsqu’on regarde un boulevard parisien à la tombée du soir ou par une matinée de brume diffuse et azurée, on croirait que même les lèvres d’un boucher murmurent un vers de Baudelaire. Heine disait que le bon Dieu, quand il s’ennuie dans les cieux, contemple les boulevards de Paris. Alors, devons-nous nous étonner que les Français n’aient pas la passion dépravée et torturante du déracinement, de l’étranger, de l’existence suspendue, que pour eux l’exotisme soit un rêve intime et non une fascination obligatoire comme il l’est pour nous, qui identifions l’exil avec être à la maison ? Dois-je évoquer Baudelaire, qui plus que tout autre Français aspirait à l’infini, mais qui partit en voyage contraint par son paraître ? En Orient, il ne pensait qu’à Paris. Quant à Barrés et à Proust, leur Venise baignait dans le brouillard bleuté de Paris, avec seulement un peu de mélancolie en plus.
On ne vient pas ici pour mourir, on y vient pour iriser l’ennui de poésie, pour s’abandonner esthétiquement au malheur, pour glisser gracieusement sur la dimension de sa propre solitude. C’est pourquoi j’ai écrit à Mircea Eliade que toute tristesse était une solidarité avec Paris.
J’ai toujours eu un faible pour la suggestion d’infini qui se dégage des boulevards et je n’ai jamais souhaité être plus qu’un pessimiste penseur de boulevard. Certains de mes amis s’étonnent que je n’aie pas trouvé de « consolation » à Paris, que je puisse traîner les mêmes ombres dans la trépidation d’une métropole et que, enfin, je n’aie cherché en aucune façon à perdre mon identité. Comme si les villes pouvaient changer une direction fixée par tous les instants de notre vie !
Elles peuvent rosir ou noircir une tonalité, elles peuvent adoucir ou aggraver une amertume, mais elles ne peuvent pas faire d’un Job un écureuil balkanique. Il est vrai aussi que si l’on relit ce Job à Paris, ses lamentations perdent une partie de leur irréparable humain et se simplifient pour devenir une poésie grave, et que les malédictions invitent à sourire avec un superbe détachement, car ici on savoure tout, y compris Dieu. D’ailleurs, les Français ont en lui une foi livresque et le catholique le plus acharné supportera une formule athée si elle est suggestive et paradoxale.
Au cours de ses premières années parisiennes, Rilke habitait le Quartier Latin, dont l’atmosphère particulière a vraisemblablement exaspéré sa terreur maladive. Les rues étroites et enfumées du Quartier, avec leurs hôtels délabrés, vous incitent quand l’heure est tardive à méditer jusqu’à l’hystérie sur les vides de votre vie ou à vous abîmer dans de sombres souvenirs que vous croyiez ensevelis depuis longtemps, ces rues et ces hôtels qui ont pris la patine grise des insomnies qu’ils ont abritées ; s’il est un point de l’univers où l’on a rêvé inutilement et où l’on a vraiment souffert, c’est bien ce Quartier avec sa course tumultueuse au bonheur, avec ses déceptions innombrables et ses soupirs déchirants.
Tous les étrangers arrivent ici en espérant réaliser quelque chose d’extraordinaire, un « grand coup », et ils finissent modestement, vulgairement, dans les bras d’une fille quelconque qui, venue de son côté pour des « succès », pour la gloriole ou pour d’autres vanités fatales, se consolera avec un nègre, un juif triste ou un étudiant. À Paris, Noël et l’inutile réveillon du Nouvel An sont des occasions uniques de se rendre compte de toute l’amertume gisant dans cette pauvre humanité qui ne peut exprimer son plaisir que dans le bruit, le vice et la débauche.
Qui n’est pas capable de comprendre que la vie est une errance parfumée, un voluptueux tourment à travers les erreurs, ne comprendra jamais le délire sourd et prolongé de Paris, cette voix du temps qui vous berce des promesses d’un bonheur illusoire, pour mieux vous dévorer. Tous ces vagabonds, qui au fil des années se transforment en fantômes et, au seuil de l’échec final, retournent dans une patrie à laquelle ne les attache plus qu’un vague et pénible souvenir, voient en Paris l’erreur suprême de leur vie, mais ils ne l’échangeraient contre aucune vérité certaine, contre aucun gage d’équilibre.
À chaque coin du Quartier, se sont traînés les pas des ratés, des âmes dépourvues de musique et de poésie, qui n’entendent plus que leur vide et son appel funèbre. La musique et la poésie. Tant qu’elles vous aident à résister au vampirisme de Paris, vous ajoutez votre accent à son pathétique crépusculaire. Vous vous êtes tari ? Alors Paris est le cadre idéal d’une agonie, et Rilke s’en est simplement fait l’écho.
15 janvier 1938