Lucian Blaga : « L’Éon dogmatique »

(Éditions Cartea româneascà, Bucarest, 1931)

Disons-le d’emblée : cet ouvrage de Lucian Blaga(2) fait partie des quelques bons livres écrits en roumain qui mériteraient d’être traduits à l’étranger. Pour notre culture, il constitue un événement. Apporte-t-il à son développement une contribution de valeur ou est-il une simple manifestation exotique ? Voilà ce à quoi nous allons tâcher de répondre. Il est de notre devoir d’examiner tout ouvrage dans lequel se réalise le travail d’un penseur d’élite.

Lucian Blaga étudie le dogme dans sa structure interne, dans sa charpente logique, et non comme symbole religieux, avec des sens provenant de la foi et de l’activité religieuse. Il convient d’éliminer également les connexions avec une quelconque collectivité, avec les éléments qui ne conduisent pas à un jugement purement intellectuel. Ce procédé d’élimination résulte de l’impossibilité de définir le dogme par un fait lui étant extérieur. L’apparition des dogmes est un signe de crise de l’intellect, de renonciation à l’intellect, sans qu’il soit renoncé pour autant aux formulations sur un plan intellectuel. Le dogme est une formule intellectuelle qui transcende la logique. Lorsque Philon affirmait que les existences secondaires, en émanant de la substance primaire, ne provoquaient aucune diminution de celle-ci, il exprimait brillamment cette transcendance.

À ce dépassement par le dogme correspond une tendance à réagir contre l’excès de rationalisation de l’esprit humain, qui anéantit la sphère du mystère à force de la réduire. Les dogmes tendent à maintenir le mystère métaphysique.

Puisque Blaga se penche sur la constitution formelle du dogme, le problème du mystère métaphysique ne représente pas un domaine de détermination plus proche. Ce qu’il paraît entendre par mystère métaphysique n’est, me semble-t-il, rien d’autre qu’un fond d’irrationalité de l’existence. L’irrationnel n’est pas accessible au vécu intuitif qui, s’il ne nous donne pas de certitudes généralement valables, nous offre cependant le fondement, le centre originel et vivant de toute activité vouée à la construction de la métaphysique. Lucian Blaga a tendance à se cantonner sur un plan de réduction abstraite des éléments vivants, ce qui me fait penser qu’il n’écrira jamais une philosophie de la vie ; opinion confortée par son amour tout intellectuel du mystère métaphysique. C’est peut-être la raison pour laquelle son œuvre poétique plaît mais n’impressionne pas.

Revenons au dogme. Il est engendré par la superposition de deux procédés : le premier est l’établissement d’une antinomie et le second sa transfiguration. « Dieu est, sous le rapport de son essence, un et multiple en même temps », voilà une antinomie.

Le dogme provoque la scission des termes solidaires. La solidarité logique immanente à la structure des concepts est attaquée dans son mécanisme intime. Le dogme ne modifie pas le sens même des notions, mais leurs rapports, de sorte qu’elles paraissent, en dehors de leur fonction logique, tendre à un je-ne-sais-quoi transcendant. Pour l’idéation, pour la formule dogmatique, la scission des termes solidaires, qui est l’expression de l’antinomie transfigurée, constitue l’élément la différenciant de l’antinomie dialectique. Pour préciser le sens de l’antinomie dogmatique et celui de l’antinomie dialectique, il est nécessaire de connaître leur façon de se rapporter au concret. L’antinomie dogmatique n’est pas vérifiée dans le concret : toute la structure de celui-ci refuse le paradoxisme dogmatique. Dans le cas de l’antinomie dialectique, le concret est la justification suprême. « Inexistence – existence – devenir » se conçoit dans le concret ; au contraire, la synthèse dogmatique : « une substance peut perdre de la substance et garder pourtant son intégrité » est rejetée par le concret. Les paradoxismes dogmatiques sont des paradoxismes tant sur le plan logique que sur le plan concret ; les paradoxismes dialectiques, seulement sur le plan logique. L’antinomie dialectique (par exemple : existence – inexistence) se synthétise dans le « devenir ». Le « concept synthétique » n’existe pas dans l’antinomie dogmatique. La solution de l’antinomie dogmatique est réalisée en postulant une sphère transcendant la logique et elle se manifeste dans la « transfiguration ».

Ce qui distingue le dogme des analogies mathématiques de la dogmatique, c’est qu’il inclut des concepts de connaissance dirigés objectivement, intentionnellement ontologiques, alors que les analogies demeurent dans le pur domaine du quantitatif. Le dogme est un produit de l’intellect extatique. Que peut-on dire de cet intellect ? Il a pour caractéristique de transcender le concret, ce qui détermine un enrichissement dialectique permettant de formuler un je-ne-sais-quoi transcendant.

À la différence de l’intellect extatique, l’intellect enstatique se maintient dans le cadre de ses fonctions logiques normales ; il en organise les antinomies latentes et peut même admettre un transcendant non catégoriel. L’intellect enstatique a produit la métaphysique de ces derniers siècles. Celle de l’avenir aura recours aux méthodes de l’intellect extatique, le rétablissant ainsi dans ses droits. On pourrait trouver certaines analogies entre l’intellect extatique et l’intuition intellectuelle dont parlaient les romantiques. Étant donné que l’élimination du catégoriel en tant que tel n’existe ni dans l’intellect extatique ni dans l’intuition intellectuelle, l’objection portant sur le caractère inexprimable de l’intuition devient illusoire. Et puis, Lucian Blaga a étudié Schelling, comme le montrent ses précédents ouvrages.

Il est intéressant de voir quelle est la position adoptée par la pensée dogmatique à l’égard du problème du transcendant. Selon elle, il ne peut être ni rationalisé ni construit, mais il est formulable. Sa formulation dans le dogmatisme n’enlève pas au transcendant son caractère de mystère. Dans le cadre de l’hyperconnaissance, l’esprit humain réduit au minimum le mystère cosmique ; dans le cadre de l’hypoconnaissance, il tend à le fixer à sa profondeur maximale.

Selon Lucian Blaga, on voit se manifester à notre époque tous les signes avant-coureurs d’une recrudescence et d’un développement de la pensée et de l’esprit dogmatiques. Les affinités entre notre époque et l’époque hellénistique, où l’esprit dogmatique commençait à croître, sont présentées par l’auteur sous un jour intéressant, qui rappelle les recherches de morphologie de la culture. C’est un mérite essentiel de Blaga d’avoir introduit en Roumanie les problèmes de philosophie de la culture tels qu’ils sont conçus en Allemagne.

Il apparaît cependant nécessaire de renoncer dans une certaine mesure à la prétention de considérer la dogmatique au-delà de toute réflexion anthropologique ou culturelle et historique. Dans cette perspective, la dogmatique me semble résulter d’une crise et d’un déséquilibre intérieurs ; il y a un acte de décision tragique dans l’essence de l’acceptation de la dogmatique (considérée dans un sens un peu plus étroit). Si Lucian Blaga avait écrit un chapitre sur Kierkegaard, nous aurions eu également l’image de cette attitude dogmatique intime. Nous pensons que, d’un point de vue historique, l’attitude dogmatique n’est pas propre seulement à un monde qui naît, mais tout aussi bien à un monde en décadence. Alors, est-il encore nécessaire de préciser que l’étude de Lucian Blaga est indispensable pour qui veut comprendre certains aspects de la problématique du présent ?

Solitude et destin
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