La Roumanie devant l’étranger

J’ai eu l’occasion de connaître à Berlin et à Munich de très nombreux étrangers, qui m’ont intéressé moins pour leur mentalité que pour leurs opinions et leurs informations sur la Roumanie. Tout ce que j’ai appris est très déprimant, attristant. Et je n’écrirais pas ce reportage si je n’étais pas certain que tout n’est pas perdu, que la vitalité de la Roumanie devra un jour trouver une expression, que notre passé et notre présent nous ont trop avilis pour qu’une explosion ne vienne pas enfin nous métamorphoser. J’ai toujours été pessimiste quand j’ai parlé de la Roumanie ; mais je pense que la vie est assez irrationnelle pour réussir à sortir de l’ornière une histoire et un destin aussi compromis que les nôtres. Dès l’instant où je serai convaincu qu’une transfiguration de la Roumanie est une illusion, la question roumaine n’existera plus pour moi. La jeunesse roumaine ne doit pas avoir d’autre mission politique et spirituelle que de bander sa volonté en vue d’un tel changement de visage, elle doit vivre d’une façon exaspérée et dramatique afin de métamorphoser complètement notre style de vie. Si la sagesse séculaire, qui dit que l’histoire ne procède pas par bonds, avait raison, nous devrions tous nous suicider sur-le-champ. Mais notre instinct, notre passion et notre élan prophétiques peuvent apprendre quelque chose auprès de tous, sauf auprès des sages. Notre existence n’aura pas de sens tant que nous ne ferons pas un bond, un bond définitif et essentiel.

Nous n’avons jamais eu la volonté de nous transformer totalement. Le mécontentement suscité par notre destin et par notre condition n’a pas dépassé la forme indécise d’une attitude sceptique. Le scepticisme est le premier degré sur l’échelle d’un processus de transformation, le premier élément à nous donner la conscience de notre destinée. Il nous permet de nous situer en dehors de nous-mêmes, pour mesurer nos forces et déterminer notre position historique. Et voilà l’origine de notre superficialité : nous n’avons pas su dépasser ce premier degré, nous sommes devenus les spectateurs pantouflards de notre inertie, nous avons savouré ironiquement notre agonie nationale. Le Roumain brocarde sa propre condition, il se disperse dans une auto-ironie facile et stérile. Nous ne vivons pas dramatiquement notre destin, ce qui m’a toujours indigné, tout comme m’ont chagriné notre indifférence de spectateurs, notre regard extérieur. Si notre désastre nous avait fait souffrir tous ensemble, si nous avions été pris d’un désespoir organique en raison de notre insignifiance dans le monde, qui sait, grâce à une de ces grandes conversions morales qui ne surviennent que sur les cimes, nous aurions peut-être franchi aujourd’hui le seuil de l’histoire. Les Roumains ne sont pas devenus jusqu’ici positifs et créateurs parce qu’ils se trouvent encore sur le premier échelon du dépassement et de la négation de soi. Il faudra une folle intensification de notre ardeur pour que notre vie devienne du feu, notre élan une vibration infinie et toutes nos ruines de simples souvenirs. Nous devrions tous penser solennellement à cette réalité : la Roumanie est un pays sans prophètes, autrement dit un pays où personne n’a vécu les réalités futures comme des présences effectives, comme des actualités vivantes et immédiates, où l’obsession d’une mission nationale n’a jamais fait vibrer personne. Alors, nous devrions jurer solennellement d’être différents, de brûler d’un fanatisme aveugle, de nous enthousiasmer pour une autre vision, afin que nous ayons une seule pensée, celle d’une autre Roumanie. Poursuivre dans la ligne de notre histoire équivaudrait à un suicide à petit feu. Je pense moins au changement de certaines formes politiques qu’à une transformation fondamentale de notre vie. Il faudra que nous renoncions à nos lucidités qui nous révèlent tellement d’impossibilités, pour que, aveugles, nous conquérions la lumière, dont nous ont éloignés précisément nos lucidités.

Que notre histoire soit un rien ne justifie rien. Pour la Roumanie, il n’y a d’autre réalité que l’avenir. Notre passé ? Une absence de liberté, une absence d’orgueil, une absence de mission. Alors, quel non-sens que de se réclamer d’une histoire sans événements ! Nous autres, nous commençons seulement à vivre. Il est donc explicable que les étrangers ne connaissent presque rien de notre prétendue vie. Il n’en est pas moins vrai que leur ignorance est tellement grande qu’elle a de quoi nous indigner. Et l’on est dégoûté pour toute la vie des étrangers, tellement leur mépris à notre égard est exagéré. J’en ai connu je ne sais combien qui ignoraient même l’existence d’un peuple roumain ! Si je dressais la liste de toutes les questions qui m’ont été posées à propos de la Roumanie, alors, par mépris ou par honte, aucun de nous ne passerait plus la frontière. J’ai vu des Roumains rire quand ils entendaient de pareilles questions. Mais elles sont attristantes au dernier degré. Quels que soient nos péchés, nous ne vivons pas, nous autres Roumains, à un niveau aussi inférieur qu’on le croit à l’étranger.

 

Munich, avril 1934

Solitude et destin
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