Une étrange forme de scepticisme
Je pose la question à tous ceux qui ne portent pas d’œillères : y a-t-il quelque chose au monde dont on puisse ne pas douter ? Si oui, j’aimerais bien qu’on me l’indique, car j’ai vainement cherché partout, je n’ai trouvé aucun point d’appui solide. Je ne pense pas ici au doute calculé, au doute méthodique ou à d’autres niaiseries de ce genre, je pense au doute organique, intime. Le doute rationnel a sa source dans une exagération particulière des procédés analytiques qui, en décomposant un objet en ses éléments simples, annulent implicitement son individualité. C’est un doute strictement cérébral, issu de la spéculation pure et des incertitudes inhérentes aux problèmes de la connaissance. En quoi engage-t-il la subjectivité ? En rien, parce qu’il n’a pas de conséquences, parce qu’il ne tourmente pas.
La philosophie nous parle avec beaucoup de suffisance professorale des diverses formes du doute méthodique chez les grands philosophes et n’oublie pas de faire l’éloge de ces procédés modestes et réservés. Or, le doute de ce genre ne m’inspire ni respect ni sympathie, car il n’empêche pas nos philosophes d’avoir la digestion facile et le sommeil léger.
Le doute purement spéculatif, de nature purement formelle, est éphémère et guère intéressant.
Le seul doute impressionnant est celui qui vient d’une profonde angoisse organique, d’une antinomie dans les racines de l’être. Cette antinomie fondamentale est la source du processus ultérieur, qui consiste dans l’abandon des cadres normaux, la transcendance de la naïveté et un essor paradoxal. Au rapport initial de communion naïve qui introduisait l’homme, à un rythme normal et progressif, dans le cours irrationnel de la vie, le doute substitue une dualité avec celle-ci, une agitation douloureuse, une incertitude sans issue. Le doute vous sépare des choses, il est le contraire de l’attitude magique, qui n’est possible que dans le cadre d’une intimité organique, d’une participation vivante à la qualité et à la valeur, qui développe excessivement le processus de revitalisation du monde et qui transfigure les aspects de l’existence, comme dans les séduisantes visions paradisiaques. Mais la magie suppose une vitalité optimiste dont peu de gens sont capables. Et comment être capable d’optimisme dans ce monde où rien n’est sûr, hormis la mort ! L’homme n’ayant aucune valeur ni aucune importance, on peut douter de tout.
Vous voulez des espoirs et des certitudes ? Comment vous en donner, puisque je n’en ai pas moi-même ! Je connais pourtant une incertitude de qualité supérieure, un scepticisme qui est entouré d’une auréole bien qu’il soit enfanté par le désespoir. Ce qui me plaît dans ce scepticisme, le seul qui me semble avoir un certain sens, c’est une angoisse profonde, et non pas superficielle et passagère, la présence étrange d’un radicalisme et d’une tendance volontaire à la positivité au sein même de la négativité sceptique. Tout le charme de ce genre de doute réside dans un paradoxe bizarre, qui fait qu’un individu ne croyant à rien préconise néanmoins des attitudes, des convictions, des idées, se prononce sur toutes les questions, lutte contre ses adversaires, adhère à un mouvement politique.
Des affirmations sans système jaillissent soudain, pareilles à des explosions, à des incandescences isolées, d’un éclat aveuglant. Combien d’entre nous ne savent-ils pas qu’absolument rien ne peut être résolu en ce monde ; combien n’éprouvent-ils pas l’impossibilité organique de se prononcer sur une question ; combien ne sentent-ils pas qu’ils s’épuisent sur un problème qu’ils ne résoudront jamais ? Il y a des questions qui sont insolubles non seulement à cause des insuffisances de l’homme, mais aussi et surtout parce qu’il est impossible de trouver une justification satisfaisante de l’existence même du monde.
L’existence a-t-elle plus de sens que l’inexistence ? Le monde devait-il nécessairement être ?
Il est presque impossible de trouver une raison profonde de l’existence en dehors d’elle-même. Seuls les hommes religieux peuvent passer outre à cette conception de son irrationalité immanente et fatale.
Comment expliquer cependant le radicalisme des affirmations dans un milieu dominé par le sentiment du néant ? Quelle est la raison profonde de l’interpénétration de l’affirmation et de la négation ?
La réponse est aisée : quand elles sont isolées dans un vaste cadre de négativité, les affirmations et les convictions plongent leurs racines dans une tension vitale, une effervescence organique et une agitation intérieure qui expriment, par leur truchement, une réaction de la vie contre l’impulsion négatrice présente dans le sentiment du néant. La vitalité, quelque diminuée qu’elle soit, a toujours assez de réserves pour vaincre temporellement l’attrait que l’homme éprouve pour le néant.
Il y a de nombreux éléments situés entre le tragique et le grotesque, je ne le conteste pas, dans cet héroïsme qui consiste à développer des affirmations et des attitudes paradoxales sur un fond de négation sadique. L’absence de sérénité de ce scepticisme, son absence d’esprit de calcul et de combinaison rationnelle ou d’évaluation ordonnée, son exaltation en quelque sorte apocalyptique mais non religieuse, voilà autant d’aspects de cet héroïsme, dont les contradictions sont plus douloureuses que d’ordinaire, car diverses manifestations grimaçantes viennent les compliquer. La tension intérieure, quand elle baigne dans une infinie tristesse démoniaque, engendre un tragique grotesque, que seuls les juifs ont atteint. Quel rapport peut-il bien y avoir entre un scepticisme aussi compliqué et le scepticisme ordinaire ? Presque aucun. Et si l’on me parle du doute de Pascal ou de celui de Chestov, je répondrai qu’ils n’ont rien à voir avec le scepticisme courant, vulgaire et superficiel, car leurs affres correspondaient à un incommensurable drame intérieur. Le scepticisme de Pascal ne peut être compris que par ceux qui, derrière la concision de ses réflexions, devinent un homme terriblement tourmenté, un homme qui, s’il n’avait pas bridé sa sensibilité et discipliné son lyrisme, aurait égalé en passion les hymnes bouddhiques. Mais je me demande si des formes aussi curieuses appartiennent encore au scepticisme. Bien qu’il déprécie le réel, le scepticisme, s’il se combine avec quelque chose de tragique, de démoniaque et d’héroïque, finit par transfigurer le doute grâce à une flamme intérieure bénéfique pour l’individu.
La valeur du sceptique dans l’Antiquité avait pour mesure le calme de son âme et l’égalité de son humeur. Pourquoi ne créerions-nous pas, nous autres, qui vivons l’agonie de la modernité, une morale tragique, dans laquelle le doute et le désespoir se marieraient avec la passion, avec une flamme intérieure, en un jeu étrange et paradoxal ?