Hegel et nous

La philosophie de Hegel est l’un des systèmes de pensée dont la fécondité se révèle moins à une critique purement immanente qu’à une critique de nature transcendante, à même d’en saisir la structure logique et systématique, mais aussi les racines irrationnelles. La pénétration intuitive s’impose pour en surprendre le caractère original car, plus que tout autre système philosophique, celui de Hegel comporte un vécu spécifique, une attitude particulière inaccessibles à une approche purement théorique. C’est pourquoi certains s’attachent d’emblée à Hegel, tandis que d’autres lui sont étrangers à jamais. Ce qui prouve qu’il ne laisse indifférent aucun de ceux pour qui la philosophie est essentielle. L’importance de l’élément vivant propre à un mode de vie spécifique, toujours présent derrière la construction théorique, explique qu’on ait tellement insisté sur la nature romantique de Hegel. Quant aux auteurs d’aujourd’hui qui, comme Hugo Fischer, le situent dans le type classique, ils font erreur. Rappelons que toutes les constructions typologiques, malgré leur relativité, reposent sur la primauté de certaines fonctions, ce qui implique une adaptation aux particularités concrètes de l’individualité. Hegel est dépourvu de l’élément essentiel du type classique : le sens de la mesure, qui permet de vivre dans des formes limitées, selon un style. Grâce à sa vision dynamique du monde, à sa conception de l’inconsistance des formes de la vie et à son intuition de l’antinomie qui est à l’origine de l’existence, il s’est éloigné du style, de la forme figée que représente le type classique, pour se diriger vers les perspectives romantiques de la vie. On ne saurait sans doute mieux définir le dualisme classicisme-romantisme qu’en disant que le premier cultive la forme et le second la perspective. Une intuition claire permet de comprendre pourquoi le classicisme a des affinités avec le rationalisme, et le romantisme avec l’historisme. Quant à nous, puisque nous nous intéressons aux affinités de la philosophie contemporaine avec la philosophie de Hegel, nous devons porter sur celle-ci un regard extérieur, transcendant, et préciser le sens de la dialectique, de l’historisme et de l’esprit objectif, autant d’éléments qui font l’actualité de l’hégélianisme. Mais, d’abord, quelle est la signification ou, plutôt, quelle est la place de Hegel dans la culture moderne ?

Il en est le dernier grand philosophe. Ensuite s’amorce la décadence. Ce qu’Aristote est à la culture antique, Hegel l’est à la culture moderne. Cette affirmation ne s’appuie pas sur une adhésion personnelle à un système, mais sur une évaluation qualitative des valeurs culturelles, en fonction de leur structure, sans subjectivité. Hegel a été le dernier à réunir dans une conception unitaire tous les domaines d’objectivation de l’esprit. Non qu’il les ait tous connus ; mais il les a tous marqués subjectivement. En cela consiste l’universalité qui, dans le cas de la création philosophique, ne peut exister que liée à un centre de vie subjectif.

Le fait que la pensée philosophique de notre époque se tourne vers la dialectique (Kröner, Jonas Cohn, Liebert, Litt, Heidegger, etc.) prouve qu’il est nécessaire de dépasser une pensée rigide, purement analytique, qui enferme la connaissance dans une sphère improductive. La dialectique est un processus synthétique et productif. La progression synthétique et dialectique ne doit pas être entendue dans un sens formel. La dialectique part d’une transcendance du formalisme, mais pas du schématisme, car celui-ci peut avoir une fonction concrète. Le formalisme est toujours transcendant ; le schématisme a une immanence concrète. Ce que Hegel a reproché à Kant, c’est d’avoir cantonné la dialectique dans la sphère de la raison spéculative, sans l’appliquer aux objets de la spéculation. Il ne comprenait pas que ceux-ci n’avaient pas l’exclusivité de la dialectique des idées cosmologiques, car elle concerne également tous les objets et tous les concepts. Hegel objective le processus dialectique dans le concret. Ainsi, la contradiction se trouve à la fois dans l’abstrait et dans le donné empirique. La dialectique est-elle un schéma généralement applicable ou seulement l’expression d’un monde spirituel particulier, de sorte que la dialectique hégélienne ne serait valable que pour l’idéalisme hégélien ? La question a été posée par Othmar Spann, pour qui il s’agirait d’une pure contradiction, d’une « parodie », comme lorsque les marxistes écartent l’idéalisme mais gardent la dialectique. Spann oublie que la dialectique est moins une structure qu’une méthode ; usons d’un paradoxe : une méthode immanente. Pour l’idéalisme hégélien, la méthode n’est pas un procédé transcendant le réel, comme pour l’apriorisme ou pour le subjectivisme transcendantal. La dialectique veut le donné réel dans le concept. En faisant cette affirmation, Hegel se distingue nettement du dogmatisme prékantien, auquel certains voudraient le rattacher et selon lequel l’existence ne serait pas donnée à l’origine, sans que soit nécessaire l’intervention du concept. Mais ce serait une erreur que de croire que Hegel était un rationaliste, dans l’acception actuelle du mot. Certes, il s’est prononcé à maintes reprises contre le sentimentalisme et l’intuitionnisme, dérivés tardifs du piétisme. Cependant, chez lui, l’intuition et la dialectique se rassemblent. La connaissance n’est pas réalisée au cours d’un processus graduel qui justifierait l’existence par l’intuition et qui s’appliquerait ensuite aux principes de la logique formelle. Parce qu’il ne sépare pas la logique formelle de la logique concrète, Hegel unifie implicitement l’intuition et la dialectique. Sinon, celles-ci présenteraient un dualisme que seuls des compromis pourraient surmonter. Nous l’avons vu, Hegel n’était pas un rationaliste dans l’acception actuelle du mot : pour lui, le concept n’était pas une forme rigide, il était un dynamisme ; la rationalité du réel n’était pas suprahistorique, elle se réalisait graduellement, en passant par la multiplicité des contradictions immanentes à la raison universelle.

Comme le dit Richard Kröner, plus qu’aucun autre penseur avant lui Hegel a su rendre le concept irrationnel, ou mettre l’irrationnel sous l’éclairage du concept. La pensée dialectique elle-même ne serait qu’un irrationalisme rendu rationnel : une pensée rationnelle-irrationnelle. Hegel ist ohne Zweifel der grosse Irrationalist den die Geschichte der Philosophie kennt(10) (Kröner).

Cette formule est trop tranchée pour être la plus juste. L’irrationalisme de Hegel réclame une approche historique. Le processus cosmique représente un effort de rationalisation et de purification de l’esprit au moyen d’une intériorisation progressive ; il prouve la présence immanente de l’irrationnel dans le monde et il rend problématique la rationalisation totale. En postulant des contradictions et des synthèses continuelles, la dialectique rend illusoire la possibilité d’une forme close de la vie ou d’une conception précisément circonscrite et fixée, comme le fait le rationalisme. L’élément progressif exclut la forme. Hegel a le mérite d’avoir montré que, dans le processus dialectique, les éléments opposés ne sont pas de nature statique, qu’ils ne s’excluent pas totalement ; qu’ils présentent une concordia discors et non une coincidentia oppositorum. En convertissant l’opposition polaire en schéma dialectique, il a dépassé la logique aristotélicienne. La pensée dialectique n’est pas due seulement à des préoccupations logiques ; elle est une expression intellectuelle du sentiment de l’histoire, une objectivation transfigurée de l’intériorisation du devenir historique, de la compréhension vivante de l’élément créatif de la progression.

Les problèmes de philosophie de l’histoire qui préoccupent notre époque ont grandement contribué au développement du néohégélianisme. Aucun philosophe n’a mieux senti, mieux compris le foisonnement de la vie historique que Hegel. Il en individualisait les contenus au moyen de la méthode constructive fondée sur la perception différenciée. Il se situe de ce fait aux antipodes des constructions abstractives des sciences naturelles. On comprend ainsi qu’il soit le père des sciences spirituelles. Sa tendance à l’individualisation – et non pas à l’individualisme – se manifeste aussi dans ses constructions de logique et de métaphysique, où il parle du passage de l’abstrait vide à la plénitude de l’universel concret. Lorsque Ernst Troeltsch (Der Historismus und seine Problème)(11) mentionne la totalité concrète et individuelle comme une catégorie fondamentale de l’histoire, il manifeste de profondes affinités avec la pensée de Hegel.

Hegel s’est occupé de la vie historique en philosophe et non en historien ; il a élaboré une systématique historique et non une histoire proprement dite. Son idée du concept est différente de celle de l’école historique. Selon Rothacker (Einleitung in die Geisteswissenschajten(12), Tübingen, 1920, p. 89), il oppose à l’inconscient le conscient ; à l’intuition intellectuelle le concept ; à l’organisme vivant de la divinité l’organisme de la réalité renfermée dans le concept ; à l’esprit du peuple l’État ; aux mœurs la loi ; à l’élément historique pur la raison. Celle-ci prime l’histoire parce qu’elle agit dans le processus historique. L’esprit est historique mais, comme il est un esprit pensant, il prend conscience de sa suprahistoricité et dépasse le devenir en soi pour s’élever dans l’éternité. La conception de l’historicité organique de l’esprit n’a pas conduit Hegel au relativisme historique, que la conscience contemporaine vit sans pouvoir le dépasser, ce qui ne signifie nullement qu’il n’ait pas de racines dans l’hégélianisme. Le relativisme historique a pour thèse fondatrice l’inconsistance des formes de la vie historique et leur relativité, qui implique celle des valeurs connexes. Il s’agit d’une instabilité qui empêche de croire à l’efficacité et à la validité des critères de connaissance ou de vie. La conclusion tirée, d’ailleurs assez séduisante, est la suivante : l’irrationalité organique de la vie. Pour nous, qui ne croyons plus à l’absolu, le relativisme s’impose. Hegel, lui, s’en éloigne en raison de sa conception de l’absolu englobant toutes les formes finies de l’histoire et les remplissant de sens en les faisant participer à son infinité dynamique. Cette idée romantique de la présence de l’infini dans les formes finies mène au-delà de la relativité. S’il a évité le délice amer du relativisme, Hegel le doit également à sa conception de la totalisation des valeurs dans l’histoire. Il ne s’agit évidemment pas d’une totalisation linéaire, puisque le processus dialectique ne représente pas une progression linéaire. Toujours est-il que, d’après Hegel, les valeurs ne meurent pas, elles se totalisent, à un rythme propre à l’histoire. Elles n’ont pas de vie historique, mais elles se réalisent historiquement. La suprahistoricité ne signifie pas chez Hegel une stratification transcendante des valeurs, mais une intégration dans l’immanence vivante de l’histoire. La différence est grande entre le dynamisme de Hegel et, par exemple, celui de Leibniz. Alors que ce dernier considère la dynamique de la substance du point de vue de la philosophie de la nature, Hegel, en rapportant le dynamisme au monde historique, admet une croissance de la valeur absente du dynamisme de la nature. Le refus de la dualité de la valeur et de la réalité est une caractéristique de l’immanentisme de Hegel. La valeur se réalise dans le processus concret de la réalité. La valeur du réel en soi est inconcevable sans l’histoire de celui-ci. Il ne faudrait toutefois pas en déduire que Hegel péchait par excès d’optimisme. Il se situe plutôt dans une vision tragique de l’existence, sans qu’on puisse pour autant parler de pessimisme, comme l’a fait Eduard von Hartmann, qui essayait de trouver des pessimistes partout, y compris là où il n’y en a pas.

Hegel dit quelque part : Die Geschichte ist nicht der Boden fur das Glück. Die Zeiten des Glücks sind in ihr leere Blätter. Ailleurs, il affirme que la source du tragique réside dans les limites de l’individualité, qui ne peut pas les franchir sans se détruire. Dans son esthétique, il reproche à l’art et à la culture grecs de ne pas s’être élevés jusqu’à la compréhension de la souffrance et de s’être maintenus dans un esthétisme raffiné. Ces propos permettent de cerner l’image intérieure d’un philosophe.

Solitude et destin
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